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Pop culture
Réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités
Je suis le plus samplé et le plus volé. Ce qui est à moi est à moi et ce qui est à vous est à moi aussi. J’ai une chanson là-dessus. Mais je la sortirai jamais. Je ne veux pas entrer en guerre avec les rappeurs. Si jamais elle n’était pas bonne, ils ne la voleraient pasnote.
James BROWN
Michael Jackson n’a pas été élu démocratiquement « roi de la pop ». Elvis n’a pas gagné son titre de roi du rock en envoyant un questionnaire à chaque habitant de Memphis. La pop est quelque chose de sauvage et proliférant. Elle n’est peut-être pas une démocratie. Elle est à peine un royaume. Elle est une jungle. Quand Elvis apparaît au début de King Creole – le film qui grave sa légende dans la pellicule –, il lui suffit de chanter au balcon un blues sur les écrevisses avec une vendeuse de rue (« Je suis allé dans le bayou hier soir, il n’y avait pas de lune, et les étoiles brillaient, et j’ai sorti Madame l’écrevisse de son trou ») pour devenir la voix créolisée de tout un peuple. Passée la folie de ces moments de communion, on croit avoir dit l’essentiel quand on dit que « la pop music […], c’est ce qui est pop-pulairenote ».
Mais si la pop est ce qui est populaire, de quel peuple parle-t-on vraiment ? De ce peuple de consommateurs touchés en aval par son étonnant pouvoir commercial ? On parlerait plus volontiers dans ce cas de mainstream. De ce peuple des origines qui serait en amont la source créatrice et anonyme de toutes les traditions ? On se mettrait plutôt en recherche de « cultures folkloriques ».
On ne sait peut-être pas de quel peuple on parle. Et c’est là que réside l’intérêt de la pop. Avant d’être un truc jeune et sexy, un graphisme quadrichromique simplifié à l’extrême ou un genre musical qui présente une quantité anormalement élevée de clavecins, de sitars ou de synthétiseurs, la pop est une stratégie, un calcul alimenté par une seule obsession : savoir ce que veulent les masses.
Le problème est ancien. Il occupe n’importe qui veut vendre son spectacle au plus grand nombre. Au milieu de ces réflexions, par pur hasard, Goethe a été mon lapin blanc, apparaissant et disparaissant, et m’indiquant finalement l’entrée du terrier. Dans le prologue de son Faust, il offre peut-être la première occurrence de la notion de culture de masse.
Dialoguent entre eux un Directeur de théâtre, un Bouffon, et un Poète. Le Directeur de théâtre commande au Poète une pièce pour le plus large public possible. Il propose alors en filigrane une théorie (ou une réflexion cynique de vieux roublard) sur la culture de masse. Son « spectacle » explique-t-il est « d’observer la foule » et il a donc une idée de génie, qui est aussi un postulat crucial : « Il faut des moyens massifs pour s’adresser aux masses » (Die Masse könnt Ihr nur durch Masse zwingen). L’énormité du spectaculaire sera chargée de résorber la diversité du peuple.
« Qui donne beaucoup, donne pour tout le monde. » Le principe à l’œuvre ici sent bon le conseil pratique de la cantinière qui doit contenter une flopée d’écoliers avec la même potée (toutes mes analyses de Goethe sont peut-être inconsciemment influencées par un prof de littérature allemande, allemand lui-même, qui aimait parler de la vie sexuelle de Goethe et glisser des remarques grivoises au milieu des textes les plus spirituels). L’art de masse doit séduire en dépit des divisions. Il a toujours vécu spontanément d’un idéal d’inclusivité ou de consensualité. C’est une intelligence qu’on peut prêter à n’importe quel artiste opportuniste, et ce bien avant l’âge industriel. Le talent de l’artiste pop est celui du bateleur. Il consiste à agréger ce public, tel le magicien d’Oz, par toutes les promesses possibles. L’artiste ici fraye avec le cœur machiavélique et palpitant de la politique.
Mais les masses sont caractérisées par leur manque d’homogénéité (et la dilution fatale du bon goût en leur sein). Elles sont comme un monstre à mille visages, plus informe encore que le chien de la Mouche 2 qui sort du téléporteur pour la deuxième fois (avec le corps du père adoptif du héros mélangé au sien – si certains lecteurs sont tombés dessus un soir d’insomnie devant une chaîne du câble). Ces masses ne forment aucun public identifiable ou constitué. Le Poète n’a donc aucune idée de ce qu’il peut raconter à ce public. Le Bouffon du prologue donne alors un conseil tellement génial qu’il semble venir d’une autre dimension ou du futur d’une autre ligne temporelle. Il propose au Poète de présenter à ces masses « une glace et non une peinture », pour qu’elles « viennent tous les soirs y mirer leur figure ». L’art de masse a pour Goethe une dimension intrinsèquement réflexive, puisqu’il doit établir ce qu’est son public en même temps qu’il se produit. Ces masses inquiètes ne cherchent au fond qu’à découvrir leur propre visage. Et, parce qu’elles ne peuvent trouver aucune tradition commune ou aucun bon goût qui ferait force de loi, les masses ne peuvent que regarder en avant et rechercher constamment la nouveauté. Elles cherchent de nouvelles situations, de nouveaux costumes par lesquels elles pourraient s’apparaître à elles-mêmes.
On peut combiner ces trois impératifs (faire grand, faire neuf et proposer au public son propre reflet) en un gigantesque mégazorg conceptuel et dire : toute culture de masse doit présenter aux masses l’histoire massive et renouvelée de leur propre convergence. La pop sert à faire éprouver à un peuple indéfini son propre pouvoir d’agrégation.
Pour donner un peu de réalité à notre hypothèse, on pourrait lancer aussitôt la roue des exemples possibles, et me laisser tricher en l’arrêtant sur mon exemple préféré : les paroles nulles des chansons pop. Quand on tombe sur des paroles, même sans faire partie du banc des détracteurs habituels de la pop, mais en tant qu’esthète justement, on se met parfois à regretter que la musique populaire se contente de si peu. « Tout le monde bouge ses pieds » (Junior Senior). « Tape dans tes mains si tu te sens comme une maison sans toit » (Pharrell Wiliams). « Chante-le en chœur avec moi » (Moloko). « Appelle-moi » (Blondie). Certains philosophes essaient parfois de rattraper acrobatiquement les paroles des chansons pop en expliquant qu’elles disent par mise en abyme leur propre répétabilité et leur propre vacuiténote. Mais leur simplicité s’explique et se comprend peut-être beaucoup plus facilement une fois qu’on les replace dans le bon contexte.
Une discussion avec un amoureux de house music m’a réconcilié avec les paroles nulles bourrées de verbes à l’impératif de la deuxième personne du singulier. Car ces paroles répétitives n’étaient pas supposées être descriptives ou expressives, mais plutôt incitatives et performatives. Dans le contexte d’un club, écrit Didier Lestrade, elles « incitaient le danseur à pénétrer dans cet endroit intimidant qu’était le dancefloor. Une foule de hits étaient des exhortations à oublier le clubbing d’avant, quand les gens dansaient relativement peu dans les clubs, afin d’aller là où ça se passe vraiment, rejoindre les autres, participer, se laisser aller. Ces disques disaient Move On Up (Curtis Mayfield), Lets’ Groove ! (EWF), Stomp ! (Brothers Johnson) parce que les gens, réellement, à l’époque, n’étaient pas habitués au night-clubbing. Les années 1970 avaient ce message principal : allez-y, perdez-vous dans la musique, c’est fondamentalnote ». Ce jeu de convergences est sans conteste utile aux sociétés démocratiques et multiculturelles (c’est-à-dire, espérons-le, la nôtre). Les clubs des années 1980 dont parle Didier Lestrade sont représentatifs parce qu’ils appellent tout le monde à l’unité et à l’amour. En leur sein se croisent des publics très différents (blacks, gays, latinos, femmes, etc.) qui doivent coexister. La pop donc est éminemment politique – ou du moins, comme les vendeurs de bibles, elle n’arrête pas de sonner à la porte pour proposer ses services. À ce titre, n’importe quelle anecdote sur un mix réussi pendant une soirée a une valeur politique et philosophique.
Mais c’est au moment d’ouvrir cette bière fraîche pour fêter toutes ces bonnes nouvelles qu’on se prend la mousse en plein visage. Beaucoup ont pensé par exemple que la nécessaire standardisation de l’art de masse entraînerait en retour l’homogénéisation et l’aliénation de son public. Le « pop » de la pop culture sonne pour eux l’avènement la prophétie de Tolstoï : « Là où on veut des esclaves, il faut le plus de musique possible. » Là où on emploie des moyens massifs, on change les peuples en masses.
Aujourd’hui, ces reproches adressés à la « muzaknote » feraient sourire même les plus réactionnaires. Et les propos d’Adorno sur le jazz soutenant que sa sonorité plaintive exprimerait le désir de soumission amusent davantage qu’ils ne consternentnote. Le slogan de Muzak Inc. a beau avoir conservé la patine du temps passé (« Excite les sens, stimule les ventes »), le problème n’est plus là. Muzak est une entreprise prospère ; elle s’est lancée dans le brand marketing ou le music designing, de la même façon que tout le monde utilise un air de musique connu pour le glisser en sous-texte dans une pub. La culture de masse a ainsi acquis une aura proprement artistique qui fait vendre, elle n’est plus seulement le produit vendu.
Outre à la critique de sa médiocrité, la culture de masse a dû répondre à une autre attaque, populiste celle-là. Elle détruirait la vraie culture du peuple en la noyant dans une culture déracinée, globalisée, et interchangeable. Le problème de Britney Spears n’est pas qu’elle chante mal, c’est au contraire qu’elle parvient faussement à toucher tout le monde. En parlant la langue commune des bas instincts, elle atteint les jeunes adolescentes qui ont du mal à atteindre le rivage de la vie d’adulte et les profs de philo réacs en mal d’adolescentes. Christopher Lasch, populiste revendiqué, oppose alors la culture pop à la véritable culture populaire. Le diminutif « pop » souligne cette fois-ci son caractère parasitaire, inauthentique, greffe d’une fausse culture populaire sur la vraie. En substituant la véritable culture populaire par son ersatz pop, les nations occidentales risquent de se changer en « nations de minoritésnote », incapables de communiquer entre elles. La culture pop n’a selon lui aucune vertu intégratrice ou inclusive, mais entièrement désintégratrice. Elle ne produit même pas de masses, mais des individus isolés et déracinés qui achètent le même produit mais ne se comprennent plus entre eux.
On ne pouvait pas passer plus vite d’un extrême à un autre. À l’image terrifiante d’une musique qui homogénéise tout le monde dans la même ritournelle débilitante, on aboutit à celle d’individus perdus dans le confinement de leurs écouteurs. Adorno ou Lasch veulent nous guérir de la pop music, mais font un diagnostic inverse sur la question. La pop serait à la fois homogénéisante et individualisante. Il se peut en revanche que chacune de ces deux critiques exprime les deux moments de l’histoire de la pop culture : le moment où il a fallu s’approprier industriellement une culture folklorique pour la vendre – quitte à la standardiser et l’homogénéiser – et le moment où la résistance à cette appropriation hégémonique a conduit à une réappropriation – quitte à scinder une même culture en autant de minorités, voire d’individus qu’il en existe.
Le premier moment de la pop culture d’après Henry Jenkinsnote « se caractérise par le remplacement de la culture populaire par les médias de masse ». Le problème est le même partout : il faut vendre au plus grand nombre. Et la solution est aussi vieille que le monde : piller les uns pour revendre aux autres. Dans le cas des États-Unis, les prémices de la culture de masse (ministrels, cirques ou bateaux-théâtres) ont proliféré un temps en compagnie de la culture populaire et locale (quilting bees ou chants d’église) jusqu’à ce qu’elles entrent en concurrence avec elle et la remplacent.
Mais si le capitalisme dissout les liens sociaux traditionnels et s’approprie les cultures locales, il favorise l’émergence de nouveaux publics, comme le Bouffon de Faust l’avait prédit. C’est un effet inattendu mais réel. Prendre à son jeu la logique d’appropriation hégémonique devient alors une stratégie bien plus payante en termes de créativité. Une fois qu’on pose comme possible la création de tels publics, le terme de « pop » prend tout son sens. Et s’ouvre alors le deuxième moment de la pop culture, celui de la réappropriation, dont on connaît les phénomènes les plus visibles : fans et groupies, fandoms (organisation de groupes de fans), fanfics (fictions inspirées d’un univers fictionnel préexistant) ; culture du hacking et du logiciel libre ; sans oublier la multiplication récente d’émissions télévisées participatives où le public est appelé à choisir le vainqueur, voire à devenir ce vainqueur.
Au risque de faire le Heidegger des cultural studies qui s’appuie (gratuitement) sur l’étymologie des mots, on peut s’aventurer à dire que la culture pop est « pop » en un sens plus inhabituel. Comme le rappelle l’Oxford Dictionnary, l’une des premières occurrences du mot « pop » a servi à qualifier une chanson entraînante et pétillante. Est « pop » ce qui pétille, ce qui surgit (to pop up)note. L’abréviation ou le parasitage de la culture qu’on reproche à la pop peuvent donc aussi être l’occasion d’une émergence de nouveaux publics, de nouvelles identités.
Le rock est un parfait exemple de cette stratégie de réappropriation. Dès l’ouverture de son histoire du rock, Reebee Garofalo avance que jamais avant le rock, une musique n’avait été aussi prolétairenote. La culture de masse de l’époque était celle des classes moyennes qui écoutaient de la musique sentimentale, cette sorte de jazz de cocktail qu’Adorno détestait, une musique polie, urbaine (urbane). Mais, avec l’industrialisation et l’exode rural, il a fallu inventer une musique citadine (urban), pour ceux qui prennent le train jusqu’à Memphis pour travailler, qui accompagne la vie de ces nouvelles populations pauvres qui viennent vivre en ville. C’est en prolongeant cette première réappropriation par le blues que le rock a pu naître, littéralement le long des voies ferroviaires, au rythme du cliquetis des rails. Désormais, sur le modèle du rock, les publics les plus crasseux peuvent aussi avoir leur musique. C’est ce mouvement d’ouverture aux déclassés, aux freaks, aux minorités et aux insultés qui constitue l’un des moteurs de la pop culture.
Encore une fois, la pop tend un miroir à ses publics possibles. Mais, dans le cas du rock, s’il y a réappropriation des moyens productifs, elle se fait aussi sur le fond d’une appropriation hégémonique de tout un héritage du blues et de la musique noire. Elvis, les Beatles, les Rolling Stones et quantité d’autres groupes n’ont cessé de jouer les blues de leurs prédécesseurs. La réappropriation n’est pas un élément chimiquement pur, ni une stratégie plus vertueuse.
C’est avec le concept de réappropriation que jaillit soudain l’arc-en-ciel des nuances et des différences conceptuelles. En dehors de cette idée de réappropriation, point de salut pour la pop. Mais ce n’est pas un concept aussi simple à manier que le laisse croire un jury de télécrochet.
Ce qui va suivre est le résumé coupable de beaucoup de mes heures de lecture de sciences sociales – parfois désespérantes – accompagnées de seaux de café entiers pour essayer de comprendre ou simplement de se souvenir de quoi ça parle.
Si vous vous êtes plongé dans Stuart Hall pour trouver des stratégies de résistance à l’hégémonie capitaliste et conforter l’idée d’un public actif capable de recoder le discours majoritairenote, vous avez déjà croisé le concept de réappropriation – et vous avez pu le trouver utile dans une conversation avec des marxistes orthodoxes pour gagner un peu de temps et finir votre café. Si vous avez voulu connaître la vie de Bourdieu, vous savez déjà qu’au lieu de raconter sa vie, il préfère dire que la réappropriation (mais cette fois-ci, attention : réappropriation de soi) constitue le terme secret de son travail de sociologue : le moment où la sociologie permet de se comprendre soi-mêmenote. Si vous avez traîné vos guêtres au milieu des années 1980 dans une galerie d’art contemporain ou si vous vous êtes arrêté devant les photos de photos de Sherrie Levine par pur ennui, vous avez goûté à l’appropriationnisme postmoderne (ou appropriation art). Vous avez donc déjà senti que l’univers n’avait pas besoin d’un courant artistique supplémentaire maniant l’ironie.
Ceux qui me connaissent savent que je ne pourrais pas faire autre chose que ce que je n’arrive déjà pas à faire dans mon propre appartement, c’est-à-dire ranger, classer et faire le ménage. Ma méthode va plutôt consister (au moins dans la première partie de ce livre) à entasser, à accumuler les signes et observer à la fin quel paysage ça forme.
Alors, si vous avez regardé – comme tout le monde – les multiples déclinaisons des télécrochets contemporains, vous avez aussi remarqué un curieux consensus entre les castings de jurys (cuisiniers, designers, popstars ou musiciens). Tous souscrivent spontanément à la même esthétique générale : L’art, c’est l’art de se réapproprier l’art des autres. En ça, au moins, la pop a triomphé. Il suffit d’ouvrir un peu ses chakras pour sentir que l’air de notre temps libéral est chargé de ce concept. L’individu aurait le pouvoir de résister au pouvoir et de s’inclure dans les institutions et les systèmes sans pour autant se plier à leurs normes. On croit aujourd’hui que la partie peut être plus forte que le tout, qu’elle a le pouvoir de refléter le tout en soi et de le particulariser.
Cette stratégie de réappropriation a un avantage sur toutes les autres : elle est plus réaliste. Loin de penser que le contre-pouvoir est une base de résistance arrière retranchée du monde, un « lieu du grand refus », où des hommes purs de toute compromission pourraient dénoncer le reste du système, on présuppose plutôt que chacun trempe dans des relations de domination et de pouvoir. Nous avons tous dans notre entourage un patron, des parents ou des amis intrusifs – ou bien nous sommes ces amis, ces parents, ce patron. Nous sommes déjà appropriés par le monde social.
La force que vous avez à renverser est celle qui se précipite vers vous, pas une autre, pas n’importe laquelle. Foucault aimait faire référence à la sagesse technique du judo pour expliquer ce processus : « À la manière du judo, la meilleure réplique à une manœuvre adverse n’est jamais de reculer, mais de la reprendre à son compte, de la réutiliser à son propre avantage comme point d’appui de la phase suivantenote. » Mais la réappropriation est tout sauf une frappe chirurgicale. On vous traite de pédé, et c’est toute l’histoire de la Grèce qu’on vous propose de rejouer. On vous traite de salope et c’est le pouvoir de séduction et l’éventail des postures aguicheuses qui vous sont incorporés en même temps qu’on vous insulte.
Si on devait situer la différence entre la contre-culture et la culture pop, on pourrait dire que la contre-culture refuse la réappropriation ou la récupération (pour le cas où c’est sa propre culture qui est réappropriée), alors que la culture pop en accepte totalement l’idée. Les idées d’authenticité et de nouveauté définissent profondément la contre-culture et son paradigme moderniste. Au contraire, la pop culture est située par beaucoup du côté du postmoderne, de la parodie et du collagenote. Le fait qu’un discours (une chanson, un mode de vie, etc.) devienne soudain récupérable signifie qu’il est reconnu comme efficace, si ce n’est comme dangereux. « Si le discours est récupérable, ce n’est pas qu’il est vicié de nature, mais c’est qu’il s’inscrit dans un processus de luttesnote. » Il n’y a aucune façon de préserver absolument un discours, une chanson, un signe ou un vêtement d’une récupération. On peut au mieux s’entraîner à se les réapproprier, c’est ce que propose la pop culture.
Dans cette généalogie touffue, il est difficile de ne pas confondre plusieurs choses : le fait de faire sienne une culture donnée (une acculturation), s’approprier un élément culturel minoritaire parce qu’on est en situation hégémonique (une appropriation) et la réappropriation qui naît du détournement d’un pouvoir à son profit. Or tout se passe comme si la réappropriation ne pouvait se faire qu’au prix d’une appropriation de sa propre acculturation initiale. Dit plus simplement, on doit accepter en partie de trahir et renier notre culture initiale. Car il nous faut présenter notre culture primaire (résultat d’une acculturation initiale) de façon moins exotique pour la rendre séduisante aux yeux d’un public majoritaire déjà constitué. Cela revient ultimement à accepter la situation d’hégémonie d’un public qui va pouvoir s’approprier cet élément exotique minoritaire. Si l’on refuse de tremper au minimum l’orteil dans le flux de la culture majoritaire, on n’a aucune chance a fortiori de la détourner et de se la réapproprier.
La naissance du blues emprunte un chemin très semblable à celui du rock. En 1903, William C. Handy – dans l’ordre : charpentier, ménestrel, cornettiste, professeur de musique et autobiographe de sa propre aventure – entend pour la première fois à la gare de Tutwiler un homme jouer de sa guitare avec un couteau. Il est marqué par la parfaite coïncidence entre le chant plaintif de l’homme et le son métallique de la guitare. Qui est cet homme ou que devient-il ? On ne le sait pas. Comme il est l’un des rares Noirs à l’époque à pouvoir écrire de la musique, W. C. Handy est le premier à pouvoir jouir du droit de propriété intellectuelle sur ses compositions ou celles qu’il écrit. Il est donc l’un des premiers à organiser commercialement (en vendant les partitions d’airs de blues qu’il se réapproprie) le blues comme genre, notamment auprès des éditeurs musicaux de la Tin Pan Alley. Le Memphis Blues, son blues le plus connu, a par exemple servi à la campagne du maire blanc et démocrate de Memphis. Au moment de choisir le titre de son autobiographie à la fin de sa vie, c’est donc assez logiquement qu’il se renomme lui-même le « père du blues ». Le paradoxe ici, c’est que la propre réappropriation des moyens musicaux blancs et majoritaires (écriture de partitions, diffusion industrielle) est alimentée par l’appropriation de cette musique blues anonyme, de cette silhouette de bluesman attendant le train.
Pour rendre les choses plus claires, on pourrait dire que la naissance d’une culture pop trouve son origine dans un double casse spectaculaire, façon Ocean’s Eleven. Le premier attire l’attention de tout le monde (c’est le casse simultané des trois casinos de Danny Ocean et son équipe). Ce premier casse sert à tromper la vigilance et réussir en fait le deuxième casse, plus sournois, mais tout aussi essentiel (c’est la récupération de son ex, jouée par Julia Roberts). Il y a donc deux réappropriations : celle de la culture majoritaire et celle de sa propre culture minoritaire par le biais de cette première réappropriation.
C’est parce qu’on est capable de liberté avec sa culture initiale qu’on peut acquérir une aussi grande liberté avec la culture majoritaire. Cantonner à l’exotisme figé les différentes minorités, c’est leur dénier cette liberté première qui ouvre à une réappropriation possible, et c’est leur dénier finalement le droit de redessiner les contours de cette même culture majoritaire. Le paradoxe douloureux de la réappropriation est donc celui que présente Bourdieu : « Les instruments qui permettent de se réapproprier la culture reniée sont fournis par la culture qui a imposé le reniementnote. » Refuser d’assumer ce paradoxe revient à déclarer forfait et quitter d’emblée le ring de la pop culture.
Contre le reproche d’avoir liquidé les cultures folkloriques authentiques, l’industrie s’est très vite immunisée en sortant un joker blindé, un champ de force de cour de récré tout spécialement destiné à repousser les universitaires grincheux. Plusieurs artistes ont prêté à la culture de masse une ascendance beaucoup plus noble que la seule industrie du divertissement. Le mythe serait sa véritable forme. Cette réappropriation de la culture pop par le mythe (pour justifier ses propres réappropriations) sera le point de départ de la deuxième partie de ce livre.
« Le mythe se répète, la culture de masse également. Il n’est pas tout à fait de l’art, la culture de masse non plusnote. » C’est ainsi qu’Umberto Eco explique la simplicité et la répétition des schémas narratifs : par leur correspondance avec l’écriture mythique. Le mythe est surtout l’argument parfait pour justifier certaines formes nouvelles au nom d’une tradition fantasmée. Avant Eco, c’est Joseph Campbell qui a donné à Hollywood la légitimité sur ce terrain. Hollywood a désormais une mission civilisatrice, et c’est ce travail idéologique effectué en amont qui peut autoriser un documentaire sur Star Wars à commencer par une phrase comme : « J’ai assisté à la naissance d’un mythe modernenote. »
La figure du héros mythique est devenue centrale. Les films de héros ou de superhéros se multiplient, comme toujours en temps de crise (comme c’était le cas pour Star Wars). Mais c’est au moment précis où l’industrie prétend le plus se rapprocher du cœur de l’art populaire qu’elle le trahit.
D’un côté, le héros représente le dépassement aristocratique de soi. De l’autre, il doit toujours dédier son action à une communauté, et partager l’élixir qu’il est allé voler quelque part à un dragon. Le héros est donc tantôt appelé à quitter sa communauté d’origine, tantôt à la redécouvrir. Les aventures du héros sont le lieu où se jouent et se négocient les rencontres avec les autres. Quand l’Enterprise sillonne l’espace, l’équipage multiracial n’hésite pas à inviter plus de quarante-cinq autres races d’extraterrestres à bord, monstres polymorphes sexuels suceurs de sels minéraux compris. L’exotique et l’amour interracial côtoient aussi bien la condescendance que les règlements de comptes à l’Agonizer. Comment peuvent vivre ensemble autant d’individus différents ? Existe-t-il une autre force que le charisme du héros pour les maintenir soudés face à l’adversité ?
Le recours au mythe pour justifier ces réappropriations n’est pas suffisant. Ou du moins, s’il est appliqué à la lettre, il affaiblit l’idéal démocratique de la culture pop. Il y a un versant proprement social à cette culture, qui en fait autre chose qu’une simple resucée d’archétypes jungiens.
Les Simpsons qui foncent vers le canapé familial, pourtant dispersés aux coins de la ville, se précipitent pour regarder leur propre show à la télé, pas pour suivre une psychothérapie. Ils ne se distraient qu’en se regardant eux-mêmes. Goethe l’avait presque déjà dit : chaque œuvre pop représente sa propre communauté idéale, son propre public idéal. Ainsi les naufragés de Lost, qui se retrouvent à la fin dans une petite église hors du temps pour se souvenir de leurs aventures, sont en quelque sorte une métaphore vivante du fan qui se repasse les six saisons en DVD. À la façon des courants pop de la première heure, ces séries sont des lieux de convergence peut-être plus que des prétextes à l’introspection.
Parce que le héros ne peut jamais avancer seul, il est obligé de comprendre petit à petit qu’il est lui-même un sujet politique, capable d’organiser une communauté autour de lui. En ce sens, la pop culture est aussi un lieu de construction d’une subjectivité politique. On est pourtant à mille lieues d’une version contractualiste de la subjectivité moderne, où l’on raconterait sans fin les alliances passées entre des créatures bizarres et des héros humains qui essaient de ne pas remarquer leurs problèmes de peau ou le cinquième œil qu’ils ont sur l’épaule. C’est en apparence seulement que l’intrigue du Seigneur des anneaux, de Pirate des Caraïbes, ou de Game of Thrones parle d’alliances et de mariages d’intérêt. Car, en filigrane de ces récits complexes, il y a une prophétie unique, qui rythme le mouvement général du récit (le mythe de l’anneau qui les unira tous, le mythe de l’hiver qui arrivera et obligera tout le monde à s’associer, le mythe du pirate qui s’isolera pour rester immortel). Ces récits portent la marque d’une figure narrative particulière, celle de la prophétie autoréalisatrice. Ce sont les personnages eux-mêmes qui vont produire cette communauté en croyant préalablement à son existence – existence toujours déjà inscrite dans un mythe qui apparaît au cœur même du récit. Le spectateur à son tour, par analogie, en croyant à ce petit « nugget de vérité » (l’expression est du script doctor Blake Snyder), réalise sa propre communauté pop, comme le héros.
Il ne faut donc pas hésiter à le dire : la culture pop propose une forme de communautarisme – au sens où l’entendent les philosophes communautariensnote. Le héros part avec une conception du bien préétablie, héritée de sa communauté initiale (famille, village, etc.), mais cette conception du bien est révisée par les obstacles et les alliances, et non par l’argument universaliste d’une déclaration des droits de l’homme oubliée par terre. La communauté du héros n’est donc pas fermée, ni exclusive des autres. Le héros ne se projette pas d’emblée dans un monde de rationalité et de lois supposées guider tous les hommes sur terre. Il n’a pour lui que ce petit nugget de vérité que représente le mythe qui le porte. La communauté finale du héros est généralement élargie, à la suite d’une série de coopérations, qui d’abord se présentent comme opportunistes et obligent dans un second temps à croquer le petit nugget du mythe. Il y a donc deux moments à cette coopération. Han Solo est d’abord embauché par Obi-Wan dans un but strictement pratique : fuir Tatouine en échappant à la surveillance de l’Empire (épisode 3). Une fois sa mission effectuée, il quitte l’aventure mais la réintègre au moment où Luke est sur le point de se faire vaporiser par Darth Vader dans la tranchée de l’Étoile noire. Han Solo revient sauver Luke au nom cette fois des idéaux défendus par la Rébellion. Une fois le mythe partagé, la communauté est née.
Ces récits pop remplacent donc un monde causal par un monde de croyances, où tout est possible tant qu’on y croit. Mais la force de ces récits tient à ce que les croyances du héros semblent entrer spontanément en résonance avec celles du spectateur. Car le héros entraîne l’adhésion et la confiance de ses alliés, mais aussi l’adhésion du spectateur. Communautés fictive et réelle sont analogiquement produites par ce partage du mythe (ce que Joseph Campbell appelle le « partage de l’élixir »). Ce qui est mis à l’épreuve en même temps que les héros sont donc les façons qu’ils ont de rendre désirable l’association avec eux, la convergence vers leurs luttes. Nos récits pop ne rendent peut-être pas la vie démocratique meilleure, mais ils la rendent au moins possible en reconduisant sans cesse les bases minimales d’un idéal de solidarité.
Sometimes I wonder what I’m a gonna do,
But there ain’t no cure for the summertime blues.
Eddie COCHRAN, Summertime Blues (1958)
Il existe quelque part dans cet espace-temps, avant Deleuze et tous ses exégètes, un parfait résumé de pop philosophie. En 1968, Pete Townshend sort d’un concert des Who, encore fumant, il n’a que vingt-trois ans, il aura été le premier à casser sa guitare sur scène (par accident) et, quand il parle, il est percutant comme un single. Voici d’après Greil Marcus, le passage de l’interview qu’on peut considérer comme les prolégomènes à toute pop philosophie futurenote :
« C’est comme de dire “prenez toute la pop music, mettez-la dans une cartouche, vissez le couvercle et tirez”. Qu’importe si ces dix ou quinze morceaux se ressemblent. On se fout de savoir à quelle époque ils ont été écrits, ce qu’ils veulent dire, de quoi ils parlent. C’est cette putain d’explosion qu’ils provoquent quand on dégaine l’arme qui compte. C’est l’événement. C’est ça le rock’n’roll. C’est pour cela qu’il est puissant. C’est une force unique. C’est une dynamique et une force uniques qui menacent pas mal les foutaises qui ont cours au même moment dans le milieu petit-bourgeois, dans la politique ou la philosophie un peu décaties. Ça pulvérise tout cela, de toute son ardeur brute, de toute sa réalité crue. C’est comme si soudain tout le monde en avait marre des trips minables : Maman vient juste de tomber dans les escaliers, Papa a perdu tout son argent aux courses de chiens, bébé a la tuberculose. Arrive le gosse, mec, avec son transistor, qui se déhanche sur Chuck Berry. Il n’en a rien à foutre que sa mère se soit pété la gueule dans les escaliers. Il est avec le rock’n’roll. Voilà ce que le rock’n’roll dit à la vie. Il dit : tu sais, je suis branché, je suis heureux, oublie tes soucis et profites-en ! Et, bien entendu, c’est ce qu’il a de mieux à offrir. Et, en même temps, il peut offrir du contenu, au cas où quelqu’un en chercherait dans un truc déjà tellement incroyable à la base. Les chansons de rock’n’roll qui me plaisent sont des chansons comme Summertime Blues. Elle dit tout : n’aie pas le cafard, c’est l’été, l’été, on n’a pas le cafard en été. Ça n’existe pas. C’est pour ça que c’est incurablenote. »
La musique est une force. Et écouter de la pop music, c’est littéralement comme se connecter à un autre univers où cette force existe. Aussi ancestral que Gilgamesh fuyant jusqu’aux confins de son royaume pour échapper au spectre de sa propre mort et rejoindre les dieux dans leur taverne, la pop music promet un autre monde habitable, où le malheur est tout simplement absent. Un monde où, s’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème. Ce n’est pas qu’on oublie tous nos soucis, ou qu’on n’en a plus rien à foutre – la fin de l’entretien est plus ambitieuse. Le malheur : « Ça n’existe pas. C’est pour ça que c’est incurable. » La pop ou le rock sont comme le soleil ou l’été. Les mélomanes de tous bords ne parlent d’ailleurs plus de musique quand ils atteignent ce point de méditation cosmique, ils préfèrent parler de « son », de bon son, ou de mauvais son.
L’immédiateté de la musique populaire est si séduisante qu’elle en fait oublier son artificialité. D’aucunsnote y voient même une caractéristique de la musique moderne et occidentale. Pour le dire en termes compliqués mais précis : en se purifiant de tout sens rituel (religieux ou institutionnel), la musique occidentale s’imagine désormais être naturelle et universelle, bonne pour tous et partout. J’aurais dû compter le nombre de fois où l’on me racontait que le Boléro de Ravel ou la musique de Mozart accéléraient la croissance des plantes.
D’après Nicholas Cook, tout a commencé avec Beethoven. En devenant sourd et en continuant à composer, il a laissé croire que la musique lui venait dans un souffle quasi divin. Il n’en fallait pas plus pour accréditer l’idée que la musique « était, plus ou moins littéralement, l’incursion d’une forme de réalité supérieure dans le monde des hommesnote ». Même si Beethoven a pu s’inspirer d’événements politiques on ne peut plus terrestres, ses successeurs vont faire de lui le parangon de la « musique pure ». « L’essence de la musique comme système culturel, explique l’ethnomusicologue Bruno Nettl, est qu’elle n’est pas un […] phénomène naturel tout en étant expérimentée comme si elle en était unnote. »
Mais cette définition est problématique. Elle correspond aussi à celle du mythe selon Barthes, ou de l’idéologie selon Althusser. Je n’ai pas encore le pouvoir d’introduire des gimmicks musicaux entre ces lignes, mais les accords choisis pour accompagner cette révélation seraient aussi sombres qu’un Darth Vader piétinant le crâne de Yoda. Car si la musique pop est un mythe au sens de Barthes, elle est alors la meilleure arme de toute propagande. En se faisant passer pour naturelle, pour simple, elle entérine des rapports de pouvoir historiquement construits. Vivre dans un monde où le malheur n’existe pas revient sans doute à ne jamais affronter la cause de ces malheurs. La pop devient l’opium du peuple (qui vit dans des pavillons de classe moyenne et télécharge de la musique sur Internet).
Le répit que propose la pop music est son meilleur argument de vente. Un producteur comme Eddie Barclay n’a pas hésité par le passé à vendre tout un imaginaire révolutionnaire sur la base de cet espoir. Dans Chansons Pop, il fait chanter à ses Poppys, un chœur d’enfants remplacés au gré de leurs mues, le mythe pop par excellence. Le début est faussement sombre : « Là-bas, là-bas, derrière de la colline, là-bas, là-bas, où le soleil décline… », mais la promesse du bonheur n’est pas loin : « il y a des garçons et des filles qui chantent des chansons ». Puis le fracas d’accords majeurs qui suit fait soudain oublier aux Poppys qu’ils étaient loin de ce monde merveilleux. Ils sont dans la position de prisonniers qui regardent avidement les autres faire de la pop music à travers leurs barreaux, mais ils s’en moquent et préfèrent chanter « des chansons pop, qui tournent la tête… ». Les paroles elles-mêmes font passer la pop pour de la drogue, comme si les Poppys sniffaient de la colle dans des sacs et se contentaient d’halluciner un monde meilleur.
Car ces Chansons Pop ont la prétention de faire advenir un nouveau monde : « Venez la nuit, derrière de la colline, là-bas, là-bas où le soleil décline, nous serons cent, ou peut-être cent mille, nous chanterons le nouvel évangile. » Les Poppys, issus de quartiers populaires, ont-ils fait la révolution en chantant la révolution, se sont-ils protégés de l’aliénation de leurs propres droits à l’image en chantant la liberténote ? Sans doute pas. Mais voilà la mythification accomplie, c’est-à-dire la croyance en un monde plus simple où il suffit de chanter. Peut-être sommes-nous tentés de croire que si nous nous étions mis à chanter avec les Poppys, et avions cédé nous aussi notre droit à l’image, le monde serait devenu plus simple… mais, même dans ce cas, la redescription de la réalité qui est proposée reste problématique.
John Lennon, en disant qu’« avant Elvis, il n’y avait rien », ne fait-il pas oublier, au nom de sa majesté le King, tous ceux qui l’ont précédé et inspiré, les Arthur Crudup, les Big Mama Thornton, les Roy Hamilton et tous les autres… ? On croit que telle mélodie est évidente alors qu’elle est le produit d’une longue hybridation de cultures et d’expropriations de mélodies et de rythmes en tout genre. Pourtant, à l’écoute de la rythmique introductive du Summertime Blues d’Eddie Cochran, comme le dit Pete Townshend, nous sommes soudain supposés jouir par soustraction du plus simple sentiment d’existence. Le riff vous accroche aux tripes et emporte tout avec. Beethoven sait ça, Eddie Cochran sait ça, et les moins scrupuleux des producteurs savent ça aussi.
New York, London, Paris, Munich
Everybody talk about pop musik
Talk about, pop musik
Talk about, pop musik
Pop pop pop pop musik
M, Pop Musik
Mais commençons par le commencement. Le premier problème pour jouir de la pop music est de se connecter, de piger, d’être dedans. Pete Townshend est très bon pour dire quel effet font le rock et la pop, mais il reste plus mystérieux sur le mode même de connexion à cette pop music – alors qu’on sait, nous autres, modernes qui nidifions au milieu de fils, de prises et de connectiques en tout genre, que le plus difficile est toujours de brancher son foutu périphérique à ce foutu réseau… Cette explosion pop a beau être la finalité du geste qui consiste à bourrer la carabine d’explosif, il faut d’abord charger la carabine. On identifie aisément le résultat final de la chanson, moins souvent sa cause effective. C’est à partir d’ici que Nick Cohn devient indispensable. Sous l’apparente et obnubilante simplicité de la pop music, il fait remonter à la surface tous les artifices qui la rendent possible. La pop n’est peut-être qu’un jeu perpétuel pour faire passer ce qui est naturel pour artificiel.
L’autorité de Nick Cohn vient de là : il est le premier à écrire un livre sur la pop music, au titre imprononçable mais chantable – il faut imaginer Little Richard en pantalon de cuir moulant rouge dans l’intro de Tutti Frutti : Awoobopaloobop Alopbamboom. Son livre est parfait parce que c’est un livre de critique et de fan de pop music plutôt qu’un livre d’historien ou de musicologue.
Des origines de la pop, il ne dit que le minimum : ça commence en 1955, avec le triomphe de Rock Around the Clock de Bill Haley, un vieux country man opportuniste à la coupe de cheveux ridiculenote.
Du genre musical en question, il ne donne que la formule racialo-musicologique indispensable : « La pop moderne a débuté avec le rock’n’roll au milieu des années 1950, et à l’origine, c’était un mélange de deux traditions : le rythm’n’blues noir et la chanson de charme blanche, rythme coloré et sentimentalité blanchenote. »
Cohn écrit à une période où la pop music est un peu moins riche des mystères de sa propre virtualité et où elle semble déjà sur le point de se décomposer en multiples sous-genres : pop, rock, power pop (étiquette que les Who se taillent pour eux-mêmes), folk, rock psychédélique… Et pour la dernière fois, alors que l’étiquette s’use de plus en plus, il propose un feu d’artifice de définitions sans jamais craindre la contradiction.
La pop est éternelle et mortelle.
La pop, ce sont des artistes et un système.
La pop, c’est mignon et c’est vulgaire.
C’est bruyant et c’est intello.
C’est superficiel comme des fringues et profond comme une mythologie.
C’est une copie de copie, mais c’est aussi une résurrection perpétuelle…
Si j’étais pragmatique, je devrais en déduire logiquement que la pop n’est qu’une chose : la possibilité d’embrasser toutes ces paires de contraires dans un discours, bien agiter, faire mousser le tout et s’en badigeonner le corps au moment d’écrire des critiques rock. Vous pouvez à la limite isoler trois topiques : (1) la Vie et la Mort de la pop, (2) le système capitaliste, la pop et les adolescents, et (3) le problème de l’authenticité de la pop. Et en mixant habilement les déclarations de Nick Cohn avec elles-mêmes – que vous soyez vieux ou adolescent, de gauche ou ce genre d’esthète distingué qui tient à tout prix à rester au-dessus de la mêlée –, vous pouvez entretenir avec vous-même une conversation haletante sur chacun de ces trois sujets (en vous confectionnant au besoin deux marionnettes en chaussettes, une pour chaque main).
Mais, pour aussi hasardeuse que soit la pop philosophie de Nick Cohn, elle est tout de même libératrice sur un plan. Le cynisme accompagnant sa foi dans la musique le rend capable de comprendre les sources les plus basses et les plus commerciales de la pop. Cohn n’idéalise pas les origines. Finies les légendes de bluesmen qui rencontrent le diable à un carrefour et leur vendent leur âme pour mieux savoir jouer du blues… Les idoles sont aussi fausses (Bill Haley n’est pas à la hauteur de son public lors des concerts), travesties (Buddy Holly s’est fait refaire les dents), immorales (Chuck Berry et son goût des jeunes filles de seize ans, sans parler de Jerry Lee Lewis) ; tous sont opportunistes ou grotesques.
Sur ce point, il est particulièrement imaginatif : Jerry Lee Lewis ressemble à une belette, Del Shannon a une voix de bûcheron, et Phil Spector est un freak, « un petit nabot avec des cheveux moches et une mauvaise peau ». Si vous aimez Kanye West aujourd’hui sans être capable de dire qu’il a le menton de Bowser et l’ego démesuré d’une candidate de téléréalité de seize ans, vous ne pouvez pas apprécier pleinement sa musique à la façon de Nick Cohn. Et lorsque les artistes réussissent, Nick Cohn les épargne encore moins. Ils finissent irrémédiablement selon lui par se complaire dans un exercice dégradant d’intellectualisation de leur art comme les Beatles. Seul compte l’instant fugace où le chanteur est beau à pleurer lorsqu’il est lui-même sur le point de pleurer après une demi-heure d’un début de concert neurasthénique.
Au fil des descriptions de concerts, il semble saisir une progression, comme le cheminement dialectique que tout chant doit emprunter pour déchirer le voile des illusions et s’échapper de ce monde. Les chanteurs qu’il encense peuvent attaquer leur chanson en criant. C’est jouissif mais pas crucial. En revanche, lorsqu’ils commencent doucement jusqu’à une sorte d’épiphanie bouleversante, ils gagnent à jamais le respect de l’esthète.
Johnny Ray : « C’était un homme très maigre, et quand il bougeait, ses bras et ses jambes s’agitaient comme ceux d’un pantin désarticulé. Il avait l’habitude de commencer ses concerts très doucement, en chantant faux. C’en était presque risible : un geignard approximatif, un échalas qui se déplaçait sur la scène comme un crabe ivre. Mais alors, juste quand vous alliez faire une croix dessus, il se lançait dans une de ses grandes ballades létales et, soudain, tout prenait corps. Son corps se recroquevillait, les mots s’étranglaient dans sa gorge ; il titubait, se frappait le torse avec le poing, se contorsionnait, tombait à genoux et, finalement, éclatait en sanglots. […] Bref, c’était un style de performance orgiaque encore jamais vu, et c’était totalement pop. La musique, non, mais l’ambiance, ouinote. »
Jerry Lee Lewis : « Quand il jouait, ses cheveux blonds et bouclés lui retombaient dans les yeux ; son visage était fin, un peu fuyant. […] Et quand ça commençait à chauffer, il transpirait comme un fou et son visage se transformait en une masse informe de chair tremblante et distordue. Sa voix n’en était pas moins puissante et naturelle. Il donnait des concerts pas vraiment beaux à voir, et pourtant irrésistiblesnote. »
Tina Turner sur River Deep Mountain High : « Le résultat : un lavage de cerveau total. Au moment du refrain instrumental, tout se met en place pour la dissolution finale dans un fracas complètement déchaîné. Dans le fond, Tina gronde et gémit. Ensuite elle pousse un cri unique, bref, et à moitié étranglé et tout explose. Ça ressemble à ça, la fin du monde. »
Au départ, toute chanson est banale, et pas seulement parce qu’elle n’a pas encore été rehaussée par nos souvenirs ou imprégnée de nos émotions, mais parce qu’elle commence comme un truc sans importance : une rythmique qui est exposée par tuilages successifs, éventuellement un riff. À la fin seulement, les imperfections ou la singularité d’une voix finissent par être émouvantes. Car le centre de la chanson, même s’il est présenté en premier dans certaines chansons qui commencent par le refrain, ne peut être apprécié immédiatement. Le refrain doit être enrobé de couplets pour pouvoir être visé dans toute sa force. Le couplet change, varie, il est la partie mobile du rouage, qui embraye la structure temporelle et le rythme de la chanson. Le refrain en revanche est le moyeu immobile de la roue, inchangé, répétable ad libitum.
Je me retiens de déballer tout mon outillage philosophique, sortir les intuitions bergsoniennes, les processions plotiniennes ou le panthéon bicéphale d’un Nietzsche. Disons simplement que la chanson pop n’est pas qu’une pure et simple répétition, mais qu’elle fait se combiner deux façons de dire et sentir le temps. Notre attention ne peut sans doute pas se répartir équitablement sur toute la chanson, et chacune d’entre elles a son relief, qu’il faut parfois passer un certain temps à réécouter pour le saisir. Des structures existent, empruntées au jazz, comme le fameux AABA, ou sa version développée : intro / (couplet + refrain) / (couplet + refrain) / pont de huit mesures / refrain / refrain / outro.
La chanson se donne à la fois comme une progression et une répétition. Elle est à la fois acquise par certains côtés (puisqu’on répète au moins quatre fois le refrain par chanson), et à acquérir (puisque le couplet, lui, est changeant). Elle paraît à la fois naturelle et construite. On peut reprocher à la pop music d’être standardisée, prédigérée, d’entretenir les auditeurs dans un sentiment de facilité et de sécurité, d’être au service des intérêts des grands groupes sidérurgiques, d’être l’instrument de l’esclavage des masses dans la mesure où tout rythme appellerait une psychologie de l’obéissance, on peut même avancer que, quand elle fait apparemment compliqué, elle est en réalité mécaniquement simple – et que, quand elle fait simple, la musique savante produit toujours une musique organiquement plus complexe. On peut encore expliquer très paradoxalement que la standardisation de la musique pop est le produit de la concurrence capitaliste (alors que la concurrence capitaliste est plutôt supposée produire de la diversité). Bref, on peut croire qu’Adorno a écrit tout ça pour une autre raison que son simple dégoût de la musique populaire. Il n’en reste pas moins que la répétitivité de la pop music est nécessaire pour produire cette explosion en deux temps, cette équivocité temporelle. Là où le jeu de la musique savante a consisté à répéter sans le faire entendre une certaine série de motifs (ou de notes en variant les intervalles en ce qui concerne le dodécaphonisme), la pop au contraire doit assumer ses couplets précaires et ses refrains éternels ou n’être plus.
You’re such a beautiful freak,
I wish there were more just like you,
You’re not like all of the others,
And that is why I love you.
EELS, Beautiful Freak
La performance de l’artiste sur scène, aussi flamboyante et épiphanique qu’elle soit, a aussi une vertu rhétorique. Se concentrer sur la coiffure nœud papillon de Lady Gaga ou rester fasciné par les fossettes de Kele Okereke a l’avantage de mettre stratégiquement entre parenthèses tout jugement esthétique portant uniquement sur la musique. La pop, comme le rock, plus tard le glam, le punk ou encore le hip-hop, est une musique mais surtout une attitude. Et, une fois que vous avez inséré ce mantra dans le grand juke-box à idées, vous pouvez faire comprendre sans mal aux autres que, désormais, vous pourrez écouter de tout, n’importe quand, et très fort. Vous êtes libre.
Bien sûr, on ne peut pas nous empêcher, en privé, à l’abri de toute contradiction publique, de débattre des mérites comparés d’un artiste contre un autre. J’ai connu, comme d’autres, cette dichotomie : d’un côté, être fasciné par la simple photo d’un Jarvis Cocker toisant le fan du haut de son mètre 95 en portant des sandalettes transparentes ; et, de l’autre, profiter de n’importe quelle soirée où mes potes étaient défoncés et scotchés sur le canapé pour les noyer sous les innombrables comparaisons musicologiques que permettait déjà l’achat de mes deux premiers albums.
D’un côté, on est tenté de dire que le caractère standardisé de la musique compte moins que la personnalité de l’artiste, son authenticité, son originalité, son audace, etc. Et, de l’autre, on se sent obligé d’admettre (parce que de longs siècles d’esthétique nous y ont ainsi habitués) que ces qualités humaines, morales ou artistiques rejaillissent sur la musique. Originale sera la musique d’un homme original, madonnesque sera le prochain album de Madonna (quand bien même il serait composé, enregistré et mixé par une vingtaine d’autres personnes terrifiées par son charisme).
Nick Cohn part lui aussi du postulat d’une représentativité entre la musique et le public. La pop est une musique jeune et sexy qui s’accorde à un public jeune et sexy. À ses yeux, il s’agit d’ailleurs d’un progrès. La pop permet maintenant – par analogie avec la définition de la démocratie par Lincoln – d’écouter une musique de jeunes, par des jeunes et pour des jeunes.
Mais, au fil des pages et des portraits des artistes, l’inverse semble également vrai, voire plus vrai encore. Quand Nick Cohn fait le portrait de Phil Spector, il le présente en petit prince de la pop, fou et insupportable (Spector est notamment connu pour avoir braqué un pistolet sur John Lennon ou Dee Dee Ramone en plein studio), mais capable de comprendre une chose essentielle : « Spector fut le premier à voir dans la pop le refuge naturel des laissés-pour-compte. Un moyen de gagner de l’argent, de se couper de ce que le monde compte de médiocre et de s’exprimer sans avoir à passer la moitié de sa vie à attendre sa chance. À ses yeux, l’Amérique était malade et la pop était en bonne santé. Un territoire inexploré au potentiel infininote. »
Les artistes pop sont des freaks – et il n’y a peut-être pas réellement de représentativité entre le public, la musique et l’artiste. C’est ce qui constitue la nouveauté de cette musique. Il y a des musiciens extravagants ailleurs. Et c’est un cliché romantique d’attendre du prochain prodige une attitude asociale et excentrique. Mais, quand ces mêmes freaks devaient masquer leur monstruosité, il devient maintenant possible pour eux d’être talentueux tout en étant étranges. « Pendant trente ans, il avait été impossible de faire son trou si on n’était pas blanc, lisse, bien élevé et bidon jusqu’à la moelle – et voilà que, tout à coup, on pouvait être noir, rose, idiot, délinquant, taré ou trimballer toutes les maladies de la terre, et ramasser quand même le paquet. Il suffisait de se pointer et de savoir provoquer le frissonnote. » Le sublime, à la différence du beau, est cette catégorie de l’esthétique qui supporte la laideur et le monstrueux, à en croire Edmund Burke. Et c’est ce même sublime recherché par la pop qui permet de recycler la bizarrerie et le sens du show de ces freaks.
Cette revanche des freaks semble profitable aux deux parties. Cette non-conformité de la musique pop à son public pourvoit à un public majoritaire le frisson de se sentir minoritaire, comme ça a pu être le cas de ces « hipsters » fous de jazz des années 1920, 1930 et 1940, que Norman Mailer surnommait les White Negros. Et aux minorités sublimées par le jeu de la pop music, elle offre une légitimité acquise par la musique. Dans les deux cas, la pop music « met en jeu un sens de l’identité qui peut ou non correspondre à la façon dont nous nous situons dans la société », écrit Simon Frithnote. Dans les premières années de la pop, il fallait faire en sorte que des gosses trouvent Bill Haley jeune ou Little Richard masculin et sexy, quand il était de notoriété publique que le premier est vieux et usé, tandis que le deuxième était une folle flamboyante. On essayait de maquiller encore un peu la non-coïncidence, la non-représentativité du public et de la musique. Pour beaucoup, pourtant, même dès le début, ça a été ce trouble qui a rendu la pop music intéressante, à tel point qu’aujourd’hui, il est devenu la particularité de la pop music.
Dans un formidable petit essainote, Carl Wilson se demande si Céline Dion est aussi monstrueuse que sa musique le laisse entendre. Pour la disculper et montrer en quoi elle est – en dépit des propres préférences musicales de l’auteur – une authentique artiste pop, Carl Wilson sollicite alors les mêmes types d’analyses que celle du devenir minoritaire. On découvre son enfance pauvre, son histoire d’amour hors norme à quatorze ans avec René Angelil, deux éléments généralement repris dans toute biographie de Dion. Mais l’auteur insiste sur la position unique de la chanteuse sur le marché de la musique québécoise des années 1980 post-révolution tranquille, entre chanson et variety pop. Il revient sur ses apparitions télévisées échevelées où elle n’hésite pas à manifester une solidarité avec les Noirs de La Nouvelle-Orléans que seule une Québécoise francophone pourrait exprimer aussi directement. Aux yeux des Américains, Céline Dion est finalement une marginale inclassable : non-blanche et non-noire. Pour compléter la redescription de Céline Dion en parfaite hipster montréalaise, Wilson inscrit la chanteuse dans la filiation de la musique « schmaltz », c’est-à-dire dans la tradition sentimentale des juifs immigrés de la Tin Pan Alley, cette rue où l’on vendait de main en main des chansons pour quelques cents. La réhabilitation de tout artiste peut se faire de cette façon, en montrant comment il atteint l’universel par approfondissement du particulier.
Passées ces quelques lignes, je cours désormais le risque qu’à n’importe quel moment, un théoricien critique francfortois m’attrape au détour d’une rue sombre et m’oblige à accomplir contre moi-même mon devoir d’autocritique. Si la pop music semble davantage représentative des minorités, ce pourrait être parce qu’elle se moque justement des minorités. Le rock naît sur le fond d’une dépossession du blues noir par les Blancs. Son inclusivité n’est qu’un effet des forces du marché, qui cherchent irrémédiablement à vendre au plus grand nombre. Par conséquent, trouver dans cette uniformité une vertu d’inclusivité revient à faire passer une simple soumission aux forces du marché pour une puissante émancipation démocratique. La standardisation de la musique peut certes permettre à tout le monde de se retrouver sur un terrain commun, mais seulement parce que toutes les différences y sont d’un coup effacées.
D’abord, cette définition est inscrite dans l’histoire même de la pop music. Dans les années 1950, le principal obstacle à dépasser pour entrer dans cette nouvelle ère pop a été de savoir vendre de la musique noire à des Blancs, pour reprendre les mots du manager d’Elvis Presley. La pop et le rock naissent de là, de l’idée qu’on peut décolorer et déracialiser une musique et en l’occurrence, le blues. On ne doit pas y voir que du cynisme pur et dur. Quand les bluesmen de Memphis entendent Elvis, ils le prennent pour un Noir, et très vite Elvis atteint le sommet des ventes dans les charts noirs. Elvis a beau avoir été attaqué pour une déclaration raciste supposée (« les Noirs, ça sert à acheter mes disques et faire briller mes chaussures »), Peter Guralnick a montré qu’il n’en existe aucune trace, et qu’au contraire on voulait faire passer pour raciste celui qui chantait autant pour les Noirs que pour les Blancs. Pop et rock entament une ère de décloisonnement des goûts. « En 1951, un DJ du nom de Alan Freed lança une série de concerts au Cleveland Arena, attirant immédiatement trois fois plus de spectateurs que la salle ne pouvait en contenir. Quoique présentant aussi des groupes de couleur, ces shows étaient principalement destinés au public blanc et, pour éviter ce qu’il appelait les “stigmates raciaux de l’ancienne classification”, Freed laissa tomber le terme rhythm’n’blues et inventa pour le remplacer l’expression rock’n’rollnote. » S’il y a d’ailleurs une chose que nous apprend l’étymologie de rock’n’roll, c’est sa profonde ambiguïté lui permettant de s’adapter à tous les publics. Désignant initialement le tangage du bateau, le mot devient dans la culture afro-américaine l’équivalent de l’extase religieuse, et très vite un motif de gospels. On se perdrait ainsi à compter les gospels qui mettent ensemble « rock » et « Jesus » sur le modèle de Rock me Jesus. Mais, par un jeu d’équivoque dont seul l’usage concret des mots a le secret, le terme « rock » renvoie aussi dans les années 1950 à la danse et à la fornication. À cette époque, ce signifiant, « rock » est alors si gorgé de sens qu’il n’est pas étonnant qu’on ait voulu s’imprégner de sa magie en se frottant à lui : de la berceuse dans les bras de Jésus, en passant par le rocking-chair, l’accaparement des adolescents par les choses du sexe ou l’éveil progressif des corps à des formes plus suggestives de danse, le rock’n’roll est la parfaite plate-forme de communication entre ces désirs contradictoires.
Ensuite, une décennie plus tard, le pop art envisagé par Andy Warhol assume une forme de consumérisme démocratique où chacun pourrait se retrouver pour célébrer la même médiocrité. « Ce qui est formidable dans ce pays, explique Warhol, c’est que l’Amérique a inauguré une tradition où les plus riches consommateurs achètent en fait la même chose que les plus pauvres. On peut regarder la télé et voir Coca-Cola, et on sait que le président boit du Coca, que Liz Taylor boit du Coca et, imaginez un peu, soi-même on peut boire du Coca. Un Coca est toujours un Coca, et même avec beaucoup d’argent, on n’aura pas un meilleur Coca que celui que boit le clodo du coin. Tous les Coca sont pareils et tous les Coca sont bons. Liz Taylor le sait, le président le sait, le clodo le sait, et vous le saveznote. » Voici le parfait résumé par Warhol, non pas de la pop, mais d’une certaine interprétation sociologique de la pop.
De ce point de vue, on peut considérer que la musique populaire est simplement définie par ce qui est populaire, c’est-à-dire ce qui obtient commercialement le plus de succès. L’échelle Nielsen offrirait ainsi pour les audiences télévisuelles le plus sûr moyen de définir ce qui est pop. Et les courbes du top 50, fluctuantes et colorées, correspondraient à la définition matérielle et chiffrée de la pop music en train de se dessiner. Deux artistes russes émigrés aux États-Unis, Vitaly Komar et Alexandre Melamid, ont exploré la même idée et utilisé une procédure tout à fait démocratique pour établir ce qui devait être considéré comme la peinture la plus conforme au goût d’un peuple, ou au contraire la plus détestée. The Most Wanted Paintings, réalisées dans les années 1990, compilent les éléments qui apparaissent les plus attrayants pour les personnes sondées (onze pays et instituts de sondage ont ainsi travaillé avec le duo). Le résultat est aussi fade et kitsch qu’on pouvait l’espérer, et représente (pour les États-Unis) un paysage grand format, à dominante bleue, très académique avec une figure célèbre au beau milieu, en l’occurrence Washington. La Most Unwanted Painting, à l’inverse, présente une petite peinture abstraite aux couleurs chaudes. Les artistes ont aussitôt développé leur série « The People’s Choice » en faisant composer deux chansons. La préférée des sondés est une chanson courte, pleine de solos de saxophones (ténor et soprano), de duos masculin/féminin, de synthés et de violons, parlant d’amour, avec les mots « Baby » et « Can’t You See » formant logiquement le titre final « Baby Can’t You See » – la chanson la plus détestée est d’une laideur délectable puisqu’elle doit associer héroïquement rap et air d’opéra, accordéon, cornemuse et synthétiseur et faire plus de vingt minutes… Mais l’évidence est là : personne sain d’esprit ne peut rester devant Naked Revolution (la Most Wanted Painting) et boire son Coca en écoutant Baby Can’t You See (la Most Wanted Song) en même temps, sans se tirer une balle ou se faire couler les jambes dans du béton pour ne pas pouvoir s’enfuir. Répétés sur un ton moins subjectif, les goûts moyens du public additionnés entre eux ne correspondent à aucun goût particulier. Toute l’ironie de l’œuvre de Komar et Mermalid est là : confondre ce qui est le plus désiré avec ce qui est seulement le goût exprimé dans la moyenne d’un sondage – comme on le ferait pour une élection démocratique.
Comme le fait remarquer Simon Frith, cette définition sociologique et quantitative achoppe sur une difficulté que tout bon fan éprouve mieux que le sociologue : « La suggestion populiste revient à dire que d’une certaine façon la lecture de romans à l’eau de rose et regarder Star Wars, Madonna et les fans de metal, les fous du shopping et les surfeurs sont équivalents. La discrimination esthétique essentielle à la consommation culturelle et les jugements éclairés que ça implique – pour acheter le dernier disque de Madonna ou choisir celui de Janet Jackson à la place – sont ignorésnote. » Il n’existe tout simplement pas de public si homogène qu’il consommerait indifféremment tout ce qui est pop. Avoir fait croire que ce qui valait pour le Coca-Cola valait pour l’art était le tour de force de Warhol, mais comme nous l’apprennent les faits divers, les fans et sosies de Gainsbourg ne discutent pas sociologie quand ils croisent des fans sosifiés de Johnny, ils préfèrent se planter des couteaux dans la gorgenote. Simon Frith est plus conséquent. Lui-même critique rock, il part du principe que consommer de la pop music revient à parler de la pop music, et finalement émettre des jugementsnote, des préférences et traverser toute une série de questions philosophiques qui produisent au final une identité et une philosophie de l’identité.
Pourquoi la musique des Pet Shop Boys sonne si gay, et pourquoi la moindre mesure de la musique de Bruce Springsteen semble déjà trempée de la sueur du vrai mâle américain ? Peut-on vraiment dire que la musique de Bob Dylan, qui a pourtant tellement de fois changé de style, serait plus authentique que la pop intello et commerciale des Beatles ? Pourquoi la musique d’Iggy Pop semble si sauvage et rebelle même après une pub pour un parfum, une marque de téléphonie mobile, ou un album de jazz ? Jusqu’à quel point peut-on détester un ancien groupe indé une fois qu’il est devenu commercial ? Celui qui écoute de la pop music répond à ces questions et les tranche lui-même, avec sa propre philosophie, souvent bricolée dans le secret de ses écouteurs semi-fermés, lors de moments de contemplation abstraite ou dans le bruyant partage de réunion à ciel ouvert. Quelle que soit la musique qu’on juge authentique au bout du compte, on sait faire la différence au sein de la masse de disques produits. « L’expérience de la pop music est l’expérience de l’identité » – preuve très indirecte : depuis 2013 en Angleterre, attaquer un goth ou un punk est classé en « crime de haine ».
Good for nothin’ bad in bed
Nobody likes you and you’re better off dead goodbye
We’ve all come to say goodbye
Born defeated died in vain
Super destruction you were hooked on pain
And tho’ your music lingers on
All of us are glad you’re gone
Paul WILLIAMS, The Hell Of It
(musique de Phantom of the Paradise)
En quoi cette thèse de Simon Frith permet-elle de nous soulager du poids de l’injustice que fait peser sur nos épaules par exemple la récupération du blues par les Blancs, de la soul par la disco, ou du R’n’B par les boys band ?
Simon Frith fait peut-être seulement primer la définition des goûts individuels sur la définition sociale de la musique. Dans ce contexte individualiste, le problème communautaire de la récupération culturelle ne se pose évidemment plus. Si la musique est un « texte » comme les autres, elle est affaire d’interprétation ; et si le public est capable d’être actif et autonome dans ses interprétations, comme les analyses de plusieurs sociologues des cultural studies l’ont défendu depuis longtemps, alors chacun est capable de « lire » la musique pop et d’en produire comme il l’entend. Dès lors, un chanteur noir peut faire de la musique de Blancs, un Blanc peut faire de la musique noire, une femme peut chanter comme un homme, et David Bowie peut se faire passer pour un alien androgyne bisexuel et travesti jouant autant du rock que du blues ou de la funk… En théorie tout est possible, mais, en pratique, seul David Bowie (cultivé, blanc et hétérosexuel) le fait.
L’histoire laisse donc des traces. Peu de groupes de filles et peu de groupes noirs font du rock (je ne dis pas qu’il n’y en a pas, j’ai dit « peu »). Les Rolling Stones ont voulu rendre hommage aux bluesmen, mais ce sont eux qui ont raflé la mise, s’alliant lors d’un malheureux concert avec les pires bikers racistes qui soient. L’attitude de certains bluesmen des origines, comme Skip James, décevait leurs fans blancs quand il voyait ceux-ci négocier âprement leurs gainsnote. Mais ils oubliaient comment ces mêmes bluesmen qui avaient fait rêver les Blancs ont été traités. La situation d’un artiste noir est nécessairement paradoxale à cette époque. Soit jouer pour un public restreint et communautaire, soit s’adresser à tous quitte à se faire symboliquement ou réellement déposséder de sa musique (ou se parodier soi-même si on est un ménestrel noir comme W. C. Handy). Le même problème ne cesse de se répéter, quand, au tournant des années 1970-1980, « la disco, qui s’imposait comme un genre également hospitalier aux artistes noirs et blancs, évince les artistes noirs des charts de R’n’B et des radios noiresnote ». C’est la soul, genre majoritairement noir, qui est alors menacée par une musique plus pop, mais également plus blanche. Apparaît au fond une « inquiétude de voir la soul music se soumettre aux impératifs pop », inquiétude qui concerne majoritairement les artistes noirs masculins, tandis que les chanteuses parviennent mieux à « s’ajuster à la rétrogradation de l’interprète dans la disconote ».
Les films qui parlent de musique présentent comme diabolique le personnage responsable en premier lieu de cette récupération. Dans Phantom of the Paradise, Brian De Palma invente, sur le modèle de Phil Spector, le personnage Swan, le producteur diabolique. Il connaît les recettes de toutes les chansons suite à un contrat avec le diable – tel un Faust de la musique pop. Il reste éternellement jeune à condition de ne pas détruire une bande-vidéo – comme Dorian Gray mais avec un vieux caméscope et une coupe de champagne dans un bain moussant. Il fait signer un contrat à vie d’exclusivité au héros, Winslow Leach, avec son propre sang pour récupérer sa musique, comme s’il avait passé sa jeunesse à vouloir rejouer le Fantôme de l’opéra. Tous les mythes sont là, collés, mixés, réécrits. Le film de 1974 est autant un opéra rock qu’une parodie postmoderne d’opéra rock. Brian De Palma a parfaitement compris que l’opéra rock est un genre voué à l’autoparodie : à la fois critique de l’industrie musicale et pompeux comme jamais.
Propos et formes dérivent tous deux vers cette conclusion : la récupération méphistophélique change l’artiste romantique en un monstre capitaliste cruel et torturé. Winslow Leach est d’abord défiguré dans son combat contre le producteur, puis il enfile une combinaison de cuir noir et un casque (qui inspireront Daft Punk plus tard) et il finit par convoiter avec la même avidité que Swan la voix de la jeune et jolie Phœnix. Le jeune compositeur est devenu un capitaliste appropriationniste comme les autres. Sur le modèle des mythes qu’il emprunte, le film se conclut comme une tragédie. Presque tout le monde meurt dans un mélange de cris et de fête. La musique de Winslow finit par être l’œuvre de personne et de tout le monde, reprise et déformée par tous, pur prétexte à une sorte de potlatch généralisé. Elle est, comme dans le reste du monde capitaliste, le fruit d’une subjugation et d’une domination.
Mais si Swan connaît déjà toutes les recettes de la musique pop, quel besoin a-t-il de récupérer celle de Winslow Leach ? Pourquoi un homme qui connaît la recette des tubes doit-il encore chercher de la nouvelle musique pour l’ouverture de son « Paradise » ? Swan en théorie sait déjà tout faire, et n’a plus qu’à enclencher la machine à tubes de son propre génie…
Trois hypothèses. Connaître la recette du tube n’est pas suffisant car :
(1) Le tube n’est pas une recette, mais une transformation, et même la déperdition d’une matière première originale. Le tube est donc médiocre par définition, vide comme un véritable tube, d’après la définition qu’en a donnée Boris Vian lui-même. Swan n’aurait alors qu’à changer une musique en merde pour faire un tube. Écueil de cette définition du tube : si tel était le cas, tout le monde pourrait faire des tubes, puisqu’un mauvais compositeur écrit par définition de la mauvaise musique. Swan ne serait pas un génie. Ou, si son génie consiste à détruire de belles choses, il doit conserver tout de même un peu de beauté dans le résultat final afin qu’on puisse différencier un tube d’une merde parfaite. Le tube serait l’art de savoir doser la déperdition.
(2) Le tube n’est pas une recette parce qu’il est au fond imprévisible. C’est le public qui choisit – pour des raisons accidentelles et souvent superficielles – que telle ou telle bonne chanson devienne un tube. Le film inclut en filigrane cette hypothèse à travers le personnage de Phœnix, qui séduit le public à l’issue d’un concours de circonstances (la mort de Beef sur scène et son remplacement à l’arraché). Swan n’est absolument pas déboussolé par l’apparence arbitraire de ce choix du public. Il accepte une part d’arbitraire, là où Winslow faillit par son obstination à tout vouloir contrôler.
À ce stade, les deux hypothèses classiques tombent à l’eau. Car elles ne prennent pas au sérieux l’idée que Swan est une sorte de mage noir de la pop music. Par conséquent, si ces hypothèses étaient vraies, le film n’aurait plus d’intérêt. Qu’on répète que les tubes sont nuls par essence, ou qu’on répète que le tube est une rencontre entre un public et une chanson, on se trompe. Alors pourquoi toute « machine » à tubes sera toujours insuffisante ?
(3) Parce qu’il ne faut pas répéter le tube, mais l’acte de faire un tube. Or l’acte de faire un tube consiste purement et simplement à voler la bonne musique d’un autre. Ce vol transforme la musique en autre chose qu’une pure forme d’expression personnelle. En la présentant comme une musique pour tous, Swan provoque alors une rencontre violente avec un public assoiffé de sang neuf – mais, au fond, terriblement pointilleux sur le rituel lui-même. Faire un tube, c’est répéter le crime violent qui lui donne naissance. Faire signer d’un sang différent le même contrat avec le diable.
Un autre film (un peu moins postmoderne que Phantom of the Paradise) repose le problème de la récupération là où De Palma l’avait laissé. Crossroads utilise fort à propos, non pas le mythe de Faust, mais son équivalent afro-américain et vaudou : le mythe du bluesman qui vend son âme au diable (ici à Papa Legba, qui passe pour son équivalent) à un carrefour pour devenir un guitariste virtuose. Ce mythe a essaimé toute la mythologie du blues. L’histoire, réellement propagée par Robert Johnson auprès de ses admirateurs blancs, amateurs d’anecdotes typiques, est racontée au jeune Willie Brown au début du film. Le film est la relecture de ce mythe à travers le personnage de Willie Brown – un vieux Noir, coincé dans une maison de retraite, qui promet à un jeune prodige de la guitare classique de lui apprendre le blues en échange d’un dernier voyage dans le Sud de l’Amérique. Le jeune Eugene a beau apprendre le blues, il semble encore manquer de quelque chose – l’expérience, l’âme, une aventure avec une fille de son âge… ? Les propositions ne manquent pas, comme les clichés que ce road movie accumule.
Après quelques détours, il se conclut logiquement par l’affrontement avec le récupérateur suprême de la musique des autres, le diable en personne (détail ou non : il est noir). Pour récupérer l’âme du vieux bluesman, Eugene doit participer à un duel de guitar heroes. S’il gagne, il récupère l’âme de Willie, s’il perd, Eugene deviendra un esclave guitariste de plus sur son label. Le champion du diable est un joueur de hard rock, Jack Butler, interprété par le célèbre guitar hero Steve Vai. Sur une scène où se croisent chanteurs de gospel, danseuse façon Joséphine Baker, devant un public noir, le petit Blanc qu’est Eugene semble perdu – Steve Vai ayant au moins pour lui d’avoir un pantalon noir très seyant.
Comment le héros du film peut-il concurrencer la récupération ultime qu’est le rock’n’roll ? Chacun l’un après l’autre lance un riff que l’autre doit reproduire. Le niveau monte très vite, et Eugene ne semble pas pouvoir égaler Steve Vai en virtuosité – ni en look, d’ailleurs. Mais sa botte secrète consiste à réutiliser ses cours de guitare classique pour injecter dans la compétition une virtuosité que l’autre ne peut pas reproduire, et donner ainsi naissance à un style nouveau qui n’est pas copiable – c’est-à-dire, en gros, Albeniz joué sur une guitare Fender (pour la petite histoire, c’est Steve Vai qui assure les parties de guitare d’Eugene et de Jack Butler). La solution n’est donc pas de surpasser le rockeur en authenticité pour revenir au blues. Ce n’est pas non plus d’imiter le rock, mais d’imiter le geste de récupération lui-même, pour reproduire l’effort même de créativité. C’est en tout cas ce geste qui est qualifié de diabolique.
Eugene sauve Willie Brown, Legba déchire le contrat et le public du bar diabolique exulte – le même public qui plus tôt se trémoussait sur la musique du poulain de Legba. Le film offre au rock la formule théorique de sa légitimité. Si le rock a pompé le blues, c’est d’abord parce que le même diable – c’est-à-dire le principe générateur ironique de toute musique populaire – a lui-même donné naissance au blues en s’alliant avec les plus doués d’entre eux. Pour battre le diable, il faut simplement être plus diabolique que lui. Là où Phantom of the Paradise annonçait la fin tragique de l’art, Crossroads promet la renaissance de la pop music. Les ressorts narratifs sont presque les mêmes, mais, soudain, Crossroads sent que cette récupération diabolique est la seule légitimité qu’on puisse atteindre.
Iggy Pop pourrait raconter la même histoire, mais avec plus de drogue, de misère et de sexe. Il tourne à l’époque avec les bluesmen de Chicago, qui l’ont accueilli, et progressivement intégré, lui le petit Blanc, pour les accompagner à la batterie. « Un soir, je suis descendu à l’usine de retraitement des eaux usées près du Loop, où les rives du fleuve sont entièrement occupées par des usines. Que des berges en béton et des effluves des Marina Towers. Et j’ai fumé ce joint et j’ai eu une illumination. Je me suis dit : “Ce qu’il faut que tu fasses, c’est jouer ton propre blues, tout simple. Je dois pouvoir décrire ma propre expérience en m’appuyant sur la façon dont ces types décrivent la leur…” Et c’est ce que j’ai fait. Je me suis approprié beaucoup de leurs techniques vocales, et aussi leurs tournures de phrases – entendues, mal entendues ou déformées à partir de chansons blues. Alors I Wanna Be Your Dog, c’est probablement mon écoute déformée de Baby Please Don’t Gonote. »
Iggy Pop confesse les emprunts aussi bien que les déformations de ces imitations. Mais ce qui lui donne l’autorisation de cette récupération est qu’il n’est pas en train de se changer en Noir alors qu’il est blanc, il répète seulement « la façon dont ces types décrivent leur expérience ». S’il peut comprendre leur point de vue, c’est aussi parce qu’il s’est mis délibérément à leur place, dans leur situation. Paradoxalement, Iggy Pop apprend moins les techniques musicales que le point de vue donnant un sens et un accès à cette musique – jouer de la musique pour peu d’argent, peu de considération, si ce n’est le pouvoir ambigu d’avoir rencontré le diable et de frayer avec les mauvais garçons. Ce qu’il chante au final est un blues de Blanc, puant le sexe, la domination et la démocratisation du SM.
La pop music échange donc un problème ancien pour un problème nouveau. D’un côté, elle dilapide toute expérience authentique et originale (au sens d’une concordance entre les goûts et l’identité sociale), mais, de l’autre, elle autorise à s’absorber en soi-même à la recherche d’une autre authenticité, cachée, ambiguë, construite mais jouant la naturalité. Il faut savoir chanter avec Gloria Gaynor « I am what I am, I am my own special creation » pour être pop.
Mais une nouvelle condition apparaît : le résultat final aura beau être tissé d’emprunts exogènes, parasites et dissonants, on doit dans tous les cas sentir l’urgence de la situation qui vous pousse à chanter. Ou au moins – soyons pragmatique – il faut que le récit de cette urgence soit crédible sans quoi rien ne pardonnera les récupérations perceptibles. Toute chanson pop doit donc être en même temps le récit (parfois imaginaire ou fantasmé) de sa propre naissance. Elle est le récit mythique de la crise qui a conduit à cette récupération. Sans connaître la vie d’Iggy Pop, on pouvait supposer qu’il ne faisait pas ce boulot que pour l’argent. Ses fans ont supposé qu’il en voulait à la société, qu’il était fou, qu’il était un pervers qui aimait se mettre à poil sur scène, peu importe. Il suffit de suggérer ce récit mythique pour justifier qu’on soit pop et nouveau plutôt que vêtu et travesti gauchement dans les habits des autres.
They say I’m crazy
Got no sense
But I don’t care
They may or may not mean offense
But I don’t care
You see, I’m sort of independent
I am my own superintendent
And my star is on the ascendent
That’s why I don’t care
Judy Garland, I don’t care.
I’d like to be a gallery
Put you all inside my show
David BOWIE, Andy WARHOL
Au détour d’un concert, au milieu de nulle part, certains ont rencontré des groupes qui jouent chaque soir comme si c’était le dernier, et qui se foutent absolument du lendemain. Ces groupes sont les gardiens de la flamme du rock ou de la pop. Ils entretiennent pour les autres l’idée qu’il y a une urgence à faire de la musique. Ils portent avec eux ce récit de naissance de la pop que certains n’arrivent plus à rendre crédible.
L’ontologie du fan consiste à croire qu’en quelque lieu mouvant du monde, il y a un point d’intensité, où toutes les musiques pop du monde retrouvent leur raison d’être, le temps d’un soir. Il suffit d’un filet de voix tremblante de Daniel Johnston, d’une guitare cassée de Brian Jonestown Massacre, d’une robe à fleurs de Kevin Barnes, ou d’une clope de Sixto Rodriguez… Peu importe le nombre de bouteilles lancées sur la scène ou directement sur les musiciens, peu importe même si personne ne les écoute, ne les comprend ou ne les aime. Ils jouent. Ces teigneux ont sans doute fait plus en continuant de jouer dans des bars minables que toutes les popstars, et ce, uniquement pour entretenir l’idée que passer une demi-heure dans l’intimité bruyante d’une voix suramplifiée et de guitares saturées équivaut à la découverte mystique des tripes du Seigneur en personne.
Je demande à mes lecteurs d’accepter le temps de quelques paragraphes l’axiome suivant : plus les musiciens jouent comme s’ils se moquaient de tout et qu’ils allaient mourir demain, plus le concert est bon. À en croire les témoignages recueillis par Legs McNeil et Gillian McCain, le succès d’Iggy Pop tient à l’impression spectaculairement persistante qu’il se foutait de tout. Il est comme la première image pornographique qui traumatise les adolescents, mais en version branleur. Alan Vega raconte ce qu’il a vu : « Ce type avec sa frange blonde – qui ressemblait à Brian Jones – a déboulé sur scène et d’abord j’ai cru que c’était une nana. Il portait une salopette déchirée et des mocassins super ridicules. Il avait un look vraiment délirant – à fixer la foule en gueulant : “Je vous emmerde ! Je vous emmerde !” Puis les Stooges se sont lancés dans une de leurs chansons, et le temps de dire ouf, Iggy glissait de la scène sur le béton et commençait à se taillader avec une guitare cassée. Ce n’était pas théâtral, c’était du théâtre. Alice Cooper était théâtrale, avec tous ses accoutrements, mais Iggy ce n’était pas de la frime. C’était réelnote. » Lors d’un autre concert, « Iggy a sorti sa bite et l’a collée contre le baffle. Elle vibrait dans tous les sens. Il était très bien monténote ». Ou encore : « Iggy est apparu, avec sa salopette trouée, et un string rouge qui laissait sortir ses couilles. Il s’apprête à chanter et, à la place, il commence à gerber partout, mec. […] C’était le plus grand concert de toute ma vienote. »
Après s’être plongé dans la boue d’un festival de rock ou avoir pissé en ligne à côté d’une vingtaine d’autres mecs qui tiennent mieux la bière que vous, une telle communion dans la suspension de tout sentiment de gêne sociale n’empêche malheureusement pas de vivre un jour de plus pour subir la gueule de bois qu’on mérite. En revanche, la magie des concerts auxquels on a assisté tient à l’oblitération de cette trivialité. On n’a pas accès aux coulisses, à la petite cuisine de ce qui s’est déchaîné sur scène. Danny Fields, agent et chasseur de têtes pour Elektra, savait pour s’être souvent battu contre ses propres clients que la source de cette énergie n’avait rien de très glamour. « C’est les meilleurs. Ça n’empêche pas que c’est des connards complets. » On ne peut pas mieux espérer clore le sujet.
Néanmoins, n’importe quel artiste pop balance entre l’injonction qu’il reçoit d’être jugé sur sa sincérité et le risque de banalisation que lui fait encourir le dévoilement de sa vie. Les artistes ne peuvent pas ne rien dire ou avouer qu’ils sont des connards. Le récit de ce qui les a conduits à la musique conditionne l’appréciation de leur authenticité. Pris au centre de cette injonction contradictoire, un artiste doit savoir rester cool. Dans une interview, il faut savoir parler de choses banales sans être banal, de choses tristes sans être triste, et ne jamais prêter à la moquerie. Le cool est le supplément d’âme moderne des conversations mornes, une indifférence qui donne de la profondeur, qui suggère que, pour une personne au moins dans la pièce, le monde est magique. Le mec cool sait tout mais ne dit rien, et quand quelqu’un – selon la proposition de l’urban dictionnary – se plaint d’être atteint d’obésité morbide, le mec cool reste là et dit juste : « cool » – qualifiant ainsi ironiquement l’objet de la conversation (qui est ennuyeux) mais réellement son attitude (qui est détachée et donc cool). Bref, il faut inventer une stratégie consistant à se foutre de tout avec beaucoup de sérieux pour ne pas avoir l’air d’être le connard qu’on est sans doute.
Andy Warhol est une pop star, et peut-être la seule star du pop art, parce qu’il a su parfaitement résoudre ce dilemme. Sur cette frontière entre le génie et le trivial, Warhol a adopté une stratégie directement inspirée de son rapport à l’identité gay, et puisée aux racines de la culture camp.
Son homosexualité n’est pour certains qu’un détail sur une page Wikipedia, et pour d’autres, un angle psychologique ringard d’analyse de l’œuvre de Warhol. Les plus cultivés et les plus fidèles aux mots de Warhol lui-même, préféreront penser que tout ce qu’il y a à savoir sur lui, « se trouve à la surface » (de ses toiles) et « se mesure en centimètres » – bien qu’il ne s’agisse au final que d’une blague salace subtilement détournée par un type qui a l’air raffiné. Personnellement, ce que j’ai pu apprendre et aimer de Warhol ne s’est jamais trouvé à la surface, ni ne s’est mesuré en centimètres. C’est en supposant une profondeur qu’il maintenait voilée qu’on peut commencer à le trouver intéressant. Le personnage médiatique qu’il a créé a surpassé son rôle d’artiste et il y a plus dans ses livres ou ses interviews que dans les mètres carrés de papier peint vache (qu’on peut aujourd’hui acheter soi-même pour refaire la chambre des enfants). Quoi qu’on en pense, son ami et mentor Emile De Antonio et tous les autres artistes pop ont clairement eu un avis sur l’homosexualité de Warhol avant même qu’il en soit averti. On peut assez facilement aller jusqu’à dire que sa sexualité détermine le contexte d’émergence même du pop art. N’ayez pas peur, on ne va pas disséquer ici les aventures, les glandes ou les gonades du maître, à peine sait-on de Warhol qu’il a eu des condylomes (oups, je l’ai dit), et peu de rapports sexuels.
Le contexte est le suivant. Au tournant des années 1960, une élite pop se forme, majoritairement gay. Robert Rauschenberg et Jasper Johns sont déjà connus individuellement pour leurs travaux. Tous les deux vivent en couple et s’influencent mutuellement, mais ils préfèrent rester au placard – car on est d’accord, ça ne compte pas si les seuls qui sont au courant pour vous sont vos amis du show-business… John Cage et Merce Cunningham, qui gravitent dans les mêmes milieux pop, connaissent une synergie identique : « Je fais la cuisine et Merce fait la vaisselle », raconte Cage dans une interview à Remy Charlip. Ça a beau être charmant et très vendeur pour une potentielle campagne promotion du mariage gay, le couple reste discret quand il quitte les cercles de l’avant-garde. Roy Lichtenstein est peut-être le seul hétéro de la bande… Mais ces artistes pop ont un point commun : tous précèdent Warhol et se méfient de lui – et tous seront finalement moins connus que lui. Le jeune publicitaire Andrew Warhola veut pourtant se fondre dans la clique. Il achète leurs œuvres et se rend à leurs expositions. Il les admire mais rien n’y fait. Alors un jour, il demande à son meilleur ami la raison de cette indifférence : « Quand le serveur est arrivé avec le brandy, j’ai finalement lâché le morceau et De m’a répondu : “Très bien, Andy, si tu veux vraiment entendre la vérité, je vais te la dire : tu es trop efféminé et ça le gêne.” J’étais embarrassé, mais De ne s’arrêta pas là. Je suis certain qu’il avait vu à quel point cela heurtait ma sensibilité, mais je lui avais posé la question et il allait y répondre complètement. “D’abord, même si la sensibilité de la génération postexpressionnisme abstrait est, évidemment, homosexuelle, ces deux-là portent des costumes à trois boutons. Ils sont passés par l’armée ou la Navy, ou quelque chose comme ça !” […] Ce que De venait de me dire me blessait vraiment. Quand je lui avais demandé : “Pourquoi ne m’aiment-ils pas ?”, j’avais bien sûr espéré m’en tirer à meilleur compte. Quand on pose une question de ce genre, on souhaite toujours que la personne nous convainque qu’on est simplement paranoïaque. Je ne savais pas quoi dire. Finalement, je lui répondis quelque chose d’idiot : “Je connais des tas d’artistes qui sont plus efféminés que moi.” Et De me dit : “Bien sûr, Andy, il y en a d’autres qui sont plus efféminés avec autant de talent, mais les peintres importants veulent avoir l’air hétéro. Tu joues les efféminés, c’est un peu comme ton blason.” Voilà qui restait sans réplique, c’était absolument vrai. Alors je décidai que j’allais simplement m’en foutre, parce qu’il y avait toutes ces choses que je ne voulais pas changer de toute façon, que je ne croyais pas devoir changernote. »
Confronté à la double contrainte d’être trop efféminé pour s’effacer socialement ou pour rejoindre l’avant-garde – et à la fois avoir trop de succès pour redevenir publicitaire et un passé de publicitaire qui l’empêche d’être pris au sérieux –, Warhol va tout simplement ne rien changer, et embrasser cette ambiguïté. Il ne croit pas avoir à s’expliquer non plus sur sa sexualité qu’il présente constamment comme un point d’interrogation. Il fait tout pour qu’on le fasse parler tout en faisant comme s’il n’avait rien à dire. Il répond aux interviews, mais se garde bien de surthéoriser sa position. Il va même cultiver la gêne qu’il peut provoquer. Il l’avoue dans Popisme : « Je m’étais toujours beaucoup amusé avec ça, juste en regardant les expressions sur le visage des autres. Il fallait voir comment se comportaient tous les peintres expressionnistes abstraits et le genre d’images qu’ils cultivaient pour comprendre à quel point les gens pouvaient être choqués de voir un peintre efféminé. Je n’étais certainement pas du genre mâle par nature, mais je dois admettre que je me suis forcé pour jouer de l’autre extrême. » Cette situation inédite produit une solution transhistorique, qui va devenir très vite le prototype d’une sensibilité nouvelle. Et on ne comptera plus dès ce jour les hommages parfois mécaniques de popstars inspirées par le ton laconique avec le lequel il arrivait à dire que tout est fantastique (Bowie, Madonna, Lady Gaga…).
Mais s’il a pu devenir l’homme le plus cool des années 1960 et 1970, c’est aussi parce que cette posture, Warhol l’emprunte à toute une culture camp essentiellement gay qu’il connaît. Le terme est issu de l’expression française « camper » en parlant d’un personnage. En préliminaire de toute définition du camp, on a l’habitude de dire qu’il est indéfinissable, ou plutôt que si vous êtes en train de le définir, c’est que vous n’êtes plus très camp vous-même. En somme, le camp comme le cool ne vit qu’en liberté, loin des cages et des prisons conceptuelles (ce serait avouer qu’on se prend au sérieux). On ne pourra donc en parler qu’imparfaitement, mais sous l’autorité de Susan Sontag, qui y consacre son court et brillant essai Notes on Camp. Si vous comprenez cet aphorisme : « La vie est une chose trop importante pour qu’on en parle sérieusement » (L’Éventail de Lady Windermere, d’Oscar Wilde) ou celui-là : « Être naturel est aussi une pose et la plus irritante que je connaisse » (Un mari idéal, de Wilde encore), un dandy camp sommeille en vous. Et s’il vous est arrivé de dire un jour devant un dessin de l’enfant de votre ami que « c’est si affreux que ça en devient beau », alors sachez-le : le camp est votre dance-floor. Si vous ne perdez jamais une occasion de faire le signe des guillemets avec vos doigts, arrêtez-vous, car vous êtes déjà trop « délibérément camp »… En bref, le camp est l’art du contre-pied esthétique, aussi bien ironique que naïf, vulgaire que précieux, androgyne que surgenré. Le camp est l’art du trouble. Et si on devine que vous êtes camp, vous ne l’êtes plus.
Il suffit de piocher chez Warhol pour en trouver mille exemples. Il peut parler de ses problèmes de peau et ajouter que l’art n’est que l’art de faire des affaires, sans qu’on arrive à démêler ce qui est ironique ou sincère. Il peut écrire que « la beauté d’un homard rouge n’apparaît qu’après l’avoir plongé dans l’eau bouillantenote » ou que la nature n’est que transformation et beauté et entamer une énumération des plus beaux Mac Do du monde… « Ce qu’il y a de plus beau à Tokyo, c’est le snack-bar Mac Donald’s. » Dans la plus pure tradition camp, il peut également jouer de sa propre féminité, se déguiser en femme et se prendre en photo (comme d’ailleurs Duchamp avant lui), ou surligner la masculinité d’un Elvis jouant les cow-boys, comme s’il avait capturé entre les mailles de sa sérigraphie non pas un cow-boy en particulier, mais un « cow-boy » entre guillemets. Warhol aime l’artificialité comme il aime sa perruque blanche. Car cette artificialité le protège et le rend visible en même temps.
Sontag a nuancé le rapprochement qu’on pourrait faire entre le pop et le camp. Le pop « procède d’un état d’esprit à la fois comparable et fort différent. Le “pop art” est plus sec, plus froid, plus plat, plus détaché de son objet, nihiliste en fin de comptenote ». Mais, encore une fois, à part pour les insiders, cette différence interne ne compte pas. Car :
– Le pop comme le camp propose d’aimer ce qui est populaire ou vulgaire, sous toutes ses formes, et conteste par là la suprématie de la culture savante. § 54 : « Les expériences du “camp” se fondent sur cette découverte importante que la sensibilité de la grande culture ne détient pas le monopole du raffinement. […] Sous la forme d’un hédonisme audacieux et subtil, le goût “camp” se substitue alors au bon goût. Il redonne de l’entrain à l’homme de goût qui courait le risque d’une perpétuelle frustration. Il donne de l’appétit et facilite la digestion. »
– Le pop comme le camp part de l’idée que ce n’est pas grave d’en faire des tonnes. § 26 : « “Camp”, c’est un art qui se prend au sérieux, mais qui ne peut être pris tout à fait au sérieux, car “il en fait trop”. »
– Le pop comme le camp trouve même qu’il y a une certaine réussite à l’échec retentissant. Le camp invente le Fail quarante ans avant Internet et les compilations de vidéos virales. § 55 : « Le goût “camp” ne propose pas de prendre au sérieux ce qui est de mauvais goût : il ne se moque pas de l’œuvre achevée, du drame authentique. Mais il parvient à apprécier, à trouver un goût de réussite à des tentatives passionnées qui ont abouti à l’échec. »
– Le pop comme le camp se moque de la vérité et de la sincérité. § 42 : « On est séduit par le “camp” quand on s’aperçoit que la vérité ne suffit pas. La sincérité peut être ignorante, prétentieuse, et d’esprit étroit. »
– Ce qui compte est la naïveté. § 18 : « Le pur “camp” est toujours naïf. Le “camp” conscient (faire du “camp”) paraît en général beaucoup moins bon. »
– Ce qui compte est l’intensité : « La différence que l’on fait entre les bons et les méchants est absurde. Il y a ceux qui ont du charme et les raseurs. » (Citation de L’Éventail de Lady Windemere.)
– Le pop comme le camp se nourrissent du kitsch, du démodé, et du décalage qu’impose le détachement de l’objet de son époque d’origine. Le camp invente le vintage vingt ans avant tout le monde. § 31 : « Le temps libère l’œuvre d’art de ses conséquences morales et la livre à la sensibilité “camp”. […] Ce qui fut banal peut, avec le temps, devenir fantastique. »
– Le pop comme le camp ne jure que par le personnage, ou maintenant celui des téléréalités. § 32 : « Le “camp”, c’est une glorification du personnage. » § 33 : « Ce qui intéresse le goût “camp”, c’est la présence du personnage […] ; en revanche, l’évolution du personnage le touche fort peu. »
– Le pop comme le camp offre une vision comique du monde. § 44 : « Si la tragédie est une expérience d’engagement poussé à l’extrême, la comédie est une expérience du désengagement, ou de détachement. »
Mais on trouvera surtout sans trop de surprise les meilleures preuves des racines gay et camp du pop art dans les poubelles que les pourfendeurs du pop art déversaient sur les artistes popnote. En somme, tandis que les vrais peintres comme Pollock et De Kooning se mettaient fraternellement sur la gueule au Cedar Tavern en buvant un antépénultième verre avant l’accident mortel, on accusait les artistes pop, non d’être capitalistes, antiexpressionnistes, postmodernes ou de manquer d’imagination en copiant simplement le monde qui les entourait… mais de n’être pas assez virils.
On les accusait de dilapider la haute culture et la morale à la seule fin de leur plaisir esthétique gay. Les coups pouvaient venir de partout, par exemple de l’auteur noir engagé Leroi Jones : « Nous ne voulons pas que nos enfants grandissent pour être comme Marlon Brando. Nous ne voulons pas que nos enfants grandissent en peignant des boîtes de soupe Campbell. Nous ne voulons pas que nos enfants grandissent en les laissant penser que d’une certaine façon la célébration de l’homosexualité est esthétique et profondenote. »
Avec une homophobie plus subtile, le terme même de pop est contesté par les populistes qui ne reconnaissent pas là le vrai goût du peuple mais « une malicieuse petite blague de tapette qui ne sert qu’à singer et tromper les classes moyennes », comme l’écrivait Vivian Gornick dans Village Voice en 1966. De cette homophobie intello aux descentes dans le bar Stonewall, c’est le même coup de poing dans la gueule qui se prolonge.
Enfin, avant tout le monde, c’est Harold Rosenberg, le défenseur des expressionnistes abstraits, qui parle le mieux de ses adversaires esthétiques. Il s’agit d’élever pour mieux abaisser et ridiculiser : il suggère d’abord dans Death in Wilderness que toute l’Amérique est camp, que « l’on ne peut pas s’intégrer dans la vie américaine si l’on n’est pas camp », puis il réduit le pop art à « l’agrégation d’une bande de peintres homosexuels et de leurs auxiliaires non peintres ».
Ce qu’oublient toutes ces critiques, c’est qu’il n’est pas dans l’intérêt immédiat d’un gay des années 1950 de faire la promotion du camp. Beaucoup restent discrets, la visibilité de ce monde camp est donc largement exagérée. Les 4’33 de silence de John Cage sont d’ailleurs habilement redécrites par l’historien de l’art Jonathan David Katz comme l’« expression d’une identité au placard en pleine guerre froidenote ». Il rappelle que la philosophie zen de l’effacement de la subjectivité endossée par John Cage pour résoudre ses propres conflits intérieurs est au diapason de son propre silence sur sa vie privée. Que dire des tableaux blancs de Rauschenberg ou de son Erased De Kooning Drawing – un dessin de De Kooning, l’artiste expressionniste le plus en vue, offert par De Kooning à Rauschenberg puis effacé par ses soins ? De là à imaginer que le postmodernisme d’un Cage important le zen aux États-Unis ou le coup de théâtre théorique de la mort de l’auteur (impliquant Barthes ou Foucault) sont au fond l’invention de gays au placard qui déteignent sur le climat d’une époque, il n’y a qu’un pas que mon manque de freudisme m’empêche de franchir, mais que mon goût pour les hypothèses baroques me fait allègrement traverser ! Warhol cultive d’ailleurs parfois cette posture d’effacement quand il ne répond plus aux interviews que par des « oui » ou « non » sibyllins, quand il porte un masque lors d’une exposition, ou qu’il gave ses livres de variations autour du non-agir zen telles que : « Dès que vous cessez de vouloir quelque chose, vous l’obteneznote » ; « J’ai compris que l’existence n’est rien et je me suis senti mieuxnote. »
Mais l’avantage de Warhol sur Barthes, Cage, Foucault et les autres est que son taoïsme new-yorkais ne cache pas qu’il est gay, entouré de freaks, de tapins et que chacun de ses films se complaît à montrer les émois du plaisir homosexuel masculin. C’est le cumul de ces deux éléments qui le rend ambigu, camp et donc cool. Cette façon d’entretenir le mystère peut être une énième stratégie publicitaire. On pourrait dire ça, mais il y a une raison plus profonde pour laquelle Warhol se refuse à la transparence. Aussi marginal joue-t-il à être, il refuse d’être complètement freak et queer ; il refuse d’être subversif et contre-culturel. Il laisse ce rôle à ceux qui l’accompagnent, la bande de la Factory et du Velvet Underground, ou Gerard Malanga, son assistant, un jour invité sur scène à faire claquer le fouet comme un fétichiste SM. Warhol ne se plonge pas dans la contre-culture, il flotte à la surface, dans une position acrobatique et unique. Il organise des soirées à la Factory, photographie le sexe de ceux qui entrent, mais laisse les autres mourir d’overdose et se complaire dans le mal du siècle.
L’homosexuel camp est donc nécessairement perçu comme un traître à sa classe : il devrait trouver naturellement refuge parmi les classes aisées et pourtant il préfère l’art populaire. Pourquoi se mettre si délibérément le cul entre deux chaises ? La raison sociologique du camp est plus labyrinthique. Pour Sontag, il s’agit bien d’un désir d’intégration : les gays négocient historiquement l’émergence d’un art populaire à part entière, et se rendent célèbres pour leur goût et leur sens du style, quitte à faire peser sur les générations suivantes le stéréotype du gay qui parle des couleurs avec des noms bizarres de fleurs ou d’animaux. Mais s’ils sont les seuls à avoir quelque chose à gagner à ouvrir les vannes du kitsch et de l’ironie sur le monde, ce n’est pas uniquement par intégration. Après tout, n’importe qui d’autre aurait pu être camp. « Si les homosexuels n’avaient pas, peu ou prou, inventé le “camp”, d’autres n’auraient pas manqué de le fairenote. » Les gays sont simplement les premiers à faire le pari qu’ils ont trouvé avant les autres comment vivre dans ce monde moderne. Cette position camp est dominante, malgré sa minorité, parce que l’histoire va leur donner raison. Il fallait trouver un groupe social pour résoudre ce problème : « Comment peut être un dandy à l’époque d’une culture de massenote ? » Les gays de l’époque ont apporté la réponse, et elle a ensuite été redistribuée pour tout le monde.
Pour nous faire goûter l’art quand tout le monde en fait, et quand les classes moyennes triomphent, il fallait des gens qui soient à la fois des outcasts et des insiders, à la fois en marge et au centre, c’est-à-dire visibles à certains moments et invisibles à d’autres. Susan Sontag n’hésite pas pour cette raison à comparer les gays et les juifs : « L’activité de l’un comme de l’autre groupe peut s’expliquer par des raisons parallèles ; car le développement de chaque forme de sensibilité va dans le sens des intérêts du groupe promoteur. La communauté juive poursuit dans le libéralisme sa légitime reconnaissance. » Quant aux homosexuels, ils « fondent dans la promotion de valeurs purement esthétiques un espoir de disparition du ban social qu’ils encourentnote ». Si on relit bien la phrase précédemment citée d’Harold Rosenberg, dans son rejet radical du kitsch et de la culture de masse, il reconnaît pourtant que quiconque veut comprendre l’Amérique doit être camp puisque, en Amérique, toute subjectivité est inventée et créée de toutes pièces. Pour lui, ça signifie que tout le monde est imposteur dans un monde marchand, tout le monde campe au lieu d’avoir le visage franc (straight face – chacun perçoit l’opposition sur laquelle il joue) de la subjectivité expressionniste et virile de ses artistes favoris.
Mais, à tout prendre, si le camp est cette sensibilité qui offre la possibilité d’être à la fois bourgeois et vulgaire, on peut se demander si ce qu’il propose n’est pas, justement, une forme d’émancipation. Jouer aussi l’aristocratie du goût cultivé et la spontanéité joyeuse de la frivolité, c’est faire en sorte de s’extirper des déterminismes sociaux et ou de l’hégémonie de la culture bourgeoise. L’éclectisme peut être jugé insuffisant, mais il anticipe au moins la conséquence idéale d’un monde culturel où chacun peut aimer ce qu’il veut librement. Dans ce monde, il faudra savoir manger de la merde avec le sourire, tel Divine, qui se goinfre d’une merde de caniche sur le trottoir de Baltimore pour la caméra de John Watersnote.
Et si un bout vous reste coincé entre les dents, faites comme Divine, et passez la langue pour le déloger.
How in the world you gonna see ?
Laughing at fools like me,
Who on earth do you think you are ?
A superstar ?…
John LENNON, Instant Karma
Lady Gaga occupe le sommet de la chaîne alimentaire (blonde) de la pop. Bowie avait digéré chaque courant musical pour vomir un nouveau personnage tous les cinq ans, Madonna a dévoré le transformisme de Bowie, Britney Spears a embrassé Madonna (quatrième du top des artistes ayant vendu le plus de disques) et aspiré son âme, enfin Lady Gaga a woké tout ce beau monde, et s’est curé les dents à la fin avec le tibia de Freddy Mercury (Radio Gaga passait constamment en fond dans le studio d’enregistrement). Aussi métamorphe que Bowie, aussi politiquement creuse que Britney Spears, et aussi gay-friendly que Madonna, elle propose la stratégie pop la plus explicite, la plus consciente.
Au premier abord, comme toutes les popstars, elle vous toise. Elle connaît son Warhol sur le bout des doigts. Elle parle comme un robot et ne s’arrêtera pas une seconde pour justifier son travail artistique. Elle greffe au paradigme warholien de « l’art, c’est l’art de faire des affaires » un petit corollaire « l’art, c’est l’art d’être célèbrenote » – je sais que beaucoup croient que c’est ce que Warhol avait dit, mais il limitait la célébrité à un quart d’heure, lui, alors que Gaga veut le rester.
Elle est célèbre et elle a de l’argent ; toutes les preuves sont sur la table. Que ça vous plaise ou non, elle est fière d’être qui elle est et de faire ce qu’elle fait. Une demi-seconde d’autocritique esthétique serait un désaveu de sa propre stratégie de fierté et d’authenticité. Elle est blindée. Pourtant, n’importe qui pourrait facilement remettre en cause son authenticité – parce qu’on sait qu’elle chantait d’abord du rock, qu’en vérité elle est brune, pas du tout bisexuelle et qu’initialement elle n’avait rien à foutre de la dance. Qui plus est, on ne compte plus les accusations de plagiats (de la robe en viande, du refrain de Born This Way, de l’esthétique catho-cul à la Madonna, des épaulettes de Grace Jones, etc.). Voilà pour l’authenticité. Mais justement parce qu’elle se moque de cette remarque, elle est authentique, comprenez authentiquement dédiée à son succès. Plus vous l’accusez, plus son indifférence vous le prouve. Ce qui est véritable est sa passion, non les moyens utilisés pour la satisfaire. L’accusation est provoquée puis retournée. Devenir une star est le nirvana ultime, le point toujours fixé par la chanteuse au fil des mutations et des mensonges.
Après le visage impassible de la joueuse de poker, c’est la caresse rassurante. Car Lady Gaga ne perd jamais une occasion de remercier ses fans. Elle appelle ses petits monstres, leur envoie des monsterkisses et elle leur chante qu’ils sont nés comme ça, c’est-à-dire différents et tous uniques – et pour une bonne partie gay – mais tous nés pour devenir des stars. Sa stratégie médiatique (et sans doute partiellement sincère) est d’être du côté des opprimés, quitte à les mélanger dans une grande salade César de stéréotypes. « Que tu sois fauché ou plein aux as, noir, blanc, beige ou descendant de Chola, que les handicaps de la vie t’aient changé en exclu, en martyr ou t’aient sans cesse emmerdé, aime et réjouis-toi aujourd’hui, car tu es né comme ça, bébé ! […] Que tu sois gay, hétéro ou bi, lesbienne, transsexuel. […] Que tu sois noir, blanc ou beige, chola ou que tu viennes d’Orient » bon, bah tu es né pour être une star, quoi (c’est le refrain de Born This Way).
Elle conçoit (sincèrement ?) que c’est son boulot de leur répéter qu’ils doivent être fiers d’eux-mêmes, et aimer ce qu’ils sont. Ce qu’offre Lady Gaga est un « devenir minoritaire » bon marché et ouvert à tous, un petit tour de grand huit sur le manège de l’exclusion, où ils découvriront en route les vertus thérapeutiques d’un narcissisme exacerbé. Je me moque, mais je ne devrais pas, car n’importe quel bon plan médiatique est ficelé autour d’un exemple type, d’un cas irréfutable. Pour Lady Gaga, la vie de Derrek Lutz a été l’occasion de prouver les bienfaits de son remède. Ce jeune gay du New Jersey s’était fait mettre à la porte en raison de son homosexualité. Il témoigne : « Ma famille m’a dit que j’étais un monstre. Ma vie entière était sens dessus dessous, mais Gaga m’a permis d’être si à l’aise avec ce que je suis et la façon dont je m’habille, que maintenant je me fiche de savoir ce que les autres pensent. […] Elle m’a rendu heureux, elle a permis de m’aimer. » Si on en sauve un, peut-être que les autres aussi pourront être sauvésnote.
Même si elle touche plus le cœur des classes moyennes que celui des véritables déclassés, en se faisant coudre des sacs en viande sertis de diamants ou en bardant son corps famélique de pubs, la star attire sur elle l’opprobre que ses fans pourraient recevoir (ou s’imaginer recevoir). Les multiples récits biographiques insistent sur les obstacles qu’elle a dû affronter et dépasser : être grassouillette au lycée, avoir un nez trop long, devoir quitter sa famille et travailler dans les clubs mal famés (avec un loyer payé par ses parents à quelques blocs de la maison familiale), ressembler à Amy Winehouse à ses débuts, se faire plaquer par sa maison de disques et le producteur Rob Fusari dont elle était devenue la créature, puis trop ressembler à Madonna ou à Gwen Stefani quand elle a commencé à percer, enfin être soupçonnée d’être intersexe ou hermaphrodite. Elle porte donc sa croix imaginaire pour mieux devenir le réceptacle de la vulnérabilité de ses fans. Sa définition de la célébrité (fame) est assez parlante : « Si vous êtes seuls, je serai seule, et c’est ça la célébriténote. »
Lady Gaga ne fait pas que remercier ceux qui l’ont amenée ici, elle veut être l’avatar de ses fans, le véhicule terrestre dans lequel ses fans peuvent se projeter et recevoir une part de la starification. Là où la star classique était supposée s’élever au-dessus de la foule, la « staravatar », au contraire, redescend sur terre pour prêter son corps-image à tout le monde. Sa force est de savoir jouer le rôle d’un parfait miroir. Gaga sait que l’individualité de la star doit être sacrifiée. On demandait déjà à Maria Callas si elle pouvait être la victime du personnage qu’elle s’était construit. Et la diva répondait vers la fin de sa vie que le public se régale autant du spectacle de l’apogée que de la chute de son idole. Lady Gaga connaît trop son histoire des stars pour accepter d’être simplement aimée. « Je veux offrir à mes fans quelque chose de tangible. Je ne veux pas que les gens m’aiment, mais que les gens s’aiment. Chacun de mes putains de fans s’adore. […] Ce sont des gens fantastiques et brillants parce qu’ils croient qu’ils peuvent réussir. […] Si vous pensez que ça n’a pas de sens, eh ben tant pis. » Lady Gaga se vit comme la représentante d’une communauté spontanée, dont chaque achat de single serait en réalité un plébiscite. L’argent est symboliquement remplacé par la confiance, l’espoir, le succès. Il ne faudrait pas réclamer trop vite la fin de ce genre de dialectique, tant elle irrigue également toute une partie des discours politiques. Comme Obama le promettait en 2008, espérer en lui est déjà une façon de changer la vie politique – à condition justement que tout le monde espère en même temps. Lady Gaga promet la même chose : croire en elle est déjà une façon de changer sa vie, car la star en laquelle vous avez capitalisé votre confiance va bientôt changer la pop, la culture, votre monde.
Ce petit guide pratique du succès ne serait pas complet sans l’examen du noyau dur, voire métaphysique, de sa philosophie pop. N’importe quel fan vous pointera du doigt l’endroit où toutes les questions trouvent leurs réponses : au début du tube Born This Way. L’introduction du morceau est comme un manifeste, ou plutôt une cosmogenèse baroque, expliquant la naissance des hommes, la partition du Bien et du Mal, et la hiérarchie des âmes. La légende raconte qu’elle aurait écrit la chanson en « ten fucking minutes » – et je ne serai pas de ceux qui diront « tu m’étonnes » : rejouer le tube d’une autre chanteusenote prend moins de temps que ça, donc en comparaison elle a plutôt bossénote. Ça commence comme ça :
« Ceci est le manifeste de maman-monstre : sur G.O.A.T, un territoire que le gouvernement possède dans l’espace, quelque chose est né de magnifique, de magique. Mais cette naissance ne connaissait pas de limite, c’était une naissance infinie. En voyant se multiplier les utérus et débuter la mitose du futur, on comprit que ce moment crucial de la vie échappait au temps, qu’il était éternel. C’est ainsi que naquit une nouvelle race au sein même de la race humaine. Une race dépourvue de préjugés, sans discrimination, mais dotée d’une liberté sans bornes. »
Clip ou concert, Lady Gaga adore les manifestes et brode sans arrêt des variations surprenantes autour du thème pindarique du « Deviens qui tu es ». Sauf qu’il faut préciser que devenir qui tu es, en l’occurrence, c’est devenir une star. Elle le dit elle-même de façon assez marrante : « J’ai toujours été célèbre, c’est juste que personne ne le savait. » Comment ne pas la comprendre ? Depuis le début du XXe siècle au moins, le premier réflexe devant une caméra, noté par Walter Benjamin ou par Edgar Morin, est le même : « Pourquoi pas moi ? » Être pris par l’objectif n’est pas difficile. Même pas besoin de monter sur scène : il suffit presque de ne pas bougernote. Mais si Edgar Morin, dans les années 1950, définit d’abord la star par sa présence médiatique, ses caprices, sa faculté à faire vendre un film, il rate la réinterprétation radicale que Lady Gaga propose de l’anonymat. Pour elle, l’anonymat n’existe plus. On naît star avant que d’être star. Le devenir réel de notre être n’est que le déploiement de notre essence secrète préexistante, de notre inner fame. Edgar Morin décrit très bien l’échange qui se déroule entre le réel et l’illusion dès lors qu’on croit à la star : le monde réel, en acceptant la star en son sein, reçoit un peu de magie et prête à la star un peu de réalité en échange. Stefani Germanotta est une icône en devenant Lady Gaga et Lady Gaga est un être réel quand elle habite le corps de Stefani Germanotta. C’est le deal. Mais il ne se doutait pas que la philosophie de la star aboutirait aujourd’hui à une négation radicale de ce « monde réel ». Stefani Germanotta était dès le début Lady Gaga. Et à sa suite, l’avatar que la divinité choisit pour descendre sur terre offre à chacun de révéler sa véritable nature.
Si l’on examine la proposition selon laquelle on est né star, on peut s’étonner que la célébrité soit considérée comme une qualité intrinsèque du sujet. Par définition, elle relève d’un regard, d’une relation. On dit parfois que la beauté est dans l’œil de celui qui regarde et, de même, la célébrité semble ne pas pouvoir être autre part que dans ce même œil. La proposition de Gaga est donc soit poétique, soit absurde. Mais, en réalité, Lady Gaga entend la célébrité très différemment de sa définition classique. Elle injecte partout où elle parle, dans chacun de ses discours, l’idée mythologique par excellence de la présence d’une âme immortelle au sein d’un corps mortel. Et elle utilise fréquemment le concept d’archétype jungien dans ses divagations sous pseudonyme. La célébrité n’est pas le simple fait d’être connu de tous. La célébrité est le dévoilement de cette âme immortelle, l’abandon tout entier de soi à son destin d’archétype jungien. « Dans Born This Way, j’écris plus sur la pop culture que sur la religion, sur mon identité en tant que religion : je me battrai et je me saignerai à mort pour mon identité. Je suis mon propre sanctuaire et je peux renaître autant de fois que je le veux tout au long de ma vienote. » Le présupposé plus fragile que ne fait pas apparaître Lady Gaga dans son raisonnement est que chacun est supposé être immédiatement intéressé par un tel dévoilement, et foncer acheter sur Itunes les preuves musicales de ce dévoilement. Lady Gaga croit que la découverte de soi est communicable et virale, alors que sa célébrité réelle peut aussi bien se dire de façon beaucoup plus triviale. La seule expérience de transcendance qu’offre le monde moderne selon elle se situe là, c’est-à-dire dans le fait que le chérissement de soi se communique et inspire les autres.
La conséquence directe de cette conversion est aussi de considérer son image comme le fruit d’un travestissement constant. Elle change de look, affole les réseaux sociaux uniquement en sortant avec une nouvelle tenue, elle se transforme en drag king – son double Jo Calderone – pour aller chercher son MTV Award en 2011. Elle écrit comme une profession de foi qu’elle s’est un jour « demandé ce qui était beau ? La réponse ? Se travestirnote » (drag). Et elle peut déclarer au « Friday Night with Jonathan Ross » : « Je préférerais mourir plutôt que mes fans me voient sans talons. » Raphaël Enthoven reprenait la formule de Warhol pour parler de Lady Gaga – « si vous voulez tout savoir d’Andy Warhol, regardez simplement la surface de mes peintures, de mes films et de moi-même, je suis là, il n’y a rien derrière ». Et il expliquait qu’elle aussi n’était qu’apparence, « apparêtre ». Il n’y aurait rien derrière. On a dit à quel point c’était le genre de déclarations camp que Warhol affectionnait, et qu’évidemment, ce monsieur Warhol cachait beaucoup de choses, et que sa posture elle-même relevait d’une artificialité revendiquée. Dans le cas de Lady Gaga, le résultat est peut-être moins réussi : elle est si délibérément camp, et artificielle, qu’elle rate le véritable camp. Elle ne peut pas s’empêcher de dire ce qui se passe dans les coulisses.
Si notre vrai moi est à l’intérieur de soi, dans une sorte de dimension psycho-mythique, évidemment le reste de notre vie pourrait être condamné à n’être qu’une illusion, un rôle vide. Mais ce rôle peut parfois devenir au détour d’un spotlight une expression de ce moi éternel, et révéler la star qui est en nous. Gaga dit donc l’exact contraire du concept d’« apparêtre » que lui prête Raphaël Enthovennote : elle ment, et elle sait qu’elle ment, car elle le fait pour donner corps à quelque chose de profond. Dans son meilleur clip à ce jour, Marry the Night, l’introduction, une nouvelle fois, dit tout (les stars ne s’expriment pas autrement qu’en voix off) : « Quand je jette un regard en arrière sur ma vie, ce n’est pas que je refuse de voir les choses exactement telles qu’elles se sont passées, c’est juste que je préfère me les remémorer de façon artistique. Et, en vérité, le mensonge de tout cela est bien plus honnête, car je l’ai inventé. » Là où Madonna faisait de son effeuillage systématique la garantie de sa sincérité, de sa mise à nu (et de sa désirabilité), c’est au contraire par le travestissement que Lady Gaga existe et se rend désirable, et finalement incarne ce qu’elle pense être l’essence de tout être humainnote. Le mensonge est donc plus sincère que la vérité parce qu’il repose sur une vérité supérieure mais cachée.
Néanmoins, si la possibilité est offerte à tout le monde de se travestir et de libérer son inner fame sur le monde – comme d’autres libèrent le Kraken – pourquoi le travestissement de Lady Gaga ferait-il autorité plus qu’un autre ? Lady Gaga ne peut-elle pas être remplacée plus utilement par une (ou plusieurs) drag queens, à qui elle a emprunté toute cette culture du travestissement ?
What you think – ah !
What you feel now
What you know – ah !
To be real !
Cheryl LYNN, Got to Be Real
Le documentaire de Jennie Livingston Paris is Burning offre un exemple spectaculaire de réappropriation, et déploie aussi indirectement tous les problèmes qui lui sont attachés. Si la pop culture exporte le modèle camp et drag au reste de la culture populaire, il faut se plonger dans les rites du monde drag lui-même pour saisir les enjeux de la subversion par la parodie.
Le film est consacré à une soirée entière, à un bal, qui a lieu en 1986, période dorée des drag balls (bals de travestis) dont les soirées Paris is Burning ont fixé les règles. Les concurrents qui s’affrontent sont des gays, des femmes, quelques kids qui passent par là et veulent s’amuser. Ils sont noirs, latinos, transsexuels ou asiatiques… Beaucoup de ces bals ont lieu à Harlem (par tradition puis par rébellionnote), et bien sûr une grande partie des participants sont gays et noirs. Tout l’imaginaire de l’Amérique blanche, capitaliste, hétérosexiste et raciste est alors en une nuit passé au tamis de l’Amérique noire, déshéritée et queer. Mais ces travestissements sont-ils capables de subvertir les normes hégémoniques de la société américaine, parviennent-ils à être comme le définit Judith Butler, une « imitation sans original » remettant en cause l’« idée même d’original »note ?
Ces bals sont des grandes compétitions, des marathons qui peuvent durer toute une nuit, où différentes « maisons » (houses) s’affrontent au cours de différents défilésnote. La pluie de vocabulaire spécifique et de codes qui vous tombent dessus fait en soi office d’immersion. Dorian Corey, l’une des plus vieille drag participant au bal explique au profane ce qu’est une maison : « Une maison est un gang de rues gaynote. Maintenant, là où les gangs de rues s’imposent par des bagarres de rues, une maison gay se bat dans un bal. » Sauf que, derrière toutes ces attitudes, le reading (la capacité à déceler les failles de l’autre) ou les shades (vannes particulièrement méchantes et condescendantes qui présupposent toujours l’infériorité de celui qui se fait vanner), il est au fond toujours question d’amour. « Une maison ? demande Pepper LaBeija, une maison, voyons voir, essayons de faire simple. Ce sont des familles, on pourrait dire ça. Ce sont des familles pour plein d’enfants qui n’ont pas de famille. Mais c’est une famille sous une nouvelle forme. Les hippies avaient des familles, et personne n’avait rien à redire à ça. Ce n’était pas une question d’homme, de femme et d’enfants, qui grandissent en se désignant comme famille. C’est une question de groupe, de lien mutuel. »
Tout le monde prépare ses costumes longtemps à l’avance, avec ferveur, parfois par équipes ou aidé de son protégé. Sur la piste de danse, chacun propose ses propres pas, ses propres postures, dont la légende raconte qu’ils ont été inspirés par les films de kung-funote, les poses d’Audrey Hepburn dans Funny Facenote, le hip-hop, et les photos de mannequins dans les magazines de mode, dont Vogue évidemment. Une origine historique souvent mentionnée explique encore que les premiers pas de voguing furent ceux des prisonniers gays de Riker’s Island qui devaient gagner le respect de leurs codétenus en traversant les couloirs de la prison. De façon plus technique, le voguing (ou vogueing) est le fils du waaking et le petit-fils par GPA des sept inventeurs du locking. Il doit beaucoup à l’impressionnante technique de mouvement des mains inventée par Tyrone Proctor, ancien danseur du Soul Train. Cette danse a très tôt fait le tour des clubs gays de Los Angeles dans les années 1970 avant de se mêler au travail au sol si spécifique du voguing. Le jeu de mains étourdit par sa virtuosité et son glamour, tandis que le travail au sol exploite par contraste la position symboliquement infériorisante du corps allongé pour le retourner en un atout. Les chutes maîtrisées comme les dips (saut en ciseau sur le sol avec une jambe pliée à l’arrière pour amortir la chute) sont encore une façon de montrer comment on peut tomber et se relever sans jamais perdre la face.
Le voguing est ainsi rapidement devenu la danse et le marqueur de ces communautés, avant d’être emprunté par Malcolm McLaren (en 1989) ou Madonna (en 1990), exporté hors d’Harlem, oublié puis redécouvert depuis 2009note. Cette culture a ainsi fait immédiatement l’objet d’une réappropriation par les artistes pop ou les créateurs de mode. Madonna a plutôt été épargnée par le reproche de pillage culturel. Mais, selon la féministe noire bell hooks, « c’est le film Paris is Burning lui-même qui fonctionne comme une appropriation illégitime de la culture noire : le point de vue de la réalisatrice « ne s’oppose pas à la façon dont l’hégémonie blanche “représente” la négritude, mais assume à l’inverse une position de surplomb impériale qui n’est en aucune manière progressiste ou contraire à l’hégémonienote ». Représenter des hommes noirs qui s’habillent en femmes semble constituer, par une sorte d’effet paralysant (disempowering), une menace pour les femmes et les Noirs dans leurs luttes respectives – bell hooks s’inscrit en cela dans une longue tradition féministe de critique du travestissementnote. Mais le paradoxe est qu’à partir du moment où l’on pense qu’il est illégitime pour un homme noir de s’habiller en femme, il devient très difficile de reprocher ensuite à quiconque de récupérer ce geste que l’on a soi-même rejeté.
Dans Ces corps qui comptent, Judith Butler, rejoignant en partie la critique de bell hooks, n’hésite pas à limiter la portée de ses propres analyses de la parodie et du travestissement en soulignant qu’il « n’y a pas de relation nécessaire entre le travestissement et la subversion ». Pour être tout à fait juste, Butler n’a jamais défendu l’idée que toute parodie était en soi subversive, même s’il existe des moyens parodiques de subvertir le genre ou toute autre identité supposée authentique. La philosophe reconnaît donc le potentiel subversif du travestissement « dans la mesure où il met en lumière la structure imitative par laquelle le genre hégémonique est lui-même produit et conteste par là la prétention de l’hétérosexualité à la naturalité et au statut d’originenote ». Paris is Burning est à la frontière de ces deux types de travestissements : travestissements parodiques et subversifs d’une part, travestissements naïfs et imitatifs d’autre part.
Le malaise est palpable dans le camp féministe de la gender/queer theory. Car ce film, qui porte tout entier sur le travestissement et la parodie, oblige à penser la parodie qui se prend au sérieux. Les deux intuitions de Judith Butler (« le genre est une parodie » et « en soi la parodie n’est pas subversive ») permettent de déduire qu’il existe une parodie non subversive et pourtant consciente d’elle-même en tant que parodie. Ce serait la mauvaise parodie, la parodie de l’oncle raciste qui n’a même pas l’excuse d’être bourré (ou étudiant en rhétorique à Berkeley) et qui imite l’accent africain en fin de dîner de famille. Cette catégorie s’applique peut-être à tout un chacun, qui pense être naturellement un homme ou une femme, et qui n’a jamais connu d’expérience de trouble dans son genre (ceux qu’on qualifie de « cisgenresnote ») – ils seraient parodiques sans le savoir, ce qui est tout de même problématique. Mais peut-elle s’appliquer indifféremment aux femmes et hommes cisgenres ainsi qu’aux drags ?
Les mots de Venus Xtravaganza ou Octavia Saint Laurent sont particulièrement naïfs et ambigus dans le film. Elles rêvent toutes deux d’avoir « une vie normale et heureuse », c’est-à-dire avoir un mari, qui offre un sèche-linge à sa femme, vivre dans la banlieue loin de New York et devenir une femme « complète ». Chacune rêve en même temps d’être mannequin et en couverture des magazines, et chacune semble accentuer la blancheur de sa peau, ou tout faire pour avoir les cheveux blonds standard de l’actrice américaine blanche parfaite. Ces deux participantes mettent Judith Butler et bell hooks hors d’elles. Mais leurs paroles soulignent un fait simple. Pour parodier, il faut reconnaître au préalable une certaine valeur au matériau parodié, ne serait-ce qu’une certaine difficulté dans l’imitation, même s’il s’agit de parodier quelque chose que l’on n’aime pas – faute de quoi le parodieur n’aura pas l’occasion de prouver son talent. Venus Xtravaganza et Octavia Saint Laurent savent à l’occasion tourner ces rêves en dérision – Octavia Saint Laurent aimerait par exemple que son nom devienne la marque d’un produit d’entretien domestique… La vérité qu’elles portent est tout simplement que l’on peut être fasciné par la sophistication de ce qu’on parodie.
Il n’est pas idiot de supposer que les drags de ces bals savent très bien elles-mêmes à quel point la frontière est mince entre la parodie, la subversion et l’idolâtrie. Toute la culture drag et camp repose sur une haute conscience de la fragilité de sa performance, de l’échec, et du retournement de l’échec en atout.
Les catégories dans lesquelles concourent les participants du drag ball peuvent être délibérément parodiques : « Vous venez de Vénus et vous déclenchez un scandale sexuel », « Première soirée d’une butch queen dans un drag ball » (une butch est une lesbienne au look très masculin), « Aller à l’école », etc. Comme le dirait Butler, c’est en faisant proliférer les normes de genre qu’on leur fait perdre leur puissance normative et oppressive. Plus nombreux sont les qualificatifs que vous pouvez apposer à une personne, moins marquants et déterminants ils deviennent. Ces bals font ça très bien. Mais, très vite, on commence à douter que les drag balls aient quelque chose à voir avec un carnaval. L’intention n’est pas entièrement de renverser l’ordre du monde ou de présenter « la vie même sous les traits particuliers du jeunote ». Les bals, celui d’Harlem autant que les bals traditionnels, sont aussi une occasion de constater la maîtrise virtuose des codes pour intégrer des familles, des communautés. L’un des compétiteurs de la catégorie military realness, explique à quel point il faut être sobre pour jouer le militaire, comme si le costume suffisait à opérer la transfiguration, comme si l’habit et les codes comptaient plus que les individus. Les drag balls s’appellent bien des bals pour cette raison. La rigidité et l’exigence des codes ne sont pas négociables. Et vous pouvez vous faire éliminer si vous tentez de faire passer un manteau de femme pour un manteau d’homme.
Pour certaines trans, ces bals sont l’occasion de prouver qu’elles peuvent être aussi fantastiques ou indiscernables qu’une femme née biologiquement femme, et, pour certains gays, qu’ils sont capables de se fondre dans le monde macho et homophobe des rues de New York. Répéter ces codes est aussi un enjeu de survie. Venus Xtravaganza raconte dans le film comment elle a dû un jour sauter par la fenêtre parce qu’un de ses clients venait de comprendre qu’elle n’était pas une femme cis. Le film est augmenté de la tragédie finale de Venus, morte deux ans après le tournage, retrouvée étranglée et poignardée sous le lit d’un hôtel de passe.
Ce que l’on juge en premier dans ces compétitions est la realness. Les participants doivent exceller dans une catégorie du concours en faisant preuve d’un maximum de realness, c’est-à-dire d’authenticité. « Être real, c’est être capable de se fondre dans le décor (to blend) », explique Dorian Corey. Se glisser d’un monde à un autre, développer ses compétences de caméléon social, voilà ce qui est estimé. « Dans une salle de bal, vous pouvez être ce que vous voulez. Vous n’êtes pas vraiment un cadre, mais vous ressemblez à un cadre, et par conséquent vous montrez au monde hétéro qu’on peut être un cadre. Si j’en avais l’occasion, je pourrais l’être, parce que je ressemble à l’un d’entre eux. » Ici, c’est toute la polysémie du terme real qui est mise en action dans le discours : être real, c’est être à la fois authentique, vrai et réel. Celui qui atteint un certain point d’authenticité pourrait devenir ce qu’il ne fait que prétendre être.
Mais la realness n’est pas une simple imitation – c’est pour cette raison que Judith Butler a raison de prendre la drag pour modèle du « trouble » dans le genre. Le concours doit être gagné auprès d’un jury de mothers (les fondatrices des différentes maisons), toutes plus féroces les unes que les autres, et dont aucune ne détient pourtant de doctorat en finance internationale. Le jury ne fait pas d’entretien d’embauche. Être real, c’est donc faire preuve de férocité, être capable de s’imposer, sans nécessairement devenir ce qu’on prétend être. En ce sens, il ne suffit pas de passer pour un cadre – ou bien il faudrait se blanchir la peau, imiter le cadre et contrefaire ses diplômes –, il faut s’imposer comme tel. Le spectacle serait sans doute raté si le compétiteur se contentait de « troubler » son public sans l’impressionner par la même occasion.
Cette férocité (fierceness) est la qualité ultime recherchée, elle est l’effort d’appropriation lui-même. « C’est l’Amérique blanche, explique l’un des participants. Et, en ce qui concerne les minorités, surtout noires, nous et notre peuple, durant les quatre cents dernières années, sommes le plus grand exemple de changement de comportement dans l’histoire de la civilisation. On nous a tout pris et pourtant on a tous appris à survivre. C’est pourquoi dans le circuit des bals, il est évident que si vous capturez le grand mode de vie américain, ou si vous ressemblez ou parlez comme eux, vous devenez une putain de merveille. » Il est donc moins question de subversion que de capture. L’objet de la fierceness est finalement moins important que la fierceness elle-même. C’est une qualité que seuls peuvent reconnaître ceux qui justement ne sont pas dominants et qui connaissent la difficulté de vivre dans un monde dont on ne connaît pas les codes.
Une telle intégration n’a rien de subversif quand on est déjà soi-même blanc, intellectuel et diplômé et que ces drags amateurs et professionnelles font mine pendant un soir de rejoindre ce monde. Elle peut même être vécue par les puristes comme une trahison. Mais s’il s’agit bien de realness, de fierceness et de legend, ces drags proposent alors tout autant de parodier que d’admirer. Ce qui est admiré est la puissance de ces normes, qu’elles soient artificielles, apprises, volées ou capturées. Les origines concrètes de ces normes importent moins que leurs effets. C’est une liberté essentielle que de n’être plus renvoyé à ses origines, à leur constat ou à leur contestation, mais de se situer simplement en aval et d’admirer leurs effets. Et si l’effet est spectaculaire, on les qualifie alors de légendaires et de mythiques, de sorte à couper court à toute discussion sur leurs origines tout en les réinventant.
La subversion ne vient pas seulement de la conscience nouvelle de l’artificialité de ces normes, ou de la contestation de l’hégémonie blanche hétérosexiste. On les conteste parce qu’autre chose est apparu, quelque chose qui a davantage d’autorité. Je veux dire l’autorité de la communauté noire homosexuelle, l’autorité des mothers légendaires, ou des legendary children. La dépotentialisation des normes blanches hétérosexistes est peut-être tout à fait secondaire par rapport à la création de cette légende. D’ailleurs, ces mothers incarnent une autorité dissonante avec le monde hétérosexiste blanc justement parce qu’elles revendiquent pour elles-mêmes une autorité mythique hors du monde straight. Ce qui compte alors est la conscience historique que ces drags construisent en se référant aux efforts surhumains qui ont été réalisés avant elles – travail et maîtrise de soi sont des valeurs explicitement défendues par toutes les drags. Il faut charger symboliquement ce travail et ces efforts d’une connotation positive et légendaire pour parvenir à produire une communauté qui offre une alternative au monde straight.
… Well, right you are.
And we all shine on,
Like the moon and the stars and the sun,
Well, we all shine on,
Everyone, c’mon.
John LENNON, Instant Karma
La croyance en un lieu mythique originaire d’où procéderaient toutes les différences est largement critiquée par Judith Butler. Il n’y a pas de troisième genre indifférencié précédant toute performance de genre, il n’y a pas non plus un « hors sexe » précédant toute différence sexuelle. Pas de mythe de l’androgyne qui tienne, ou de Protée capable de prendre tous les visages. La prolifération des performances de genre suffit à affaiblir les normes, sans qu’on ait besoin de croire à d’autres autorités validant cette prolifération. Mais c’est précisément sur ce point que ses analyses de la culture drag s’éloignent de la culture drag elle-même et de la culture pop. La culture pop a besoin de faire croire en une transcendance pour constituer une communauté. Parce qu’elle dérive de l’esprit camp, et qu’elle est une culture de la construction de soi dans les oripeaux des autres, la culture pop en appelle elle aussi à cet ailleurs mythique, ce lieu vide, sans lequel on ne peut justifier les réappropriations.
Je suis persuadé que si on regarde la meilleure téléréalité qui soit – c’est-à-dire le RuPaul Drag Race – on peut largement sauter les cours d’introduction sur la nature humaine, le pouvoir et la liberté, et commencer à tolérer un peu mieux l’univers social qui est la source objective des contraintes qui nous produisent ou nous détruisent. Les raccourcis philosophiques que propose cette émission de téléréalité ne sont pas méprisables en soi. Les raccourcis servent au fond à parcourir de vastes domaines. Ils sont nécessaires pour quiconque tente d’organiser une pensée touchant à des questions aussi vastes que l’identité, la société, la subjectivité et que sais-je encore…
Évidemment, d’apparence, sortir la couverture rose bonbon d’un livre de RuPaul en pleine bibliothèque universitaire n’est pas la meilleure façon d’obtenir une nouvelle bourse d’études. Lire RuPaul c’est essentiellement regarder ses photos de pin-up imprimées sur un papier glacé, compiler des conseils de maquillage et se laisser bercer de plein de mantras psycho pop qu’on aurait pu aussi bien récupérer sur Internet. Car RuPaul Andre Charles, rebaptisé RuPaul est une drag, connue pour ses photos, ses shows, ses chansons, ou ses apparitions dans certains films. Il (j’emploierai le masculin quand je me réfère à son identité civile plutôt qu’à son nom d’artiste) est une des rares drags dans le milieu qui portent leur véritable nom – la légende veut que sa mère avait prédit qu’avec un nom pareil, il allait devenir une « putain de star ». L’idée de son look est simple : il incarne une drag noire qui porte la plupart du temps une perruque blonde qui sourit toujours la bouche semi-ouverte, toutes dents blanches dehors. Elle est l’anti-Michael Jackson, superposant blondeur et négritude plutôt que de les diluer dans un délire médical. Son rire sonore et espiègle est le véritable gimmick musical de ses shows.
Du haut de son mètre 93, elle défend une variété de drag glam, sexy et drôle, « sassy but not bitchy » (coquine mais pas salope) – assez loin des drags shady terrifiantes qui n’hésitent pas à vous vanner devant les autres et à vous parler de cul et d’opérations chirurgicales ratées avec l’air d’une héroïne de films pour enfants. RuPaul a progressivement gommé les aspérités de son propre style drag pour incarner plutôt une reine bienveillante, rayonnant d’amour aussi bien pour les sisters que pour les femmes quadragénaires suffoquant dans leur vie de desperate housewives. Ses premières apparitions relevaient davantage du gender fucking que du travestissement glamour. Mais, au fil du temps, elle est devenue suffisamment populaire pour qu’on lui propose en 2009 sa propre émission de téléréalité sur LogoTv.
En 2014, le RuPaul Drag Race compte six saisons depuis 2009, et le RuPaul Drag U trois depuis 2010 (le RuPaul Drag U est une émission de coaching/relooking où les drags de RuPaul font tout pour réveiller la diva intérieure de femmes biologiques).
On peut voir en RuPaul un Épictète moderne, avec juste un peu plus de gloss et un sens aigu de la proportionnalité cheveux/épaules. Car, comme l’esclave philosophe, RuPaul propose de faire une séparation radicale entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas, entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. C’est simple et original. Là où n’importe qui tente de circonscrire ce qui relève de l’individuel et du social – et constate plus tard l’échec de cette frontière –, RuPaul a eu très tôt la révélation d’une autre solution. Puisque personne ne sait vraiment où commence son individualité, il vaut mieux se demander jusqu’où on peut se faufiler dans le monde social. Il l’explique dans son livre de conseils : « Quand j’étais enfant, je supposais que tout le monde avait reçu un manuel d’instruction sauf moi. J’ai grandi dans une maison entouré de filles, et je me sentais comme le petit garçon qui venait de tomber sur Terre. J’étais gentil, bizarre, avec un visage couvert de taches de rousseur. On s’est beaucoup moqué de moi parce que j’étais efféminé, et je n’arrivais définitivement pas à m’intégrer. Être obligé de regarder les autres de l’extérieur (being an outsider) m’a poussé à étudier le comportement humain. Mon idée était que si je pouvais étudier les règles du jeu, alors peut-être je pourrais trouver une faille ou un angle pour m’y insérer. Eh bien, j’ai trouvé des tonnes de failles, de contradictions et de mensonges éhontés. Et chéri, si je mens je vais en enfer. À partir de ces observations, il était devenu clair que la plupart des règles et des habitudes sociales prennent leurs racines dans la peur et la superstition. Voilà ce qui les rend irréfutablesnote. »
En faisant très tôt l’expérience de sa propre étrangeté, RuPaul a mis entre parenthèses sa propre individualité. Au lieu de se plonger dans un soi fragile, il détermine plutôt ce qui est socialement efficace ou inefficace. Débute alors le moment du « travail » que toute drag reconnaît comme fondateur. La « personanote » que la drag se construit, ce personnage-masque, sert à faire le tri entre ce qui est potentiellement un objet de parodie (comique ou tragique, en bref, un objet qui peut être imité et assimilé dans un spectacle) et ce qui ne peut être saisi. L’individualité est d’abord du social plié sur lui-même, c’est un simple plateau redistribuant les normes sociales. Presque tout peut alors être joué, puisque rien n’est vraiment soi. La découverte du néant de son individualité est donc aussi libératrice que lorsque les sages grecs répétaient qu’on ne devait croire en rien, n’être jamais passionné ou ne consentir à aucune convention sociale. Chaque dessaisissement s’accompagne d’une indépendance nouvelle.
Le credo de RuPaul fonctionne sur le même schéma : « You’re born naked and the rest is drag » (« vous êtes né nu et le reste n’est que travestissement »). Parce que vous n’êtes rien, vous pouvez tout devenir. Mais il faut au préalable faire l’expérience de la contingence de ces conventions sociales – car l’expérience de sa nudité est pour ainsi dire perdue, oubliée. Ainsi, lorsque les femmes célibataires et désespérées entrent dans le RuPaul Drag U, on se dit que la suite logique consiste à les aider à réaliser ce qu’elles souhaitent. Mais c’est l’inverse qui se produit. Elles doivent d’abord réapprendre à se plier à des règles un peu folles et bizarres, les règles délibérément artificielles d’un monde fabuleux plein de drags et de licornes. L’émission emprunte les codes de l’école et de la discipline, comme une école des sorciers pleine de glitter : « Au plus profond de la vallée du lac Titicaca, une école a été fondée par les drag queens pour aider les femmes biologiques à libérer leur diva intérieure et briller de par le monde. Notre travail, ici, au RuPaul Drag U consiste à mettre des têtes de drag queens sur les épaules des femmes. Bienvenue au RuPaul Drag U. »
Les candidates sont alors conduites au seuil d’une porte vers ce monde merveilleux, qu’elles doivent traverser en dansant avant d’être jetées dans le Dragulator, qui calcule pour elles et malgré elles, leur potentiel de diva. Et c’est dans ce monde imaginaire – le drag lab « avec plus de perruques colorées et de maquillages à la mode que tous les spectateurs des Hunger Games ! » – qu’elles peuvent retrouver le goût de se looker. À l’inverse du fascisme esthétique improductif de certaines émissions de relooking, sorte de méthode Stanislawski bis consistant à épuiser son élève jusqu’au bout pour le changer en simple marionnette, RuPaul tente de raviver la diva intérieure de chacune. Accompagné de ses drags et de ses licornes, et déguisé pour l’occasion en directeur d’école, il enseigne la fierceness à ces femmes. Choisir la bonne tenue n’aurait aucun sens si on n’était pas capable de faire plus, de devenir complètement barge et de porter des boucles d’oreilles de la taille d’un paquebot et des robes fluo lumineuses comme seules JEM et les Hologrammes en ont jamais eues. Tandis que Cristina Cordula (de « Nouveau look pour une nouvelle vie ») apprend à ses disciples comment se transformer en parfait élément productif de la société assoiffé d’intégration, RuPaul apprend à ses candidates à rester en quête de dépassement.
Son autre émission, le RuPaul Drag Race, sert au fond à répéter sa propre expérience originelle, c’est-à-dire remonter de la parodie, du drag jusqu’au naked. RuPaul, fan d’Oprah Winfrey, a une idée très claire de ce à quoi peut servir la téléréalité. On reproche à n’importe qui y déballant ses trahisons, ses aventures sexuelles et ses enfants cachés d’exposer sans raison sa vie privée. On se contente dans ce cas de rappeler que ces éléments appartiennent à la vie privée, et non publique. Mais « pourquoi quelqu’un voudrait-il faire ça sur une chaîne de télé nationale ? demande RuPaul, Je vais vous le dire, moi. Ils se purifient de quelque chose dont ni Zest ni aucun autre savon parfumé ne peuvent les purifier. Les Mayas sacrifiaient quelqu’un devant les dieux, les Polynésiens se jetaient dans la bouche des volcans, et nous, pour nous purifier, nous allons dans les talk-shows nous confesser en plein journote ». La vraie raison de ce déballage est donc au fond la destruction, la purge qu’on opère en soi-même en transformant un élément de vie privée en un élément de vie sociale et publique. Tout ce qui est montré sera détruit. Voilà l’intention réelle, selon RuPaul, de ceux qu’on qualifie d’exhibitionnistes. Ils seraient fous s’ils croyaient que ce qu’ils montrent est encore privé mais, en voulant s’en débarrasser, ils accomplissent au fond une ascèse nécessaire, en participant d’ailleurs comme tous les autres sages ascètes des époques précédentes à la mise en place d’une forme de morale publique.
Tout commence comme quelque chose d’éminemment social : une compétition. RuPaul cherche la nouvelle « American drag superstar ». Parmi les qualités requises, comme « le charisme, l’originalité, le sang-froid et le talent » (en anglais, Charisma, Uniqueness, Nerve and Talent… = C.U.N.T.), la principale est de savoir survivre aux shades (vannes) et aux commérages des autres. Car la vraie qualité d’une drag superstar est de savoir retourner l’insulte. On est dans le temps de la parodie.
Les gagnantes des dernières saisons se sont fait une spécialité de changer en force ce qui était leur faiblesse. Bianca Del Rio est une drag latina ultra-méchante et drôle, qui ne supporte pas les chouinements des concurrentes. C’est la gagnante de la saison 6. Jinkx Monsoon est une drag narcoleptique juive de Seattle pas super-glamour ou hype qui s’est fait souvent moquer pour ses goûts ringards. C’est la gagnante de la saison 5. Sharon Needles est une drag spooky qui adore dégueuler un truc noir en plein runaway et n’a apparemment aucun talent de danse ou de chant. C’est la gagnante de la saison 4. Chad Williams est une vieille drag hippie dont le visage est la copie siliconée de celui de Cher. C’est le gagnant du RuPaul All Star. Se faire vanner et insulter est un passage obligé pour devenir une star.
Mais savoir encaisser implique aussi de savoir rendre les coups… Un minichallenge très attendu dans toutes les saisons de la RuPaul Drag Race consiste à ouvrir la bibliothèque pour commencer le reading, c’est-à-dire balancer les vannes les plus bitchy possibles sur ses concurrentes. On vise ce qui est normalement le plus sensible : le physique (Alaska, S05E07 : « Miss Detox, tu es super-excitante, malheureusement, c’est interdit de baiser avec toi, parce que tout ce que tu as refait n’a pas dépassé l’âge légal »), les appartenances culturelles (Pandora Boxx, S02E07 : « Jessica Wilde, ces trucs que tu appelles des vêtements ressemblent plutôt à ce qu’un âne de Pinata aurait dégueulé ») ou l’âge (Manila Luzon, S03E07 : « Raj, chéri, n’entre jamais dans un magasin d’antiquaires, ils pourraient vouloir te garder avec eux »). Celui qui ne sait pas faire ça, qui ne sait pas faire la vanne la plus directement envoyée dans les parties, n’est pas tout à fait la superstar drag de demain. Mais la règle est double : être très salope, mais être capable de le faire uniquement quand on porte les lunettes que RuPaul vous tend. Une fois que les lunettes de soleil rose bonbon ont été rendues, les vannes retrouvent le cours habituel de leur vie et les susceptibilités peuvent redevenir légitimes et les blagues doucereuses. « La bibliothèque est officiellement fermée. »
Évidemment, la leçon de RuPaul n’est pas de faire un dip à chaque vanne méchante, encore moins si vous êtes dans la rue sur une chaussée un peu rugueuse. Le déroulé de l’émission suit en réalité la philosophie pop d’un RuPaul pour qui la fonction finale du show est de révéler chacun à soi-même. Plus on regarde le show, plus on se rend compte que tout n’est pas et ne peut pas être l’objet de remarques ou de parodies.
Le premier temps du challenge est celui de la préparation technique. Les drags s’affairent dans la garde-robe pour confectionner dieu sait quoi, mais un truc de toute façon clinquant et kitsch. RuPaul passe parmi elles en habit d’homme et se contente d’échanger quelques conseils. Il tente de rester sérieux. La virilité qu’il met en scène est celle du professeur qui regarde travailler ses élèves. Aucune remarque bitchy. Au maximum quelques doutes exprimés et une mise en garde (« Don’t fuck it up »). On en reste là. On ne peut pas commenter le processus de création. Rien n’est fini et ce serait injuste de préjuger du résultat.
Le deuxième temps du challenge est celui de la présentation en défilé (runaway). RuPaul apparaît en drag pimpante, blonde la plupart du temps, parfois rousse, toujours aussi belle, un sourire dentu et des lèvres vibrantes – avec en plus ce truc génial de la drag qui consiste en une épure d’expressivité : si la bouche bouge, le regard est fixe ; si le regard s’anime, c’est la bouche qui reste figée. RuPaul fait son RuPaul. Le runaway commence. Chaque passage d’une drag est l’occasion de vannes lancées par sa bande, sur le physique, les attitudes ou le look. Là, les remarques sont beaucoup plus directes, grivoises ou méchantes. Il s’agit après tout d’éliminer un candidat. Le jeu social de la parodie est lancé à plein régime. Mais ce qui est attaqué n’est que la persona de toutes ces drags. D’ailleurs n’importe quelle drag est susceptible de répondre aux critiques, ou surenchérir par des attitudes outrancières (c’est une façon d’encaisser et de rediriger l’attention sur soi). Cette étape est un show classique. Les drags jouent de leur talent et explorent toutes les surfaces possibles de leur persona. Tout ce qui sera dit le sera par des rôles, des masques mais pas réellement par des êtres humains sincères.
À la fin du tour final des critiques, où sont désignées les deux drags qui vont s’affronter en épreuve finale, il n’est pas rare qu’un candidat craque. Les masques tiennent moins bien quand tombe le résultat du bottom two (le rattrapage). Angina annonce qu’elle est séropositive. Roxy raconte qu’elle a été abandonnée à l’âge de trois ans. Monica explique qu’elle est en cours de changement de sexe. Il y a des âges où on se retrouve à pleurer pour des raisons qui nous échappent. Ce n’est pas vraiment nous qui pleurons mais un vieux truc qui aurait dû pleurer il y a longtemps et qu’on a oublié. RuPaul se retrouve souvent à pleurer lui aussi et rassure ses filles.
Ces failles permettent d’engager l’épreuve où la sincérité maximale est exigée. C’est celle du lip sync for your life (en gros un playback qui privilégie la synchronisation parfaite des lèvres et des attitudes avec les paroles et la chorégraphie de la chanson). Chacune doit donner le maximum pour sauver sa peau. La figure la plus appréciée et saluée est celle du dip, qui consiste à sauter en ciseau, retomber et généralement se relever aussitôt (Jiggly Caliente en avait fait une utilisation répétée). C’est comme déclarer que rien ne peut nous abattre et qu’on se remettra toujours sur pieds. Une autre stratégie consiste, en plein lip sync, au moment où la chanson s’emballe, à se déshabiller de la façon la plus folle possible – stratégie généralement adoptée pour excuser la chute d’accessoires qui de toute façon étaient en train de se casser la gueule. Depuis le premier accident de l’épisode 3 de la saison 1, où Channel perd sa couronne de serpents et ses faux seins, les drags les plus malignes n’hésitent pas en plein lip sync à balancer leurs accessoires et leurs perruques – se mettre à nu, quoi – comme pour affronter frontalement les critiques des juges.
Mais ce qui n’est d’abord qu’une épreuve pour départager deux candidats devient ensuite une véritable occasion de s’affirmer. Les voix off des candidats (qui ne portent plus leurs tenues de drag) se perdent en superlatifs pour expliquer comment ils se sont soudain sentis féroces, libérés au moment où ils dansaient. Car si chaque drag s’est jusqu’à présent attachée à son look, quitte à le défendre et risquer toutes les remarques, dans le lip sync – la musique et les paroles d’un autre aidant –, les drags quittent leur simple persona pour jouer une icône plus grande qu’elles. Les émissions de télécrochet musical félicitent souvent le candidat d’avoir amené une chanson dans son univers, de s’être approprié la chanson. Là au contraire, les drags sont soudain prêtes à se laisser emporter dans un autre univers. Leur persona se dissout dans l’anonymat transcendant du tube. Emportée par l’enjeu, la drag peut se la jouer un peu christique, et jeter sa perruque au sol et exploser sa robe… c’est un retour au naked, à un truc plus fondamental encore.
Le paradoxe est qu’on n’est vraiment soi-même que dans les gestes et les paroles de la chanson d’un autre. Mais c’est ce pas de côté qui assure au fond le dévoilement maximal de l’authentique puissance de chacun. RuPaul défend très sincèrement son gimmick « we’re born naked and the rest is drag ». La persona de la drag n’est qu’une apparence clinquante, délibérément parodique d’elle-même, par laquelle elle veut accrocher une vérité plus profonde. « Ne prenez pas votre putain de vie trop au sérieux, tweete RuPaul le 13 avril 2013 en pleine diffusion du show, la vérité c’est que la vie n’est qu’un super rêve. »
La drag ne crée pas simplement un trouble, un scepticisme à l’égard des genres, elle prétend les annuler. « Tout ce que vous prenez pour votre identité dans ce monde matériel est en réalité un déguisement. Vous n’êtes pas votre religion. Vous n’êtes pas votre couleur de peau. Vous n’êtes pas votre genre, vos opinions politiques, votre carrière ou votre statut marital. Vous n’êtes rien de ces choses superficielles que le monde valorise. Le vrai vous est la force qui a créé l’univers entier ! Voilà, je l’ai dit ! J’ai levé le voile sur ce que votre ego ne veut pas que vous entendiez : vous êtes la Source, l’Élu, la grande Enchilada (avec une forme toujours si éphémère d’amnésie auto-induite). Mais eh, on se calme… on n’a pas besoin de parler de ça maintenantnote… » RuPaul sait bien que le trouble des autres est réel. « La plupart des gens ne veulent pas se réveiller de cette illusion. C’est pour cette raison que les drag queens les mettent mal à l’aise. Les drag queens par essence se moquent des rôles que les gens jouentnote. » Mais, pour soi, ce qui compte est la prise de conscience de sa propre valeur, la révélation de son moi intime, d’essence divine là encore. Il me semble difficile de faire l’impasse sur cette dimension spirituelle très forte au sein de la culture drag ou gay.
Ce mysticisme drag et pop est omniprésent. Dans l’émission, le fil des commentaires est suspendu au moment de l’annonce finale des résultats. Quand la performance est sincère, RuPaul ne s’autorise pas à ajouter quoi que ce soit (il n’y a que dans la saison 5 où deux candidats ont été éliminés en même temps, et un peu tancés pour leur paresse, et plus tard deux autres sauvés et félicités). Après tout, il ne peut plus juger les persona, il a affaire à des personnes. Les commentaires se réduisent alors à « Sashay away » ou « Shante you stay », c’est-à-dire « tu restes » ou « tu pars ». Qui plus est, puisqu’il s’agit encore une fois de mettre des mots sur une performance authentique, la retenue est de mise. La solennité du moment oblige RuPaul à ritualiser la sortie en composant rapidement des éloges pour l’ensemble du parcours de la drag qui est sortie. Son visage est le plus inexpressif possible, statufié. Après avoir joué à l’homme, puis avoir incarné sa persona, RuPaul s’efface presque pour n’être plus qu’une autorité. On ne sait pas s’il le pense, on sait seulement que ce n’est pas injuste, puisque ces drags se sont données à fond. La parodie n’était qu’une part du rituel.
La pop philosophie de RuPaul ne vient pas tout à fait de nulle part, aussi éternelle et divine soit son âme. Elle n’est pas la réminiscence de la Plaine de la Vérité autrefois contemplée. RuPaul est un fan de Joseph Campbell. Il explique comment la diffusion des entretiens du mythologue avec Bill Moyers à la télé, The Power of Myth, a aussitôt frappé d’évidence le jeune drag qu’il était, comme s’il attendait ce moment depuis sa naissancenote. Or RuPaul n’est pas n’importe qui, il est un point nodal de la pop culture, enfant de la télévision, des talk-shows d’Oprah, et fan de Diana Ross. Il est le terreau pop et fertile où peut venir s’enraciner si facilement toute cette philosophie du mythe qui alimente les blockbusters et n’importe quel récit pop depuis Star Wars.
« Le cosmos. Une infinité de mondes parmi d’autres mondes. Des mondes sans fin. Dans ces galaxies, toutes les réalités possibles existent. Et ce qu’est la réalité dans n’importe quel monde est une pure fantaisie dans tous les autres. Ici, tout est réel et tout est illusion. Ce qui est, ce qui a été, et ce qui sera : tout commence ici avec des mots. »
Howard The Duck (1986)
L’industrie hollywoodienne du cinéma est la première industrie d’exportation des États-Unis après l’aérospatialenote. Il sort environ cinq cents films par an. Et seule une centaine est produite par les studios. Parmi eux, quelques blockbusters auront le privilège d’être exportés et de rassembler les recettes nécessaires pour faire vivre l’industrie du rêve. 70 % des recettes de Hollywood se réalisent « outremer » comme le rappelait un article récent de Varietynote. La clé réside donc dans la puissance d’exportation de cette industrie, c’est-à-dire dans l’hameçonnage de l’imaginaire mondial. Les enjeux économiques sont si élevés qu’on ne peut pas s’attendre à ce qu’il n’y ait pas d’effets importants dans la façon même de concevoir la culture dans le monde. Quand bien même aucune recette ne pourrait être effective par ailleurs, il faudrait laisser croire qu’il en existe une.
Tandis qu’un Godard dissertait librement sur son mépris du scénarionote, ne servant principalement qu’à demander de l’argent par anticipation des scènes à tourner, Hollywood pressentait que le scénario devenait le nerf de la guerre économique. C’est à partir de lui que l’on évalue un budget, c’est aussi à partir de lui qu’on évalue les recettes, et c’est finalement à partir de lui qu’on saura ce qui est bon. Les stars ne suffisent pas. Un producteur (John Truby) peut expliquer sans se forcer que les stars comptent généralement moins que l’histoire : « La grande force du système hollywoodien est de privilégier l’histoire, le scénario. Par conséquent, la présence de stars ou la renommée du réalisateur sont bien moins importantes que ce qu’il y a dans le scénario. Et c’est pour ça que ça plaît au monde entiernote. »
Quand on veut vendre un produit au monde entier, on doit au moins avoir eu la prétention devant ses actionnaires d’avoir un jour soulevé une boîte crânienne et avoir lu ce qui se trouvait au fond. La définition du dénominateur commun de l’humanité est donc subtilement devenue le problème de Hollywood – au moment même où les biologistes, anthropologues, philosophes de tout genre se gardent bien de remettre les doigts dans la machine infernale du concept d’essence humaine. L’empirisme décontracté de John Trudy ne s’embarrasse pas de détails : « Le genre le plus utilisé dans un blockbuster, c’est le mythe. Pour la simple raison que le mythe est le genre qui s’exporte le mieuxnote. » On peut lire sous la plume d’un spécialiste des médias et de la culture populaire comme Henry Jenkins que « l’idée selon laquelle Hollywood s’inspire aujourd’hui des structures de la mythologie antique est devenue banale pour la génération actuelle des cinéastes. Joseph Campbell, l’auteur de The Hero with a Thousand Faces (1949), a ainsi fait l’éloge de Star Wars, qui incarnerait ce qu’il qualifie de “monomythe”, à savoir une structure conceptuelle issue d’une analyse culturelle croisée des grands récits du mondenote ».
Joseph Campbell est le premier à avoir saisi au vol et labellisé cette idée qu’il existe un fond culturel commun à l’humanité – en l’occurrence, une histoire unique. Par la rencontre fortuite d’une discipline nouvelle (la religion comparée) et du besoin d’un cahier des charges clair en matière de scénario, cette idée a fini, aux débuts des années 1970, par constituer le fond de l’idéologie hollywoodienne, et la structure de beaucoup de récits populaires, autrement dit la structure de beaucoup de blockbusters.
Mais mythique, la culture pop l’est à trop de niveaux pour que la chose soit sans ambiguïté. Les critiques comme les producteurs jouent du terme « mythe » en confondant ses deux sens fondamentaux. D’un côté le mythe est une caractéristique littéraire. C’est ce qui est composé d’emprunts ou de topoï mythiques : par exemple, dans Star Wars, la risible immaculée conception d’Anakin Skywalker ou la référence à un passé indéfini ou à un univers gouverné par une force tutélaire. De l’autre, le mythe a un but normatif : il est adopté par une culture, il énonce des règles, des normes (Star Wars donne du sens à la vie des fans, et le jediisme énonce des dogmes très sérieux), qui portent un message et qui doivent être crues ou qui possèdent la résonance et le succès d’un mythe (4,85 milliards de dollars pour l’ensemble de la franchise Star Warsnote).
Certains patrons de studio, comme Oren Aviv, préfèrent parler en privé de « coup de poker », niant ainsi qu’il existe une quelconque formule du film à succès. Le mythe sert moins à expliquer cette industrie qu’à la légitimer. Dire d’un récit qu’il est mythique revient aussi à dire qu’on doit y croire, qu’il est populaire, ancestral, fondateur. Hollywood se donne un rôle civilisateur, accomplissant la noble fonction d’usine à mythes modernes pour le monde entier.
« Bill Moyers : vous êtes en train de créer un nouveau mythe.
George Lucas : Je raconte un vieux mythe sous une nouvelle forme. »
The Mythology of Star Wars with George Lucas and Bill Moyers (1999)
C’est ce primat de scénario qui est à l’origine de l’annexion par Hollywood du travail d’un honnête professeur d’université de religion comparée. Issu d’une famille catholique irlandaise, passionné par les mythes des dernières tribus nord-américaines, révélé à soi par ses nombreux voyages en Inde ou à Chartres, Joseph Campbell n’a a priori rien d’un insider du show-business hollywoodien. Il parle avec enthousiasme de ce monde perdu où les cathédrales étaient les centres spirituels de toute ville ; il n’est jamais à court d’un récit mythologique sanskrit utile pour résoudre les problèmes de couple de ses amis ou d’une exégèse compliquée de James Joyce pour rappeler le génie de l’écrivain irlandais. Il consacre son existence à ses étudiants, passant sa vie à concocter de longues bibliographies, définitives ou parsemant ses cours de conseils existentiels faussement évidents, comme son préféré : « Il faut écouter son cœur » (follow your bliss).
Sa carrière commence par un geste surprenant. Campbell s’est en effet d’abord signalé en résistant férocement à l’appropriation de la culture savante par la culture populaire. En 1942, l’universitaire est sidéré par le succès d’une pièce de Thornton Wilder, The Skin of Our Teeth. Il s’agit d’une pièce allégorique, jouant de multiples parallèles bibliques et de ficelles extradiégétiques. L’histoire ne semble pas d’une particulière légèreté, puisque les héros, George et Maggie Antrobus ne sont ni plus ni moins que deux Adam et Ève modernes, rejouant la genèse de toute l’humanité et de ses péchés. Campbell et son collègue Henry Morton Robinson voient aussitôt dans la pièce un emprunt direct au classique de James Joyce dont tout le monde parle mais que peu ont lu tant le livre est abstrus : Finnegan’s Wake. En réaction, ils publient deux articles dans le Saturday Review, en 1942 et en 1943, dont le premier s’intitule « The skin of whose teeth ? The strange case of Mr Wilder’s new play and Finnegan’s Wakenote ».
Pris dans l’élan de cette polémique, Campbell prend conscience du thème qui sera le centre de son travail : l’éternelle actualité des mythes dans la vie des hommes. Contre Thornton Wilder, son argument favori revient en effet à dire que James Joyce est le premier à avoir compris à quel point les histoires modernes sont des mythes, réécrits à chaque époque et communs à toute l’humanité. Et, en l’occurrence, Joyce est le premier à avoir fait rejouer le mythe fondateur d’Adam et Ève à ses personnages. À l’occasion de ce premier livre d’analyse, Campbell emprunte à l’écrivain irlandais le terme de « monomythe ». Cet emprunt dépasse alors très vite Campbell et lui inspire un travail qui finira par faire son succès aussi sûrement qu’un slogan bien choisi.
Le sens du concept est en effet transparent et résonne comme une promesse : les mythes de toutes les civilisations pourraient au fond ne former qu’une seule et même histoire, et fournir une unique vérité à ressasser à l’ensemble de l’humanité. Si vous êtes un producteur hollywoodien, vos yeux se changent en dollars, car vous tenez entre vos mains le scénario ultime, capable de s’exporter partout sur le globe, dans n’importe quelle aire civilisationnelle, et dans chaque microvillage. Autrement dit, l’idée que les mythes n’existeraient dans leur pluralité que comme fragmentation d’un mythe initial – idée abstraite, relativement éloignée du monde du consommateur lambda de pop-corn et d’images – est en soi vendeuse.
Le livre de Campbell qui répond à cette question, Le Héros aux mille et un visages (The Hero with a Thousand Faces), est publié en 1949 et le fait vite connaître hors des cercles universitaires. L’ouvrage est un succès. Car la réponse de Campbell est élégante et satisfait tout le monde. Cette vérité est contenue dans une histoire, simple, que tout le monde connaît, ce qui ne peut que plaire au grand public. Mais le sens de cette histoire doit être décodé, ce qui ne peut que plaire au public savant. Cette histoire unique mais partagée par toutes les cultures est « ce que Joyce appelle le monomythe : une histoire archétypale qui jaillit de l’inconscient collectifnote » et est parfois résumée par la simple expression de hero’s journey (voyage du héros).
Le livre aurait pu être lu de bien d’autres façons, puisque Campbell y fait également apparaître les étapes de transformation du cosmos par le héros et les étapes de transformation du héros lui-même. Si Hollywood n’avait retenu de Campbell que la deuxième partie du livre, nos blockbusters auraient été bien différents. Campbell y décrit la façon qu’a le héros de quitter le monde et de se dissoudre littéralement, et la Terre d’exploser et de renaître. Il s’agit presque d’un traité de chimie cosmique, agrémenté d’un peu de botanique. Car tout retourne à l’Arbre de vie – l’équivalent mythologique du développement durable, en somme. S’il y avait eu un cinéma américain de la deuxième partie du livre, davantage centré sur ces dissolutions et ces apocalypses, Superman déciderait immédiatement de donner son sang afin de guérir le cancer et la myopienote. Puis il partirait très vite s’abîmer dans la contemplation des galaxies infinies, en emportant seulement une thermos et quelques capes de rechange…
Mais le monomythe est centré sur la figure du héros, qui est le seul lien entre des mythes qui peuvent être lus séparément – c’est cette partie qu’a lue tout Hollywood. Pour Campbell, le héros est le centre unificateur des autres mythes, car les mythes ont moins un rôle pseudo-scientifique d’explication du monde, que de formation des individus. Plus que nous apprendre à changer le monde, le mythe nous apprend à nous transformer nous-mêmes : « Un héros s’aventure hors du monde de la vie habituelle et pénètre dans un lieu de merveilles surnaturelles ; il y affronte des forces fabuleuses et remporte une victoire décisive ; le héros revient de cette aventure mystérieuse doté du pouvoir de dispenser des bienfaits à l’humaniténote. »
Le monomythe condense toutes les histoires du monde en un seul mythe mais il comporte un certain nombre d’étapes. Il en existe dix-sept dans la version canonique de Campbell (il multiplie par six la dernière étape du retour), chacune étant susceptible de variantes ou d’analyses détaillées (suivant les modifications qui se produisent dans le héros). Christopher Vogler en comptera douze. D’autres script-doctors, analystes ou scénaristes en tout genre multiplient les étapes au point d’atteindre le chiffre tout aussi mythique de sept cents (ce qui compte est sans doute de pouvoir étirer son séminaire de coaching d’écriture de script aussi longtemps que nécessaire). Beaucoup préfèrent limiter le nombre à sept. Évidemment tout cela égratigne un peu l’unité du récit monomythique…
Néanmoins, tous s’accordent sur trois grandes étapes : (1) le héros est appelé par l’aventure (« Départ »), puis (2) est comme transformé par son voyage (« Initiation ») et enfin (3) revient vers le monde, changé par l’aventure elle-même et soucieux de partager les trésors avec le reste de sa communauté (« Retour »). La première partie propose un destin, la deuxième une conversion et la troisième une communauté. Avec ces trois concepts, on a la définition du héros : c’est celui qui est destiné à se donner entièrement à sa communauté, « qui s’est entièrement soumis » au cycle social comme individuel de la mort et de la renaissance. Et la formule de son antithèse tombe tout aussi naturellement. L’ennemi ultime sera ou celui qui refuse son destin et refuse de changer/mourir, ou celui qui est défini comme l’« accapareur du bien commun ». Le talent de Campbell est de dire tout ça avec une histoire de mythe bien juteuse par page, en plus des nombreuses références à Nietzsche et autres psychologues fameux aux noms mystérieux.
En 1977, George Lucas sort le premier film de la double trilogie Star Wars et inaugure le modèle du blockbuster pour Hollywood, c’est-à-dire un film dont le succès est si grand qu’on le compare à une explosion capable de raser un quartier. Petit point d’étymologie : le terme désigne bien une bombe, mais avant d’arriver à Hollywood, il émerge dans le vocabulaire du théâtre. Le succès d’une pièce était supposé épuiser les théâtres voisins et les mener à la banqueroute. Si on lui est fidèle, on devrait dire qu’un film est un blockbuster s’il détruit – en siphonnant leur public – les films concurrents. La métaphore militaire magnifie le vocabulaire du capitalisme et de la libre concurrence, plus qu’elle ne qualifie la débauche d’effets spéciaux ou pyrotechniques. Le blockbuster tire la plupart de ses recettes de ventes extérieures au film (pop-corn ou figurines entourant le filmnote). George Lucas aura l’intelligence de nourrir abondamment le marché des produits dérivés Star Wars, figurines, comics ou jeux (quitte à vendre des boîtes de jouets vides en prévision de figurines qui ne furent envoyées que deux mois après le Noël de 1977). Mais, si ces stratégies commerciales sont décisives, le premier Star Wars a également marqué l’histoire du cinéma par la forme de son scénario.
George Lucas a lu les livres de Campbell à l’université (deux particulièrement, Le Héros aux mille et un visages et Les Masques de Dieu). Et il décide de les relire pour parachever le script de l’épisode IV de Star Wars. Une fois le film sorti en salle, en 1977, les emprunts au monomythe de Campbell sont assez évidents pour que Lucas reconnaisse lui-même très vite cette filiationnote. L’intention de Lucas se veut très fidèle à la fonction presque thérapeutique et civilisationnelle du mythe chez Campbell : « Il n’y avait pas de mythologie moderne pour donner le sens des valeurs aux enfants, pour leur donner une vie forte de fantaisie mythologique. Les westerns étaient les derniers films de ce genre pour les Américains. Rien n’avait été fait pour les jeunes avec de vrais fondements psychologiquesnote. »
En 1983, une fois les trois épisodes historiques sortis sur les écrans, la rencontre entre Joseph Campbell et George Lucas a enfin lieu. Campbell et son fils sont invités à voir Star Wars dans le ranch de Lucas pour y partir en quête de leur moi profond. « Ce fut une expérience surréelle. Le matin du premier jour, nous vîmes La Guerre des étoiles. L’après-midi même, nous visionnâmes L’Empire contre-attaque, et le soir, Le Retour du Jedi. Et je pouvais voir ma matière là-dedans, il n’y avait aucun doute possible. Je suis devenu fan et j’ai développé une grande admiration pour ce jeune homme. […] Cette série est une véritable pièce en trois actes : l’appel de l’aventure ; le chemin des épreuves ; et l’épreuve finale : la réconciliation avec le père et le repassage du seuil. » Le professeur et le réalisateur s’entendent si bien que Lucas plus tard n’hésite pas à le désigner comme l’un de ses mentors. Le succès croissant de Star Wars amène Campbell à s’expliquer souvent sur l’interprétation et les emprunts de Lucas à son propre travail, et vice versa.
Dans une série d’interviews menées par Bill Moyers, et tournées en 1986-1987 en partie dans le ranch même de Lucas où Campbell avait vu le film, Campbell admet que Star Wars joue bien un rôle mythologique au sens plein du terme – reconnaissant par là l’efficacité de ses propres travaux pour produire des blockbusters – et, franchement, qui se retiendrait de dire qu’il a réussi à trouver la méthode pour écrire le meilleur blockbuster de tous les temps ?
Le succès de Star Wars est une plate-forme de lancement formidable pour les idées de Campbell. Ces interviews sont diffusées en 1988 sur PBS à la télévision publique et regroupées sous le titre Puissance du mythe, qui sera également celui de sa transcription littéraire. Le public américain découvre alors celui qui a officiellement inspiré Star Wars. On lui doit notamment l’idée de la Force, omniprésente mais jamais hypostasiée sous le nom de Dieu, ou encore le très mystérieux « il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine » censé donner sa coloration mythique au film au lieu de le marquer du sceau de la science-fiction. Cette reconnaissance médiatisée par le succès du film de Lucas n’était que le début de la diffusion des idées de Campbell dans le monde du cinéma.
En 1985, les travaux de Campbell firent l’objet d’un mémo de sept pages écrit par Christopher Vogler. À l’époque, ce consultant en histoires (story consultant) travaille à Disney et adopte la politique de l’entreprise de diffuser régulièrement des mémos susceptibles d’inspirer ses collègues. Vogler, qui avait lui aussi déjà lu Campbell à l’université décide de colliger ses idées et d’en faire un résumé qui pourra tenir lieu de manifeste théorique. Il envoie la première version de ce mémo à David McKenna, un collègue scénariste, ainsi qu’à quelques cadres de Disneynote. C’est l’époque des fax et, très vite, Vogler retrouve son mémo diffusé à travers tout Los Angeles, si bien que d’autres prétendent bientôt en être l’auteurnote.
Le mémo s’arrache, et devient très vite « légendaire » (dixit son auteur). En guise de récompense, il devient en peu de temps chargé de l’écriture du Roi Lion et d’autres films (La Petite Sirène, La Belle et la Bête, Hancock, Je suis une légende, 10 000, Les Chroniques de Spiderwick, etc.) qui adoptent les mêmes standards d’écriture. En 1992, il publie Le Guide du scénariste et diffuse ses fameuses théories – empruntées presque mot pour mot aux analyses de Campbellnote. Vogler reconnaît d’emblée que son but est d’importer la structure mythique dans le cinéma, comme Lucas l’a fait concrètement avant lui. Son argument ultime pour défendre cette importation est qu’« un des directeurs d’un des plus grands studios de Hollywood a rendu obligatoire la lecture de ce livre pour l’ensemble de l’équipe dirigeantenote ».
Sans paraître naïf devant cet argument publicitaire, on peut tout de même dire que si un producteur comme John Truby peut avouer que le blockbuster emprunte sa forme au mythe, c’est parce qu’on a déjà vécu un bouleversement considérable : la forme du mythe est devenue la forme standard de la culture pop. Et même si cette forme échoue, ou n’arrive que très partiellement à fonctionner comme une vraie règle artistique, la philosophie inhérente à cette conception néomythique a déjà imprégné de très nombreux films, séries, comics ou mangas… Les idées de Joseph Campbell ont fait leur chemin dans l’industrie culturelle. On peut suggérer que nous-mêmes n’arrivons à l’y déceler que parce que le monomythe a déjà triomphé – et en un sens c’est tant mieux, car si le fruit est mûr, il est suffisamment tendre pour se prêter à une délicate dissection.
« – Excusez-moi, j’ai été élevé par la télé à croire que toute femme noire de plus de cinquante ans est un mentor cosmique. »
Jeff dans Community, saison 1, épisode 1
Le découpage en douze étapes ne suit pas une logique très claire. Impossible de les présenter rapidement ou analytiquement (par bonheur pour les script analysts). Il faut se perdre dans le labyrinthe, espérer croiser un enfant télépathe qui vous parle sans arrêt de prophéties, pour peut-être enfin comprendre le monomythe. Je veux bien jouer le rôle de l’enfant télépathe barbu.
Ces douze étapes ne sont ni la traduction stricte de quelques rites chamaniques accompagnant la chasse ni même les étapes de la recherche de soi par les moyens d’une psychothérapie jungienne. Mais un peu des deux. Ceux qui utilisent un tel schéma ne s’émeuvent pas beaucoup de ces zones d’ombre, redites ou lacunes. Car ce qui préside à la structure du monomythe n’est pas la cohérence logique, mais plutôt la possibilité de voir dans une histoire quelque chose comme un tournant, un enjeu. Douze étapes, c’est douze raisons de faire naître du suspense. Le flou relatif de ce déroulement n’est donc pas réellement un problème tant que l’intégration de ces lacunes ou de ces paradoxes dans l’écriture d’une histoire rend le récit intéressant.
On pourrait préférer une longue errance poétique à n’importe quelle aventure. Mais, à ce sujet, le caméléon anthropomorphe du film d’animation Rango apporte une réponse, quasi académique, aussi lourde qu’une pièce de théâtre existentialiste. Il met en scène dès le début du film l’aporie que constituerait une non-aventure. Un film par définition ne peut pas se maintenir dans cette atmosphère d’euphorie où tout est encore possible. On laisserait les personnages en friche, dans un état d’indétermination angoissant. Et on nierait cette évidence simple que l’aventure, c’est ce qui vous arrive dessus, c’est ce qui s’impose comme aventure. Ainsi les scénaristes de Rango prêtent-ils à leur personnage un monologue qui est une quasi-leçon de screenwriting : « Hein ? Mon personnage est quoi ? Vague ? Ce qu’il ne faut pas entendre… Je sais qui je suis, tu permets : le protagoniste, le héros. Toute histoire doit avoir son héros. Et puis qui d’autre serait mieux qualifié pour se prélasser dans l’idolâtrie de ses innombrables camarades ?… (Le caméléon est seul, il se tourne vers la vitre de son aquarium, fait apparaître de la buée et dessine comme un rectangle à l’endroit de sa tête.) Le rideau va se lever, le public a soif d’aventures. Qui suis-je ? Je peux être qui je veux. Je peux être le vieux loup de mer de retour d’un périple autour du globe dont le bras articulé se rebelle. Ou alors je peux être l’anthropologue qui combat les pythons au fin fond du Congo. Et si vous êtes en mal d’érotisme, alors je peux être le plus grand Dom Juan que le monde ait connu. (Il parle avec un accent espagnol moins drôle, et drague un bout de poupée de son aquarium.) Ce sont des vrais ? (Le bout de poupée qu’il drague lui met une gifle.) Hein c’est ça ? Le conflit ? Victor, tu as raison, effectivement je suis vague. Mes amis, j’ai eu une révélation, un héros ne peut pas se réaliser dans du vide. Ce qu’il manque à notre histoire, c’est un coup de théâtre intempestif qui propulse le héros dans un conflit. (Accident de voiture.) »
1) La présentation du monde ordinaire du héros est classiquement mise en scène par un travelling aérien qui parcourt une banlieue tranquille et conduit le spectateur au pas d’une porte – comme les autres –, d’où sort un type ordinaire bâillant – comme tout le monde –, en pyjama au moment de récupérer son journal – comme chaque jour : le héros. Installer cet ordinaire à l’écran, le choyer, le rendre ni trop aimable ni trop ennuyeux est probablement le signe le plus sûr au début d’un film qu’on aura affaire à un long-métrage de teneur mythique.
Sans pouvoir parler en leur nom, on imagine assez bien que c’est ce moment d’élection d’un individu parmi les autres qui a particulièrement du mal à passer chez les spectateurs les plus réfractaires à la culture pop. Croire à l’ordinaire est déjà en soi un postulat (comme croire à la normalité), mais croire en plus que le héros a réellement appartenu à cet ordinaire est une hypocrisie. Dès le début, serait-on tenté de dire, Bruce Wayne était Batman car Batman est un héros trop extraordinaire pour avoir été seulement défini par les circonstances accidentelles (mais probables) d’un enfant assistant au meurtre de ses parents. Pire encore, l’inconsistance de cette quotidienneté est au fond révélée par le récit lui-même car la suite des événements montre à quel point le héros était prédestiné à devenir ce qu’il étaitnote, tout comme il s’avère que Luke est le héros de Star Wars car il est en réalité le fils de Darth Vader. Tout cela, dira-t-on, contredit le point de départ du monomythe.
Mais l’erreur pour le spectateur ou pour le réfractaire à l’élection du héros pop consisterait à croire que le héros s’élève réellement au-dessus de l’ordinaire. Le héros est moins extraordinaire qu’il ne dissout notre propre croyance en l’ordinaire. Il n’est pas élu, il appartient simplement à un autre monde. Car le monomythe a pour rôle de nous faire passer outre le monde ordinaire. Ce qui semble être une hypocrisie n’est qu’une stratégie narrative qui a pour véritable but philosophique de rendre étrange ce qui est familier et familier ce qui est étrange. Ainsi, une fois qu’on est passé derrière le rideau du monde ordinaire, on se rend très vite compte que chaque personnage, même le plus secondaire, recèle sa part de mystère et de monstruosité.
Des séries comme Buffy contre les vampires ou True Blood étirent ce mécanisme aussi loin que possible jusqu’à ce que la normalité ne soit plus qu’une vague et brumeuse supposition. Après quelque soixante heures de visionnage d’une de ces séries, vous ne douterez plus que votre voisin qui regarde le foot avec ses camarades soit en réalité un loup-garou bisexuel dopé au sang de vampire. La lente fissuration de la banalité lors des scènes d’introduction constitue tout l’art de réalisateurs comme Steven Spielberg, Joe Dante, Tim Burton ou M. Night Shyamalan. Et c’est, à l’inverse, la stratégie de ceux qui dynamitent le réel – en faisant apparaître dans un éclair un robot tueur venu du futur – qui perpétue bien plus vigoureusement l’illusion d’un monde ordinaire si ennuyeux qu’il ne nous reste plus qu’à attendre de le voir exploser à l’écran.
2) Si un jour une chouette vient s’écraser chez vous en apportant une lettre mystérieuse, ou si un croiseur interstellaire vient s’aplatir dans votre jardin, vous venez de connaître la deuxième étape du monomythe : l’appel du héros, généralement difficile à décliner, parce que cet appel est suffisamment insistant pour vous faire sortir de votre monde ordinaire.
3) Mais on ne sait jamais, vous pouvez avoir mieux à faire que de sauver le monde en risquant votre vie et, dans ce cas, vous refusez l’appel. Vous faites comme Catwoman dans Batman le défi, et vous laissez le répondeur prendre le message, quitte à l’écouter un peu plus tard après s’être fait pousser du haut d’un gratte-ciel et mordre par une centaine de chats, mais cette fois-ci en costume de cuir, le fouet à la main. On peut douter que ce refus de l’appel constitue une étape en soi. Il constituerait plutôt une variante, mais le monomythe a de ce point de vue parfois le charme des horoscopes qu’on continue à lire même lorsqu’ils se contredisent.
Ces trois premières étapes définissent le monde duquel le héros devra être arraché pour réellement devenir un héros. Le plaisir des séries vient probablement de la répétition en boucle de ces trois étapes. Certes, on prête souvent à la répétition la vertu de rassurernote. Mais, dans ce cas, le plaisir vient moins du sentiment de sécurité que la répétition procure que de la douce folie de quitter enfin le monde normal pour s’enfoncer chaque fois un peu plus dans l’étrangeté et le mystère…
Dès lors que s’ouvre sous nos pieds un monde nouveau et inconnu, on est également forcé de comprendre le monde différemment. Les symboles pleuvent en cascades, dans les rêves, dans les grimoires magiques, ou dans des runes dessinées par hasard sous votre lit. L’appel vers l’aventure est le début d’une conversion du regard. Si la chouette magique qui s’écrase dans le salon ne vous fait pas peur, c’est parce qu’elle ne représente déjà plus une chouette, mais quelque chose d’autre, un symbole de sagesse ou la satisfaction secrète de voir le salon de ses parents adoptifs ruiné par un volatile. Beaucoup de films récents présentent le pitch mythologique de l’histoire qui va suivre juste avant l’appel de l’aventure (Percy Jackson, Jack le tueur de géants, Les Gardiens de Ga’hoole… c’est-à-dire plutôt des mauvais films). Frodon Sacquet qui accompagne son oncle Bilbo connaît ses histoires et a une vague idée de ce qui pourrait lui arriver. Se faire traquer par des morts vivants vêtus de hardes qui n’ont pas été changées depuis plusieurs siècles est certes effrayant, mais à la peur se mêle alors inévitablement le frisson de voir le réel rattrapé par la fiction.
4) Le passage vers l’aventure ne pouvant se faire seul, il faut que le héros rencontre un mentor qui le guide. Là encore, cette étape a de quoi agacer tant elle paraît à la fois illogique et orientée idéologiquement. Si Obi-Wan Kenobi est si malin pourquoi laisse-t-il Luke faire tout le boulot ? Ou, à l’inverse, si Luke est le héros, pourquoi aurait-il besoin d’un vieillard qui parle en gardant systématiquement ses mains dans sa robe comme s’il jouait avec son sabre laser ? Enfin, que penser de ce personnage de mentor qui est supposé tout connaître tout en ne faisant rien lui-même ? Ce qui faisait l’intérêt du film, quelques étapes de monomythe plus tôt, était son mystère, et le plaisir de l’exploration de l’inconnu… Le film (ou le monomythe) ne se sabote-t-il pas lui-même en faisant apparaître soudain une sorte de personnage-boîte dont il suffirait de dénoyauter l’esprit pour récupérer toutes les informations utiles ?
Cette relation paternaliste au savoir devrait irriter si fort le héros qu’il en deviendrait partisan de l’anarchisme pédagogique et féroce adversaire de toute forme de transmission traditionnelle. Néanmoins, les récits incluent de nouveaux éléments dramatiques pour résoudre ces paradoxes : le mentor est vieux ou impotent et, pour cette raison, va lui aussi avoir besoin du héros. Certains récits cumulent ironiquement tous les éléments du déclassement social en faisant de son mentor, par exemple, une vieille femme noire qui passe son temps à faire des cookies dans un recoin de la Matrice (dans le vocabulaire campbellien, ce type de mentor féminin est alors appelé « bonne mère »). Dans ce cas, le mentor, la black mama, sorte de version féminine du magical negronote manque de quelque chose que possède le héros, le courage, la force, la vivacité, etc. La relation qui se construit avec le héros fait alors apparaître un motif secret pour lequel le mentor cherche à aider le héros : profiter d’une seconde jeunesse grâce au héros (Indiana Jones et la dernière croisade), achever enfin sa propre quête à soi à travers le héros (ce que fait finalement Dumbledore dans Harry Potter), ne plus subir le racisme des scénaristes qui a si longtemps maintenu les femmes et les Noirs dans le quasi-anonymat (la meilleure raison pour l’Oracle de Matrix d’aider Néo selon moi), tirer avantage des petits jeunes encore pleins d’ambition et de rêves (le professeur Xavier dans tous les X-Men, comics ou films), ou simplement aimer corrompre la jeunesse (évidemment, Gandalf)…
Les motifs pervers des mentors ne manquent pas. Dans cette subversion du schéma initial, le héros n’est alors plus aidé par le mentor, il est manipulé par lui – tout comme Néo pensera l’être par son mentor pourtant plein de cookies et de bonnes intentions. À partir de ce point, il pourra s’ensuivre toute une critique de la relation paternaliste initialement proposée par le monomythe.
5) Le héros passe enfin le seuil de l’aventure. Il accepte de se laisser guider vers un monde qu’il ne connaît pas, voire il en fait le serment. Pour toute une génération de scénaristes, cela signifiait que Dorothy du Magicien d’Oz acceptait de prendre la route du chemin jaune. Aujourd’hui, on penserait peut-être davantage à Néo qui avale la pilule rouge – pilule qui lui révèle la vérité de la Matrice – ou à Harry Potter qui découvre l’existence du quai 9 trois quarts. Le même schéma est applicable aux comédies ou aux films romantiques. Dans le cas de la comédie, la prise de drogues (Smile) ou une simple gueule de bois (Very Bad Trip) joue un passage de seuil très efficace, puisque le monde qu’on découvre alors semble réellement merveilleux et fantastique au point de faire apparaître, par modification de l’état de conscience, des créatures mythiques qui peuplent traditionnellement le monde de la fantaisie.
Ce qui est alors interdit dans cette étape traditionnelle du voyage du héros est la possibilité d’un retour en arrière, ou simplement l’envie de briser son serment. L’hésitation et la réflexion ne sont pas des qualités de héros, tout simplement parce que ça voudrait dire qu’il ne se déciderait peut-être jamais à passer le seuil avant d’être sûr de ce qu’il veut. On pourrait imaginer une version pirate d’Harry Potter ou le garçon ne retournerait pas à l’école des sorciers pour passer sa dernière année, et qu’en réaction, Joseph Campbell viendrait en personne l’obliger à se consacrer à ses études et à enfin devenir un sorcier de renom (et ce serait mieux en un seul petit épisode plutôt qu’en huit)…
Là encore, ce lieu commun de l’engagement a su être contourné et résolu depuis que les séries ou n’importe quelle autre forme d’écriture sériale (les comics par exemple) obligent le héros à se réengager. Ce type d’écriture rend ce passage du seuil récurrent, de façon à changer l’engagement du héros en une oscillation bien plus crédible qu’un simple saut à pieds joints dans l’aventure. Peter Parker par exemple ne réussit pas à sauver son oncle, et cela fonde son premier engagement à devenir Spiderman, figure de justice. Mais Spiderman ne réussit pas plus à sauver Gwen Stacy des mains du Bouffon vert (The Amazing Spiderman #121), il doute un temps mais l’aventure le rappelle. Quelques morts d’innocents plus loin, il ne réussit pas non plus à sauver Tante May (Amazing Spiderman #538), cette fois-ci, il doute encore plus, il passe un pacte avec le diable pour la faire revivre, les scénaristes et les fans trouvent l’idée ridicule… Et, finalement, quelques épisodes plus loin, l’aventure l’appelle à nouveau. À défaut d’hésitation prolongée, on a désormais régulièrement intégré aux fictions pop les errements et les doutes des héros comme partie prenante de la dramaturgie.
6) Le héros plongé dans ce monde inconnu, heureusement, n’est pas seul. Il finit nécessairement par se faire des alliés mais aussi, inévitablement, des ennemis. Luke rencontre les Jedis, Harry Potter devient un membre de l’Ordre du Phénix, Frodon fait partie de la communauté de l’Anneau. Une nouvelle fois, on peut douter qu’il s’agisse vraiment d’une étape marquant une progression. Il s’agirait plutôt d’un topos littéraire, qui reviendrait à dire deux choses : qu’il est interdit de faire du héros un personnage solitaire, aussi génial et invulnérable soit-il, et qu’il est également obligatoire que le héros évolue dans un monde binaire, partagé entre bien et mal. Subvertir ces deux principes revient à produire une fiction plus intéressante. Mais, à proprement parler, le détail des étapes suggère que le héros sera de toute façon seul à la fin, lors de l’« épreuve suprême ». Si le héros doit être, selon les principes du monomythe, aussi bien seul qu’entouré, on peut se demander si la structure monomythique n’intègre pas trop de variations possibles pour être véritablement une structure précise.
7) N’avançant pas au hasard, le héros est conduit vers son but dans une phase qu’on appelle l’approche ou la descente à la caverne. Le mythologue campbellien se réjouira de voir que de nombreux films par la suite adoptent très littéralement l’image de la caverne. Total Recall (où Quaid est révélé à lui-même par un bébé existentialiste entré en guérilla), Matrix (où le motif de la caverne traverse le film entier, puisque la vie des hommes du futur ressemble essentiellement à celle de taupes essayant de hacker la matrice), voire évidemment Star Wars, où par deux fois le héros se trouve révélé à lui-même en entrant dans une grotte ou simili-grotte (le cœur de l’Étoile noire). Cette étape de l’approche a pour rôle de montrer que le monomythe ne traite finalement pas d’une bataille entre le bien et le mal, quoiqu’il en ait l’apparence. Le véritable enjeu concerne la transformation que subit le héros. La descente dans la grotte n’est donc rien d’autre qu’une descente en soi-même.
8) L’épreuve suprême est une confrontation directe avec la mort ou avec ses peurs les plus profondes. Le héros doit rester au tapis assez longtemps pour que son retour à la vie relève quasiment du miracle. Sans cette tension et ce quasi-miracle, le monomythe deviendrait aussi plat qu’une bouteille de soda ouverte depuis trop longtemps. Paradoxalement, aussi préparé que soit le héros, il doit tout de même en partie échouer, mais pas uniquement pour le frisson que procure une near death experience. Luke Skywalker pique une tête dans une broyeuse à déchets si longtemps que ses camarades pensent qu’il ne reviendra plus, quant à Harry Potter, il recommence si souvent l’expérience qu’il semble y être devenu accro. La vie qui revient au héros après avoir passé un temps dans les ténèbres doit lui être comme octroyée par une force supérieure. On ne doit pas pouvoir expliquer la survie du héros, si ce n’est par la chance, mais la chance apparaîtra encore dans ce contexte comme le signe d’une puissance tutélaire qui veillait sur son destin.
Beaucoup de questions ont été posées à George Lucas sur le concept de Force qu’il introduisait dans Star Wars, des questions qui portent sur sa propre croyance en cette Force, et sur l’origine de l’idée de cette Force. Mais le déroulement même du monomythe suggère qu’il existe une force providentielle qui déborde le héros ainsi que les frontières traditionnelles du Bien et du Mal.
9) Lors de l’étape de la récompense, le héros obtient logiquement ce qu’il était venu chercher. Mais le sens de cette récompense est extrêmement large. Christopher Vogler y verra par la suite aussi bien un bonus de puissance qu’une réconciliation romantique ou les plans de l’Étoile noire… Encore une fois, la récompense importe peu, et nous serions tentés de nous fier à la philosophie notoirement usée de citations pseudo-taoïstes pour dire que « le voyage compte plus que la destination ». En effet, avec un sens si large de ce qu’est la récompense, aucun récit ne peut échapper à une apparence de structure monomythique. Car si l’échec peut être l’occasion d’apprendre quelque chose ou de se réconcilier avec sa famille ou sa femme pour éviter le divorce, alors il peut aussi être considéré comme une récompense. On en arrive donc à un moment un peu absurde de la chaîne monomythique. Si, à la fin de votre récit, le héros voit sa femme disparaître dans le ventre d’une pieuvre de l’espace et que le monde se trouve être sur le point d’exploser, tant que vous pouvez lire dans le regard humide de votre chien une vérité ultime sur l’existence, votre récit possède une structure monomythique.
De ce point de vue, les seuls cas qui échapperaient au monomythe seraient ceux, assez fous, d’une récompense mécaniquement attribuée. Le héros achèverait sa quête sans difficulté particulière parce qu’il posséderait toute la force et l’intelligence nécessaires, les alliés pittoresques ainsi que la dernière ceinture à gadgets à la mode. Dans ce cas, le héros enchaînerait si facilement les victoires que le sens même de la récompense en viendrait à être perdu. Les récits les plus bâclés donnent cette impression de facilité, ainsi que les récits de propagande. En ce cas, ils seraient immanquablement considérés comme de mauvaises histoires, à ceci près qu’un bon propagandiste a besoin de bonnes histoires.
Mais ça pourrait être aussi le cas d’un héros absolument perdant, écrasé, et surtout désespéré, c’est-à-dire qui n’aurait rien appris ou rien conservé de ses espoirs : en somme, l’histoire tragique et épique d’un loser, qui n’a même pas gagné la sagesse de regarder la vie comme une longue course désespérée vers un bonheur qui n’existe pas.
La seule conclusion de récit qui nous parvient à travers les brumes de notre mémoire de lecteur fidèle de bandes dessinées et qui semble correspondre à ce schéma est la fin du chef-d’œuvre de Moebius et Jodorowsky L’Incal, et du prequel (dessiné cette fois-ci par Janjetov) Avant l’Incal. Le héros, John Difool, possède toutes les caractéristiques du héros campbellien : il est appelé par une force supérieure, franchit le seuil de l’aventure, se fait des alliés et des ennemis, finit par abandonner son ego comme il se doit pour sauver le cosmos sauf que… sa mémoire lui est ultimement effacée – par deux fois et dans les deux arcs précités – et qu’il est renvoyé dans le passé, idiot et stupide (alors qu’il était devenu noble et intelligent), obligé d’accomplir en boucle ses exploits avant d’être précipité au-dessus de la cité-puits et de les oublier aussitôtnote.
Une dernière chose au sujet de la récompense. La structure monomythique est indifférente à la nature même de la récompense pourvu qu’elle soit une façon de dépasser ses peurs en s’abandonnant à une force supérieure – encore une fois, c’est le voyage qui compte… Mais cette indifférence est justement mise en question dans le cas de Starship Trooper de Paul Verhoeven. Le film parodie les étapes d’un blockbuster en y introduisant sciemment une idéologie militariste, impérialiste et xénophobe. Car, finalement, la récompense du héros, c’est-à-dire le dépassement de ses peurs face à l’extra-terrestre gluant sert en réalité à justifier tout le parcours morbide et déshumanisant du héros (qui, dans ce cas, n’est pas réellement un antihéros, mais simplement un héros maléfique). Le talent de Paul Verhoven (et de l’auteur du livre éponyme, Robert Heinlein) est d’aimer suffisamment les films de guerre pour en connaître la structure et les poncifs, tout en grossissant assez le trait pour en souligner l’absurdité et la folie.
L’histoire que Paul Verhoeven utilise pour son film sert quasiment de preuve : la structure monomythique ne propose pas nécessairement une vérité aussi universelle que le voudrait Campbell. Tout au moins, la vérité contenue dans le médium (ou disons la structure) peut n’être pas celle contenue dans le message.
10) Le héros doit à présent repartir vers son lieu d’origine. Mais tout n’est pas tout à fait réglé. Tuer l’ennemi et, le cas échéant, le déposséder de son épée (particulièrement si elle est laser) ne permet pas tout à fait d’en finir avec ses démons personnels. Le parcours psychologique que doit accomplir le héros n’est pas achevé. Cette prise de pouvoir a des effets traumatisants qui doivent être résolus et purgés. C’est ainsi que se justifie cette fin en deux temps – ce n’est pas un simple double twist ou un nouveau coup de théâtre.
Le héros peut en effet, à tout moment, soit se perdre sur le chemin du retour, soit trouver un prétexte pour continuer l’aventure, soit avoir à réinventer un moyen de revenir chez soi, soit avoir à achever l’ennemi qui remue encore. Il est à noter qu’Alien cumule presque tous les obstacles au retour : lorsque Ripley décolle de la planète LV-426 avec une navette de secours (nouveau chemin), la reine alien s’accroche malgré tout en douce (achever l’ennemi) ; et tout ceci obligera Ripley à piocher encore un peu dans ses réserves d’adrénaline (poursuivre l’aventure), quitte à carrément dévier la trajectoire de son vaisseau (se perdre) après avoir renvoyé l’alien façon puzzle dans l’espace. Ripley est peut-être notre Ulysse moderne.
11) Cette avant-dernière étape est hautement symbolique, et donc relativement floue, tout comme l’étape de la récompense. Après être rentré, le héros doit donc « ressusciter », c’est-à-dire parachever sa transformation en héros et ne plus porter sur lui l’odeur de la mort. Cette purification est en partie un héritage des traditions des sociétés premières qui avaient besoin d’un rituel pour purifier le chasseur ensanglanté de retour de la chasse. Néanmoins, dans ce cas, la résurrection avait un sens plus précis.
En lisant les exemples que donne Vogler, on peut se demander si l’étape du retour et celle de la résurrection ne sont pas identiques. Toutes deux prolongent l’action pour clarifier la situation, ce qui peut revenir à tuer son mentor diabolique ou à désamorcer une bombe nucléaire que le méchant avait lancée sur New York (toujours viser New York)… Vogler cite même des cas qui sont pourtant plus clairement empruntés à l’épreuve suprême (affronter son adversaire en face à face, choisir enfin celle ou celui qu’on aimera pour toujours). Là encore, cette formalisation du monomythe peut paraître un peu fantaisiste. Mais il faut se souvenir qu’aucun événement narratif n’est en soi une étape. Sa portée symbolique tient davantage à la succession des éléments plutôt qu’à leur contenu.
Il est possible par exemple que, après avoir affronté un alien dans l’espace (épreuve suprême), le héros revienne sur Terre avec un autre vaisseau qui possède son propre minibar (chemin du retour) et fasse enfin une déclaration d’amour à la fiancée qui l’avait attendu toutes ces années tandis qu’il voyageait dans un caisson cryogénique (résurrection). Mais il est tout aussi concevable que le héros, au moment de faire le choix de préférer sa bien-aimée martienne à celle qui l’attend sur Terre (épreuve suprême), finisse par se faire kidnapper et transporter dans le placard du minibar par la fiancée terrienne qui l’avait suivi en douce et s’était débarrassée de sa concurrente (chemin du retour), pour qu’enfin, dans un retournement ultime, il réussisse à se débarrasser de sa fiancée terrienne en la laissant en pâture à un alien qui était resté accroché à son vaisseau depuis le début de l’histoire (résurrection).
12) Lors de son retour, le héros fait don au reste de son monde ordinaire d’un trésor ou d’un élixir qu’il a rapporté du monde extraordinaire. À partir de ce moment-là, normalement, la vie ordinaire ne pourrait plus jamais être la même – même si, dans le fond (ô ironie de la reproduction sociale), il ne fait que se marier et faire d’autres enfants comme lui. Cette dernière étape du don est importante parce qu’elle est supposée prouver que le héros a réellement vaincu en se défaisant de son égoïsme originel – souvenez-vous, son ego a été plongé dans le grand océan cosmique de conscience/énergie et il s’est dissous aussi sûrement qu’un ravioli bouilli trop longtemps dans l’eau. Campbell envisagenote assez radicalement que le héros peut même aller jusqu’à se changer en saint (comme dans la plupart des traditions d’avant Hollywood), qu’il abandonne réellement le monde matériel et qu’il meure de la façon la plus misérable qui soit, quelque part dans une cabane, retiré du monde (sans la télé), oublié de tous – un peu comme Paul Muad’Dib à la fin du cycle de Dune. Quoi qu’il en soit, ce don doit s’accomplir, ou le héros n’est pas un héros. Toute la question, et toute la créativité naissent de savoir à qui on donnera cet élixir.
Le don de l’élixir (que ce soit l’amour entre les hommes, la paix dans le monde, des fiançailles réglementaires ou toute autre grande valeur abstraite) suppose que l’action se recentre d’un coup sur la bulle originaire du monde normal. Vogler admet que les scénarios hollywoodiens privilégient la plupart du temps un bouclage parfait, c’est-à-dire littéralement un retour à la maisonnote, à ceci près que les conflits initiaux ont été résolus. Par exemple, à la fin du premier épisode de Shrek – du deuxième également, et du troisième aussi –, Shrek, cet espiègle et cynique petit ogre vert, retourne dans son marais. Mais il y retourne avec princesse et enfants aimant autant que lui la douce ruralité de son marais (c’est dire si Shrek ne bouleverse pas un instant les codes du conte ou du genre).
Vogler signale à l’inverse que le bouclage d’une fin peut être plus européen, et laisser en suspens des questions non résolues. Mais ce n’est pas vraiment le plus intéressant, car ce qu’il faut remarquer, c’est que le monde final est défini par le don. Le héros n’offre qu’à ceux qu’il reconnaît comme les siens. Ces derniers peuvent être son village/peuple/nation d’origine, mais ils peuvent tout aussi bien être les seuls trolls/chimères/vampires qui ont accepté de l’accompagner et qui ont supporté ses blagues racistes durant toute la chasse au dragon. Ainsi, il peut se faire qu’ayant quitté le monde ordinaire avec pertes et fracas, il se crée une tout autre communauté à laquelle se destine le don. Si les regards mouillés et complices que s’échangent Frodon et Sam à la fin du Seigneur des anneaux sont troublants d’homoérotisme médiéval, ce n’est pas uniquement parce qu’ils partagent une bière elfique de plus sans raison apparente, mais aussi parce qu’ils s’apprêtent, comme chacun des survivants de l’aventure, à quitter réellement le monde pour vivre entre eux, dans le ghetto des créatures merveilleuses et mythiques. La même déterritorialisation attend Luke Skywalker, qui certes sauve l’univers, mais rejoint l’ordre fantomal des Jedis, au milieu de la famille qu’il s’est découverte durant l’aventure.
Mais l’idée nouvelle, rodée par l’écriture sérielle, réutilisée par la suite par des sagas telles que Buffy contre les vampires ou Lost, consiste radicalement à faire le don de l’élixir au spectateur lui-même. L’ultime épisode de Lost consistera rien moins qu’en la réunion de tous les personnages dans une église, appelés seulement à se souvenir de leur aventure. Bref, la métaphore narrative du coffret DVD en six saisons.
« Je me demande quel mythe nous ferons avec toi. »
Batwoman #7
J. H. WILLIAMS III et W. Haden BLACKMAN
À la lecture du Héros aux mille et un visages, on est surpris que le terme de monomythe n’apparaisse pas plus souvent. À proprement parler, Campbell parle plutôt de « voyage », ce qui ménage une certaine marge d’interprétation. Si on voulait être exact, on serait tenté de remplacer le terme de monomythe par celui beaucoup moins vendeur et plus artificiel de « mono-aventure ». Néanmoins, comme dans plusieurs de ses livres (notamment sa célèbre série de livre Les Masques de dieu), le professeur soutient la thèse tant épistémologique que métaphysique que derrière des apparences de pluralité, il existe une seule et même unité fondamentale. Dans une posture de sagesse sans doute un peu éculée aujourd’hui, Campbell aime citer les Védas : « Une est la Vérité, nombreux sont les noms que lui donnent les sages. »
Ce postulat métaphysique de l’unité de la vérité si naïvement présenté (puisque cette unité est la condition même de l’enquête et non son résultat) l’expose à la critique. Il est plus simple de nier les différences plutôt que de les rendre sensibles. Campbell en est très conscientnote et, comme pour compenser ce point faible, il sait sur beaucoup de points se montrer plus précis et croiser le plus de traditions possible, multipliant ainsi les différences et les nuances, au lieu de les résorber. Le schéma du monomythe n’est d’ailleurs qu’une réécriture des mythes, du point de vue du héros. Il est donc par nature imprécis, ce qui en rend parfois l’extension trop large pour être un véritable outil d’analyse. À défaut de compenser ces lacunes, Campbell insiste sur l’universalité du monomythe par d’autres moyens théoriques.
En ce qui concerne les mythes, ce désir d’unité et d’universalité se comprend de trois façons : métaphysique, anthropologique et psychologique.
D’abord, il est la conséquence directe de son postulat métaphysique et de sa croyance en l’idée même de mythe. Le héros est en effet avant tout celui qui sait s’abandonner aux forces du destin et qui dissout finalement son ego pour triompher, celui qui « réussit à dépasser ses propres limitations historiques et géographiques et à atteindre des formes d’une portée universelle, des formes qui correspondent à la véritable condition de l’hommenote. » Le monomythe étant supposé aboutir à la dissolution des ego, fondre les individus avec l’univers, il est inévitable que le mythe soit lui-même universel, comme si ce qui produit l’universel devait être également universel par la cause. À ce titre, le héros atteint un point de révélation qui précède toute religion ou toute science.
Campbell n’envisage pas que l’universalité du mythe soit le fruit d’une domination culturelle, ou d’une homogénéisation à force d’échanges et de partages, ce qui est pourtant déjà une thèse que soutient Lévi-Strauss à cette époque. Il préfère imaginer que, dans chaque aire culturelle close, le même mythe est né, issu d’une source psychique inconsciente et commune à tous.
L’autre justification de l’universalité du mythe reprend cette forme plus anthropologique : si le mythe concerne tout le monde, c’est d’abord parce qu’il est issu des tribus primitives de chasseurs dont nous sommes originaires. Là où il y a des chamans, il y a des super-histoires et un Hollywood en puissance. Dans ces tribus nomades, l’activité de la chasse est marquée par la traque du gibier (dans un terrain relativement hostile, si ce n’est inconnu) et par le retour et le partage du butin. Le chaman de la tribu est alors supposé raconter un mythe, ponctué des mêmes trois étapes que la chasse (départ, traque et retour) afin de réclamer la clémence des dieux pour la mort nécessaire du gibier. Le lien avec les premiers conteurs est notamment affiné dans un livre postérieur au Héros aux mille et un visages, qui s’intitule Puissance du mythe.
Simplement adossé à la pratique de la chasse, le monomythe aurait fait long feu. La sédentarité et l’agriculture se développant, les mêmes chamans auraient bien dû être obligés de corriger un peu le tir de leurs mythologies. Et nos ancêtres auraient alors dû parler de contrat terrien, de respect de la propriété et surtout raconter des histoires parfaitement cycliques et ennuyeuses qui ajustent adéquatement les non-voyages des nouveaux héros avec le rythme des saisons. Non, s’il y a eu survivance de ces récits de chasse, c’est parce qu’ils sont utiles, ou qu’au moins ils n’ont pas prouvé de façon trop flagrante leur inutilité. On pourrait ainsi faire le pari que leur utilité s’est déplacée : ces récits auraient primitivement servi à réconcilier l’homme et la nature et, bien qu’obsolètes quelques millénaires plus tard du point de vue social ou religieux, leur fonction serait devenue plus introspective et personnelle, révélant en fait les faces cachées de la psyché humaine. À notre connaissance, pourtant, Campbell n’entreprend pas de tisser ce lien, et n’explique pas comment le mythe a pu survivre bien que les sociétés de chasseurs aient disparu.
Mais la justification la plus célèbre de l’universalité du mythe est psychologique. Toute l’analyse de Campbell est portée par la théorie des archétypes de Carl Jung, dont il est un grand lecteur. Les mythes ne seraient finalement que l’expression du fonds commun psychique et inconscient que l’humanité a reçu en partage. Les mythes sont des « produits spontanés de la psychénote » et des « archétypes qui contiennent les grands problèmes de l’humaniténote ». Une telle hypothèse a à peine besoin d’être justifiée tant elle est courante au début des années 1950.
Beaucoup proposent à la même époque des exégèses psychanalytiques ou des grilles de lecture psychologique pour la littérature, les contes, les comicsnote ou n’importe quel autre genre populaire. Les exemples que Campbell fournit en introduction pour légitimer ce postulat sont pourtant d’une extrême indigence. Là où l’on s’attend à une anecdote surprenante d’une fillette qui aurait eu spontanément une vision de l’apocalypse semblable à quelque récit maya, nous n’avons qu’un vague rapport entre un rite de circoncision aborigène et le récit d’un patient de Jung impliquant tous deux un serpent mordant un prépuce. Quoi qu’il en soit, ces faiblesses n’ont pas compté dans la réception de Campbell. La cohésion de l’idée de départ l’emporte.
Par la suite, Campbell précise pourtant qu’une mythologie unifiée est impossiblenote et donc qu’il n’existe pas, en droit, d’histoire pouvant fonctionner pour tout le monde. Si le point d’arrivée spirituel est le même, les chemins à prendre doivent nécessairement être divers et variés, aussi divers en tout cas que les situations d’où s’extraient les hommes. L’industrie hollywoodienne aurait dû blêmir en lisant ces lignes : « Une chose est cependant certaine : les nouveaux symboles, lorsqu’ils apparaîtront, ne pourront être identiques pour les différentes parties du globe ; ils devront contenir en eux les particularités de la vie, de la race, de la tradition et du lieu. C’est pourquoi il est indispensable que les hommes le comprennent et puissent voir qu’à travers leur diversité se révèle la même rédemption. » La même citation des Védas que tout à l’heure ponctue ce passage mais, cette fois-ci, le commentaire met paradoxalement l’accent sur le caractère intrinsèquement multiple des noms que reçoit la vérité : « Une propagation générale d’une quelconque solution locale est, par conséquent, superflue ; plus, elle constitue une menace. Pour devenir humain, il faut apprendre à reconnaître la face de Dieu en toutes les merveilleuses variations du visage de l’homme. »
La précaution de Campbell n’est pas mince : il ne faut pas résorber la pluralité des traditions, sous peine d’affaiblir, voire de détruire l’unité de la vérité qui anime le monomythe. La bonne nouvelle est que Hollywood peut continuer à produire beaucoup de films, mais la mauvaise est que tous ces petits visages poupons du même et unique Dieu, toutes ces pièces du puzzle divin devraient selon Campbell n’être destinés qu’au public américain… adieu l’exportation !
Il faut s’arrêter sur ce coup de théâtre théorique justifiant la diversité des traditions, car si Campbell immunise son corpus contre toute tentative de récupération new age (apprenez à lire le sanskrit, bande de hippies !), il postule tout de même une finalité inhérente à la diversité culturelle. Dans la lignée de Herder, il défend la thèse selon laquelle la diversité des cultures humaines n’est pas un hasard, qu’elle sert en fait une finalité commune, transcendante et divine : obliger les hommes à rassembler les pièces du puzzle pour reconnaître le divin. La précaution pluraliste et relativiste qu’il prend au moment d’aborder toutes ces traditions différentes n’est donc possible qu’au nom d’une conviction religieuse préalable. Campbell adopte finalement une foi inhérente au multiculturalisme qu’il défend, cette même foi que Charles Taylor postule comme nécessaire pour donner à toutes les cultures une présomption égale de valeur, propice à leur reconnaissancenote.
Dans des livres plus tardifs, Campbell réitère ses réserves, si souvent d’ailleurs, que tout aurait pu s’arrêter là. Il précise que sa recherche unifie ce que l’on peut seulement lire entre les lignes des mythesnote – il est donc à deux doigts d’admettre que le monomythe n’est qu’une reconstruction a posteriori. Alors qu’il félicite Lucas pour ses intuitions si proches des siennes, ou qu’il reconnaît le potentiel mythique d’un film comme Rambonote, il avoue tout de même se méfier de la production de mythes par l’industrie du divertissement. Le professeur émérite s’autocritique donc à plusieurs reprises. Il doute parce qu’il connaît les limites de son travail (contrairement peut-être à ceux qui le lisent). Il n’empêche, pour Hollywood, la promesse était trop belle.
La recette du monomythe est aussi célèbre que peu discutée. C’est un récit supposé offrir une épiphanie, mais que personne ne se sent de remettre en cause même s’il n’a pas eu la révélation annoncée. Elle est comme ce trésor posé au fond d’une grotte semi-éclairée, que tout le monde regarde avec désir mais qui est entouré de pièges archaïques qui en même temps vous empalent, vous brûlent et vous ensevelissent de serpents plutôt que de vous tuer en une fois. Le monomythe baigne dans un halo de mystère entretenu par ses propres dévots. Vogler lui-même décrit sa rencontre avec les idées de Campbell comme la soudaine appartenance à « une société secrète de croyants convaincus, mettant tous leurs espoirs dans “le pouvoir du mythe”note ». Car l’étude du monomythe semble devoir se traduire aussitôt en monomythe lui-même. Le monomythe se veut prophétie autoréalisatrice : interpréter n’importe quel événement comme un voyage intérieur – contre des adversaires, avec des mentors et des alliés, etc. – change littéralement l’issue de cet événement. Cette croyance est si bien comprise qu’à la mort de Campbell en 1988, un journaliste du New York Times titre très intelligemment : « Un professeur de légendes en devient une lui-mêmenote ». Vogler n’hésite pas à le dire et à le répéter : « Vous ne pourrez comprendre les idées exprimées dans le Voyage du héros qu’en lisant le travail de Campbell. C’est une expérience qui a en elle-même la vertu de changer quelqu’un. » Et notre analyste de citer un moment d’épiphanie campbellienne, avec un tel sens de la mise en abyme qu’un Charlie Kaufman n’aurait pas rechigné à mettre le récit en haut de sa pile de scénarios kafkaïens à tiroirs.
Lors de la sortie de Willow, un critique fit remarquer combien George Lucas s’était inspiré de Joseph Campbell et des conseils scénaristiques du Guide du scénariste de Vogler, et combien ces recettes corrompaient le cinéma hollywoodiennote. Vogler se sentit alors directement accusé des échecs critiques et commerciaux de Howard the Duck, une adaptation ratée de comics, et d’Ishtar, une comédie non moins ratée avec Dustin Hoffman et Warren Beaty. Dans un premier temps, il ne sut pas comment réagir, puis, sur les conseils de ses amis initiés, il commença à se persuader que ce critique tenace qui traquait la corruption des scénarios hollywoodiens pouvait être un avatar de la figure du « gardien du seuil ». Le gardien du seuil est l’archétype du personnage qui teste le héros au moment où celui-ci est appelé à l’aventure. Il n’est jamais le méchant principal, il peut être le sous-fifre d’un méchant ou devenir un allié après une manœuvre de réconciliation de la part du héros. Se reportant à ses notes – et sans doute également à son fort sens du débat démocratique –, Vogler décida d’emprunter cette seconde stratégie. Il invita le critique dans son propre séminaire pour discuter de sa théorie scénaristique – critique qu’on imagine en délicate posture pour attaquer le maître devant des disciples qui avaient payé pour assister à la chose. Le débat fut vif, mais Vogler en sortit finalement renforcé, tel Luke Skywalker se débarrassant de Jabba the Hunt avant d’aller massacrer l’Empereur. Se retournant sur sa propre victoire rhétorique, il en conclut sagement qu’« au lieu de lutter contre son Gardien du seuil, il l’avait absorbé dans son aventurenote ».
Dans les années 1980, la lecture de Campbell est concomitante de tout un climat new age, où de riches Californiens se demandant quel sens trouver à leur vie se trouvent d’un coup projetés d’admiration dans le travail encyclopédique et complexe du mythologue (pour ceux qui l’auraient oublié, les gros livres font parfois ce genre d’effet). L’importation de Campbell en France, par le biais de quelques émules qui l’ont découvert en Californie (Laureline Amanieux, Brigitte Morel), n’insiste d’ailleurs que sur cet aspect existentiel : changer de vie, trouver la paix intérieure, mieux affronter son divorce… La lecture de Campbell possède les mêmes vertus que les plantes médicinales ou les mains du roi apposées sur nos écrouelles : elle guérit et régénère, remet à l’endroit ce qui était à l’envers, et finalement nous donne la clé pour aimer nos vies.
Pour cette raison, une histoire ne peut jamais n’être qu’une histoire aux yeux tous ceux qui croient dans la structure mythologique des blockbusters ou des mythes. Car ces histoires ont des effets : les mythes guérissent, et aident à vivre. Ils ont une dimension pédagogiquenote ; ils sont bons pour l’épanouissement personnelnote.
Mais ce que la théorie de Campbell permet de défendre est l’idée que plus le public est touché, plus le film est bon, y compris dans un sens thérapeutique. Plaire au plus grand nombre, c’est guérir le plus grand nombre. Cette concordance entre succès et bien-être est essentielle : elle explique la confiance et la détermination que Hollywood met dans ses projets. Après tout, si « comprendre la vie » et « s’adresser à un large auditoire »note ne font qu’un, les grands cinéastes populaires ne sont-ils pas aussi nos plus grands sages et philosophes, au sens antique du terme, ne sont-ils pas des « médecins de l’âme » ?
Mais, avant d’aller jusque-là, c’est d’abord toute une tradition romantique que Campbell fait renaître sous sa plume. L’atmosphère idéologique que Campbell partage avec Jung, Joyce, ou Nietzsche (qu’il a beaucoup lu et qu’il cite souvent) repose sur l’idée qu’une civilisation vivante ne se construit pas grâce au triomphe de la rationalité technique, ni d’ailleurs suivant l’idéal démocratiquenote. La vérité scientifique assèche autant les hommes qu’elle permet d’élever des gratte-ciel. Quant à la société démocratique moderne, elle n’offre plus de rituels initiatiques capables de les former. Campbell a été très tôt passionné par les récits des natifs américains et les traditions médiévales, et ce décalage l’oblige à constater qu’on prend trop souvent la technologie comme seule solution valable aux éternels problèmes de l’humaine conditionnote.
À ce titre, le compliment qu’il fait au film de George Lucas est révélateur. Campbell trouve formidable que, dans Star Wars, la technologie soit si peu décisive et que l’affrontement se déroule presque uniquement sur un plan spirituel. Tel un Yoda – un peu plus hippie que l’original et aussi grammaticalement plus orthodoxe –, il fournit cette interprétation rapide du space opera de G. Lucas en disant que « ce n’est pas de la machine que dépend l’humanité, mais du cœur ». Vous pouvez être tenté de laisser tomber le livre de vos mains tellement les mots de Campbell vous paraissent d’une inquiétante simplicité. Mais considérez un instant le « cœur » comme un concept très compliqué, traduit de l’allemand et issu de la tradition phénoménologique – un truc comme la Herzigkeit. C’est le « cœur » qui sauve les personnages et non le nombre de fois où ils parviennent à renvoyer les rayons laser en gardant les yeux fermés. Voilà ce que montre vraiment Star Wars : une certaine maîtrise de la Force contre une autre maîtrise de la Force ; voire mieux, une certaine philosophie de la maîtrise de la force (fondée sur une forme d’utilitarisme égotiste et machiavélique) contre une autre philosophie de la Force (fondée sur la prise de conscience d’une providence cosmique).
Dans l’univers fictionnel des Jedis, les vaisseaux spatiaux ne rendent pas obsolètes les combats de sabres, et c’est ça qui est génial. Les deux grandes topiques des univers enfantins (combats de sabres et vaisseaux interstellaires) peuvent enfin se superposer. Car, même si un sabre laser n’est qu’une bagatelle dans un monde où l’on détruit des planètes, l’efficacité de l’action est en dernier ressort une question de précision, de disposition mentale, de lecture et de captation de la chance, c’est-à-dire d’abandon à une force supérieure. Une créature verdâtre imprévisible qui place le verbe à la fin de ses phrases fait plus de dégâts qu’un trop prévisible croiseur interstellaire.
La vérité que Campbell oppose à cette inflation technologique occidentale – et que se réapproprieront les studios de Hollywood – est donc celle des mythes. Le cynisme ou le mépris qu’on affiche souvent à l’égard des blockbusters ne font pas taire l’audace ni l’ambition de cette annexion. La culture pop qui entoure ces blockbusters de Hollywood n’est pas soucieuse de réalisme, certes, mais elle se donne une mission que peu accepteraient avec autant d’entrain. Car il s’agit de se faire le dépositaire d’une vérité supérieure.
Évidemment, il ne faudrait pas voir dans le mythe une représentation du monde. À ce titre, en effet, il n’apporterait aucune vérité. Mais, s’il continue à nous intéresser – et Campbell voit souvent un argument dans notre simple curiosité à l’égard de ces étranges histoires –, c’est parce qu’il rend la vie intéressante. Il a le pouvoir de nous « rendre vivants ». Campbell aime beaucoup cette formule car elle a le privilège de produire un malentendu de surface qu’elle règle aussitôt : « Certains pensent que nous cherchons avant tout à donner un sens à notre vie. Je ne crois pas que là réside notre quête. Je crois plutôt que nous voulons nous sentir vivants. Nous voulons goûter, une fois, au moins, la plénitude de cette expérience de sorte que tout ce que nous vivons sur le plan physique éveille un écho au plus profond de notre être, de notre réalité intime. C’est ainsi que nous pourrons vraiment faire l’expérience de cette sensation extatique : être vivantsnote. »
Connaître le sens de la vie, comme dirait Nietzsche, est une quête qui se condamne elle-même au nihilisme car ce serait se faire observateur de la vie au moment où on veut savoir comment la vivre. Campbell ou Nietzsche font tous deux de la vie un véritable absolu et non un moyen en vue d’autre chose. À plus d’un titre, les dernières pages du Mensonge et vérité au sens extra-moral du philosophe à moustache auraient pu être lues et approuvées par Campbell. On retrouve chez Nietzsche cette soif de vie, voire de renaissance à la vie. À quoi bon, en effet, vivre et vivre bien si l’on ne peut pas revivre et revivre ce qui était bon ? À quoi bon naître si l’on s’épuise à vivre sans pouvoir renaître ?
Le mythe a cette propriété de décaper notre représentation du monde des vieux concepts par lesquels on le saisit. Il est l’expression du désir de « donner au monde présent de l’homme éveillé une forme aussi charmante et éternellement nouvelle, aussi colorée, décousue, irrégulière et inconséquente que le monde du rêvenote ». Pour retrouver ce sentiment de neuf – c’est-à-dire de rêve –, il faut nécessairement que quelque chose de vieux soit renouvelé – quand bien même il serait inventé. Le mythe est comme ce vieux bijou qu’on frotte pour le faire briller. Et chaque relation nouvelle, chaque transposition ou analogie nouvelle trouvée entre le mythe et le monde sont autant de lumière jetée sur les choses. Les dieux, les esprits, les légendes vont pouvoir être retrouvés ou cherchés dans un jeu de piste qui servira finalement à rafraîchir notre existence.
On peut douter qu’un récit fantaisiste puisse nous redonner le goût de la vie alors même qu’il semble nous en éloigner davantage. La science-fiction nous donne plus envie d’être kidnappés par des extraterrestres super-intelligents plutôt que de partager un café acide et un croissant sec avec nos collègues ou nos voisins. Quant aux séries de vampires érotomanes qui se sautent à la gorge, elles nous apprendront difficilement à trouver les mots justes au moment de draguer. Mais c’est oublier que la sensation de vivre ne se génère pas en entretenant une plus grande familiarité avec le monde. Le fondement de la conception mythique de Campbell est de rappeler que le monde visible n’est qu’une partie, une émanation d’un monde invisible plus parfaitnote. Ce qu’exige le mythe est une conversion : il faut tourner notre regard vers ce monde invisible et idéal, et nous détourner, au moins pour un temps, de notre monde illusoire. Les hommes qui ont légué ces mythes, essentiellement des communautés de chasseurs, dévoilaient ce monde invisible par leurs récits mythiques. Ce faisant, ils retrouvaient l’idée d’un cosmos unique, uni, ainsi que la connexion originale à l’environnement qui les faisait vivre. En renouant avec l’essence spirituelle de la nature qui les entoure, ils étaient ainsi en mesure de renouveler cette « espèce de pacte entre le monde animal et le monde humainnote » qui rend la chasse possible. Le mythe n’a donc pas uniquement pour but de nous réconcilier avec un monde déjà connu, car il doit au préalable nous en détachernote.
La dialectique du monomythe est toute en paradoxe et en subtilité. L’aventure que traverse le héros l’oblige bien sûr à se plonger en soi et à quitter le monde ordinaire. Le vrai monde est alors intérieur, spirituel et invisible plutôt que matériel et extérieur à soi. Comme l’explique Campbell, ce qui était auparavant une simple métaphore (telle une formule religieuse comme « Jésus monte au ciel ») devient alors une réalité, mais sur un autre plan, un plan spirituel. Nietzsche réinterprète d’ailleurs le terme de métaphore de cette même façon : la métaphore n’est pas une expression qui désigne mal une réalité, elle est une réalité en soi, création unique en même temps qu’impression passive. Mais une fois plongé en soi, le héros risquerait de se trouver comme coincé dans sa propre subjectivité. Au contraire, nous dit Campbell, il se retrouve face à quelque chose de plus grand que lui ; l’humanité entière l’attendait dans l’obscurité de sa solitude, les bras croisés, prête à retrousser ses manches et à passer à l’action. L’aller-retour entre intériorité et extériorité dessine le mouvement du mythe. C’est ce passage qui procure une joie intense, d’autant plus intense qu’elle n’est pas personnelle, mais « transpersonnelle ». Le sentiment que produit le mythe a sa propre couleur : il n’est ni le déchirement tragique des formes auxquelles on était attaché ni la « joie impétueuse » de la comédie face aux mutations de ces formes. Il est l’« allégresse d’un anonymat transcendantnote ».
Campbell décrit le mythe en termes tout à fait cosmiques comme « l’ouverture secrète par laquelle les énergies inépuisables du cosmos se déversent dans les entreprises créatrices de l’homme ». En suivant une interprétation plus proche de Nietzsche, on pourra dire que le mythe n’est pas qu’un simple moyen de retrouver la force de vivre ou un simple discours sur la vie, il est l’émanation même de notre sentiment de vie. Mais Campbell n’hésite pas à souscrire à l’idée panthéiste que « le monde tout entier, comme tout ce qui vit est imprégné de consciencenote ». La différence nette entre le vitalisme de Nietzsche et le panthéisme de Campbell est que Campbell n’hésite pas à prendre le mythe pour une construction surhumaine, voire extra-humaine, quitte à le qualifier de la très belle expression de « rêves du monde » comme si c’était une force extrinsèque et cosmique qui s’exprimait à travers l’homme – comme si les hommes n’étaient que les granules de conscience d’une entité plus large, le monde, à travers qui le monde parviendrait à penser. Nietzsche à l’inverse se méfierait de ce transcendantalisme qu’on retrouve chez d’autres auteurs, aussi bien américains qu’allemandsnote. Quant à Campbell, il pourrait aussi bien qualifier d’impasse le pari que prend Nietzsche que l’on puisse devenir créateur de ses propres mythes. Car, comme il le rappelle souvent, le mythe par définition n’exerce sa fonction qu’en dépassant l’homme, qu’il renvoie à sa condition de créature vulnérable, incomplète.
Si le panthéisme campbellien vous semble trop lourd théoriquement, trop mâtiné d’encens et de patchouli, vous pouvez tout à fait lui préférer ce simple postulat d’incomplétude du mondenote.
Mais toutes ces formules concernant la renaissance ou le renouvellement n’auraient pas grand intérêt si elles ne pouvaient pas au moins désigner une attitude inverse, celle qui consisterait à répéter strictement ce qui est déjà connu, à « identifier le non-identique à l’identiquenote », en un mot, à ne pas croire à la nécessité de renouvellement de la vie. Celui qui choisirait cette attitude négligerait purement et simplement l’usure de toute existence, sa tragique tendance à se perdre et à s’abîmer. Nietzsche excelle à opposer des types anthropologiques pour mieux se faire comprendre. L’« homme du concept » s’oppose ainsi chez lui à l’« homme de l’intuition »note. Campbell établit la même opposition à travers Jung en opposant la persona (le masque social que nous portons chaque jour pour interagir) et le héros, c’est-à-dire l’archétype initial que nous avons en nous et qui nous est révélé par le mythe.
Si le terme « héros » prend un sens large dans ce contexte, il désigne toujours celui qui triomphe parce qu’il a su chercher en lui, sous le masque de sa persona, une force plus grande que lui. Sans exagération excessive, on peut dire qu’il y a un fort lien de parenté entre les blockbusters et les émissions de télécrochet, qui se révèle lorsqu’on explique aux candidats, héros en devenir, chanteurs ou drag queens, que leur performance doit venir « de là », de l’intérieur, c’est-à-dire du cœur. Ce qu’on désigne alors est moins le centre des émotions que l’endroit sous le masque qui, dans son ineffabilité certaine, rend malgré tout possible la manifestation d’une énergie peu communenote. Dans un esprit vieillot et sexiste, Campbell répète souvent qu’une mère de famille peut devenir un véritable héros si elle vit sa maternité comme une sorte de destin en s’identifiant aux archétypes mythiques et ancestraux de la femme (comme la déesse aux dix-huit bras, qui doit super bien faire le ménage, s’occuper du bébé en même temps et préparer à manger pour son dieu de mari)note. Quant à l’antihéros, il est de façon générale pour Campbell celui qui rate son identification mythique : l’homme qui ne peut pas quitter sa persona, l’adolescent paumé de classe moyenne qui n’a pas les clés pour retrouver en lui les archétypes du héros, ou l’étranger qui perd le sens de ses racines (on vous avait prévenu : Campbell est plutôt conservateur)…
L’ironie est bien sûr que nos amis mythophiles et conservateurs (bien que multiculturalistes) n’imaginent pas un instant que tous les symptômes classiques de la décadence et du nihilisme qu’ils aiment citer dans une liste aussi longue que le générique de Titanic soient en réalité l’effet de leurs propres tentatives de résurrection du mythe sous la forme d’une culture pop. Là où beaucoup auraient commencé par incriminer la culture pop, Campbell préfère considérer qu’elle a échoué pour l’instant mais que le projet reste souhaitable. Et pour cause, être pessimiste était la preuve qu’on continuait de se placer sur un plan antémythique. Bill Moyers expliquait à son propos : « Campbell n’était pas pessimiste. Il croyait en l’existence d’un point de sagesse, au-delà des conflits entre l’illusion et la vérité, autour duquel la vie se rééquilibrenote. » Si l’on devait, à partir de là, brosser à grands traits une image de ce que représente la culture pop (si l’on entend par là au moins les divertissements de masse que sont les blockbusters), on pourrait dire que la pop culture est une carte des points d’insertion du rêve dans la réalité, une machine à recouvrir la réalité d’un nouveau système de signes qui garantit la réalisation de son propre destin à n’importe quel enfant de classe moyenne libre de choisir son origine plutôt que d’y adhérer mécaniquement.
J’avoue avoir été sceptique quand j’ai entendu pour la première fois vanter le pouvoir de transformation radicale que produisait la lecture des livres de Campbell. Sur les sites web, une formule revenait souvent, que j’adore tant elle est énorme de conséquences narratives possibles : « Si vous n’avez pas lu ce livre, quoi que vous soyez en train de faire, arrêtez tout et lisez-le. » Si vous êtes au volant de votre voiture, saisissez rapidement le livre, hésitez un peu avant de foncer dans une autre voiture, mais lisez le plus vite possible et vivez pleinement les derniers instants de votre vie – avant le crash final. La révélation promise est si belle qu’elle vaut qu’on risque le tout pour le tout. J’attends d’ailleurs avec impatience le retour de quelques amis tests à qui j’ai vanté moi-même la lecture de Campbell – parents à la retraite, trentenaires légèrement dépressifs, ou trentenaires à la réussite insolente, et enfin jeunes étudiants si fringants que rien normalement ne pourra bouleverser leurs incroyables choix de look. Mais, comme on le devine, pour des raisons qui tiennent à la présence même de ce livre, j’ai dû y jeter un œil moi-même.
Je me suis gavé de Campbell en fan. J’ai attendu patiemment les premières apparitions en rêves de mes douze étapes du Hero’s journey. Et, férocement, j’ai espéré capter la résurgence d’un monde invisible dans le monde visible : trouver à quel X-Men ressemblait le plus le livreur de pizza, attendre de voir se révéler les traits d’un elfe malfaisant derrière le souvenir d’un ex, ou entendre dans le crissement de l’arrêt d’un train le début du Toxic de Britney Spears.
Rien d’aussi simple. Reste un vague sentiment de soulagement, difficilement attribuable à Campbell seul. Après tout, je ne suis pas riche, plutôt mal habillé, et j’ai fait le calcul de surinvestir mon temps dans les choses intellectuelles. Je suis le public cible du revival du héros campbellien. Le charme de Campbell est d’ouvrir la grande bibliothèque de l’humanité et de convier tout le monde à une grande veillée Marshmallow pour parler de monstres et des grandes épées qu’on peut leur fourrer à l’intérieur. Pour certains, au contraire, Campbell est essentiellement un universitaire qui donne beaucoup trop de crédit aux fantasmes d’adolescents et aux grilles jungiennes et freudiennes qu’il est si facile de leur plaquer dessus pour les interpréternote.
Quelles que soient les critiques universitaires que l’on peut adresser à Campbell, elles restent moins fortes que celles qui émanent des auteurs et des amateurs de culture pop. Leurs remarques ont plus d’importance, car ils ne discutent pas la thèse du monomythe en elle-même, mais l’usage qui en est fait. Or, pour eux, celui-ci ne remplit pas le rôle thérapeutique ou épiphanique annoncé – du moins, pas en pratique. Ce qui importe, c’est que le monomythe est devenu une arme de standardisation massive du récit. Pour reprendre les mots d’un bloggeur excédé de retrouver le monomythe dans n’importe quel film et jusque dans les scénarios de guerre biologiquenote (dans les jeux vidéo, principalement, mais pas que…) : le monomythe « n’est pas la clé pour déverrouiller toute forme de storytelling, mais c’est la clé pour faire de votre histoire une histoire aussi similaire que possible à tout le restenote ».
Le monomythe marche, et ça pourrait suffire. Mais, peu à peu, depuis la fin des années 1990, la récurrence du terme et la diffusion de la recette commencent à agacer. Confronté très tôt à des critiques, Christian Vogler, on l’a vu, avait rapidement paré l’attaque. Il faut attendre la sortie du premier épisode de Star Wars, La Menace fantôme, pour que les critiques pleuvent de nouveau (sur le désert de créativité que représente l’imagination de G. Lucas ?). Si le succès de Un nouvel espoir (l’épisode 4) avait immunisé le monomythe pour presque deux décennies, la férocité des attaques est désormais à la mesure de la déception causée par ce nouveau cycle de films.
Sur le site Salon.com, en 1999, alors que le nouvel opus venait de sortir en salles, David Brin écrit un article d’environ 4 000 signes pour expliquer pourquoi il a boycotté (pendant une petite semaine, seulement – pression familiale oblige) la sortie du premier épisode. Lui-même, écrivain et éditeur, il est un fan de science-fiction de la première heure. Plus tard, lors du deuxième épisode de la nouvelle trilogie (L’Attaque des clones), Brin en rajoute une couche, enfonçant toujours plus George Lucas et Yoda. Il accumule les notes et les reproches et prend même le risque d’un ultime scénario alternatif pour le dernier épisode (qui se révèle rétrospectivement faux, mais plus audacieux que l’épisode final). La seule possibilité selon lui d’éviter les contradictions engendrées par les premiers épisodes serait qu’Obi-Wan et Anakin Skywalker aient en réalité comploté ensemble pour détruire Yoda et Palpatine !
La force de Brin est d’être suffisamment installé dans le métier pour pouvoir se risquer à attaquer Star Wars et Joseph Campbell dans la foulée. Un universitaire n’aurait pas été crédible. Il faut avoir pris du plaisir à trancher du Hutt avec un sabre laser imaginaire pour pouvoir parler de Star Wars. Les arguments d’un simple fan n’auraient pas eu non plus la portée de ceux de Brin. Car son argumentation se serait résumée à un « j’aime/j’aime pas » cantonné aux cercles d’amateurs de SF ou aux forums de geeks. Pendant des années en effet, depuis le Retour du Jedi, les sarcasmes s’étaient concentrés sur ces pauvres petites créatures inintelligibles de la seconde Lune d’Endor : les Ewoks – appréciées par les fans nés après 1983 et haïs par les fans qui pouvaient déjà avoir au moins dix ansnote. David Brin, lui, a le sérieux de l’écrivain et du scénariste et parle en tant que figure reconnue dans le métier. Ensuite, il a une théorie politique à défendre qui va à contresens de la saga Star Wars. Enfin, s’il se montre critique, c’est parce qu’il sait que le monomythe pose aussi un problème de créativité et de productivité. En somme, plutôt que de s’attaquer aux Ewoks, il peut s’en prendre directement à Yoda (qu’il qualifie très pertinemment de « vicieux petit gant de four »).
Son article publié sur Salon.com eut un tel retentissement qu’il se prolongea par un livre : Star Wars on Trial. La couverture du livre représente George Lucas (quelques kilos en moins) en plein procès interstellaire levant la main comme pour demander la clémence. Car l’éditeur a eu l’idée de regrouper différents articles, souvent drôles, en suivant la forme inédite d’un procès interstellaire présidé par un juge droïde partial (lui-même tout droit venu de l’univers Star Wars), qui appelle tour à tour les plaignants et les avocats de la défense. David Brin est nommé procureur, et la défense est laissée à Matthew Woodring Stoover, le romancier qui a poursuivi la trame narrative des Star Wars post-Luke Skywalker, et qui est par ailleurs responsable de l’écriture du roman La Menace fantôme.
Parmi les huit chefs d’accusation, celui de Brin est le plus sérieux. Il fait office de réquisitoire général. Car Brin vise le cœur de la saga Star Wars, son mécanisme même, c’est-à-dire l’emprunt du monomythe à Joseph Campbell. Cette structure selon lui est responsable d’avoir véhiculé une conception élitiste et antidémocratique de la politique. Si la narrativité a quelque chose à voir avec la façon dont on se perçoit (avons-nous réellement besoin d’appeler à la rescousse tous les philosophes qui ont parlé de récit de soi avant l’invasion du storytelling dans la pub et la politique ? – s’il vous plaît, non…), alors l’accusation de Brin signifie que Star Wars nous transforme en fan hagard, en citoyen passif, uniquement avide de force, de lévitation, et de république totalitaire. Une déclaration plaide d’ailleurs largement en sa faveur : George Lucas lui-même s’est laissé aller dans une interview à dire que le meilleur régime politique selon lui serait celui d’un « despote bienveillant », autrement dit d’un roi tiré au sort, si l’on veut lui faire la grâce de penser qu’il avait en tête le régime athénien stochocrate de Clisthène.
Mais, par élégance, avant de porter son attaque au sabre laser au cœur de la saga, Brin tient à rappeler qu’il a trouvé dans le deuxième épisode de Star Wars, L’Empire contre-attaque (parce que, comme il le rappelle, celui-ci, au moins, est vraiment bien scénarisé) l’« ajout de quelque chose de vraiment valable aux canons de la mythologie occidentalenote ». Autrement dit, si les effets spéciaux de Un nouvel espoir peinent à ne serait-ce que chatouiller notre sens inné du fun, l’aspect mythique du deuxième volet de la saga avait cependant réussi à trouver pour un temps le véritable supplément d’âme dont l’Occident avait besoin. Désormais, cette structure mythique est devenue tellement omniprésente que, de supplément d’âme, elle s’est muée en une véritable distorsion (de l’âme), voire en une manipulation politique.
En parcourant les six épisodes, les patterns du scénario deviennent en effet beaucoup plus clairs, et le moins qu’on puisse dire est que la politique de Star Wars ne brille pas par son progressisme. Brin en extrait les grandes maximes :
« – Les vrais leaders le sont par leur naissance. C’est génétique. Le droit de gouverner est hérité ;
– les élites ont hérité d’un droit de gouverner arbitrairement ; les citoyens ordinaires n’ont pas besoin d’être consultés. Ils peuvent seulement choisir quelles élites congénitalement destinées à diriger ils doivent suivre ;
– peu importe combien de péchés vous avez commis, vous pouvez être pardonné si vous vous repentez. Et si vous êtes assez important ;
– les « bonnes » élites devraient agir en ne se fiant qu’à leurs propres caprices, sans preuves, raisons ou obligation de rendre des comptes. Le secret et les mensonges sont toujours une bonne option. Ils n’ont jamais besoin d’être justifiés ;
– le trait majeur qui permet de distinguer le bien du mal est la beauté des personnages. Oh, et le thème musical qui est joué en fond ;
– pour être un valeureux guerrier, doué et efficace, vous devez vous couper de tout lien qui fait par ailleurs de vous un bon collègue, amant, époux, parent et citoyen ;
– éprouver des émotions humaines appropriées peut changer une bonne personne en une personne maléfique, aussi rapidement que l’on appuie sur un interrupteurnote… »
On se concentrera sur les quatre premiers points, car ils nous conduisent au-delà du cadre de Star Wars (et aussi parce que le thème musical de Star Wars est trop cool pour être critiqué).
En un mot, Brin accuse Lucas de nous avoir fait croire que seuls les héros peuvent véritablement changer le cours des choses. Le peuple, lui, est passif et incapable. Dans Star Wars, les hommes ordinaires sont condamnés à attendre d’être sauvés par un jeune Jedi audacieux ou écrasés par le dernier tyran Sith qui passe dans le coin. Plus largement d’ailleurs, Brin considère que le mythe de l’Übermensch nietzschéen, du mutant demi-dieu qui infeste presque toute la culture pop est considérablement destructeur pour cette culture même. Le concept d’un héros transformé par l’anonymat transcendant d’un voyage à l’intérieur de soi a peut-être été professé par Lucas, mais, au final, dans ses films, c’est comme s’il n’avait jamais existé. La culture pop en a fait un surhomme invulnérable et cruel, toujours admirable malgré une lourde tendance au pétage de plombs.
La critique de Brin a connu un large succès, bien qu’elle semble ne se porter que sur un petit carré de culture pop. Pour preuve, Robert McKee, le pape des apprentis scénaristes, a fourni une analyse du scénario d’Avatar qui semble être le décalque de celle de Brinnote : « Avatar c’est le mythe fasciste porté à son paroxysme. Le mythe fasciste part du principe que la société est faible. Par conséquent, il faut un héros solitaire qui descend des montagnes, qui va tout régler comme du papier à musique, avant de redevenir le type ordinaire qu’il était au départ. C’est l’histoire à laquelle croyaient Hitler, Mussolini et tous les fascistes, jusqu’à Staline et Mao. Tous disaient : “Donnez-nous le pouvoir temporairement.” Et ça n’a jamais marché. Car, évidemment, une fois qu’on a le pouvoir, on le garde. Le mythe fasciste c’est ça, et Avatar reprend ce mythe très habilement. » Au fond, toute histoire de héros présuppose que le reste de la société est inactif, trop peu autonome pour s’émanciper lui-même.
McKee propose un contrepoint à ce genre de mythe fasciste. Il parle en termes élogieux de Dark Knight Returns. Dans ce film, Batman s’équipe pourtant d’un dispositif de surveillance surpuissant qui ferait fantasmer n’importe quel dictateur pendant plusieurs nuits. Mais ce qui sauve probablement cet épisode de la série aux yeux du critiquenote tient au fait que le héros partage son mérite avec le reste des habitants de Gotham, qui participent activement à la non-propagation du chaos. Cette idée scénaristique semble si bonne qu’elle est reprise dans le dernier épisode de la trilogie réalisée par Christopher Nolan. Batman en tant que héros disparaît à la fin pour confier la ville aux honnêtes policiers qui ont combattu à ses côtés. À ce titre, Batman est moins un héros qu’un hors-la-loi utile, un catalyseur pour des héros du quotidien dont on ne cesse de dire qu’ils sont les vrais héros. L’originalité du scénario des frères Nolan est de faire de l’absence de superpouvoirs chez Batman, de son impuissance donc, une chance pour rendre le personnage compatible avec la démocratie. Dans l’esprit des Nolan, Batman va avoir besoin des citoyens, bien que le personnage soit originellement destiné à passer son temps dans l’ombre de sa bat-grotte pour déjouer des complots, et à compenser son impuissance par des gadgets et des entraînements de moine taoïste… C’est la racine même des histoires de héros qui est rénovée.
David Brin fait naître un soupçon concernant l’origine même du monomythe. Ce « modèle standard de fable » a été « coopté par les rois, les prêtres et les tyrans » parce qu’il vante « la suprême importance des élites qui dominent les hommes et les femmes ordinaires »note. Le barde qui chantait autrefois ces récits pleins de héros et de surhommes n’avait pas alors à cœur d’explorer l’âme humaine au chevet d’un roi le prenant comme psychothérapeute… Non, selon Brin, le barde choisissait cette forme uniquement parce qu’elle permettait de flatter les rois et les puissants, de rester plus longtemps en leur compagnie, et de bénéficier finalement du faste de la vie de cournote. Astérix avait raison de voir en Assurancetourix l’efféminé une menace pour la démocratie rurale, participative (et virile) qu’il protégeait… Quant à Campbell, il a franchement manqué de clairvoyance marxiste. Il n’a pas osé comprendre quelles fonctions très concrètes remplissent ces récits au sein des sociétés plus anciennes. Aussi classique que soit cette structure, elle reste profondément ancrée à un modèle social qui est éloigné du nôtre de plusieurs sauts hyperespace.
Tout en reconnaissant les mérites du travail de Campbell, Brin rappelle que la science-fiction s’est au contraire définie en prenant ses distances par rapport à cette tradition littéraire. La science-fiction emprunte plutôt ses éléments culturels et politiques de base à une mythologie du progrès typiquement américaine. Elle promeut des idéaux nettement plus progressistes : la confiance dans la science, la capacité d’autodétermination du peuple face aux différentes menaces, l’intégration des minorités, ainsi que la critique des pouvoirs autocratiques. En somme, dans ce tableau, la bonne science-fiction est libérale, tandis que la mauvaise science-fiction est conservatrice. David Brin hésite même à qualifier cette dernière de science-fiction tant elle est au fond corrompue par ce mythe du surhomme issu des élites. Star Wars relève de la fantasy. Les arguments pleuvent : les descriptions du monde rappellent plutôt les petites phrases des biscuits chinois que les cours de sciencesnote ; les sabres laser sont impossibles ; le saut hyperespace également ; l’idée qu’il faille utiliser une Étoile noire pour détruire une planète est inutilement dramatique (il suffit que quelques bombes H) ; le récit ne développe pas les conséquences des midichloriens et du clonage (pourquoi ne pas avoir pensé au clonage des Jedis ?). L’argument essentiel est que Star Wars, comme toute fantasy, ne prolonge pas le questionnement inhérent au fonctionnement d’un monde différent. Comme le résume Ken Wharton, « dans le monde de la fantasy, ces réponses sont résolues par la magie, ou du moins par un “parce c’est ainsi”note ».
Brin apporte ses propres arguments dans la bataille : rappeler la lignée royale dont sont issus nombre de personnages de Star Wars, et comment tous ces conflits interstellaires ne sont au fond qu’une façon meurtrière de laver son linge sale en famille moyennant l’explosion de quelques planètes en bonus ; rappeler aussi combien les Jedis – Obi-Wan et Yoda en particulier, ces « fils de pute au regard sournois » – agissent sans cesse dans le secret, en dépit de toute justice élémentaire et contre toute logique ; ou montrer combien la « rébellion » dans l’univers Star Wars n’est au fond que le pendant d’une méfiance libérale envers toute communauté et association responsable. Mais ses comparaisons avec Star Trek sont encore plus éclairantes.
Alors que les vaisseaux de Star Wars sont singulièrement mono- ou biplaces, les vaisseaux de Star Trek fonctionnent plutôt comme une petite ville à solidarité organique : dans l’Enterprise, chacun a sa place et son rôle à jouer, toutes les races et tous les sexes y sont représentés. Au contraire, les X-Wing (A-Wing, B-Wing ou Y-Wing, certes…) que pilotent les héros fonctionnent plutôt comme des montures interstellaires, des chevaux qui au lieu de s’écrouler en hennissant explosent en faisant plein de bruit et d’étincelles au beau milieu du vide astral (George Lucas s’est expliqué plusieurs fois sur cette bizarrerie physico-chimique en avouant simplement que l’effet en était plus dramatique ainsi). Les défenseurs de Lucas ont plongé sur cette comparaison en y voyant une faiblesse d’analyse de la part de Brin car, après tout, Star Wars aussi possède ses croiseurs interstellaires et ses vaisseaux-villes. Mais tout l’univers Star Wars reste imperméable à un concept beaucoup plus trekkien : l’idée de complémentarité entre les différences, l’idée de multiculturalisme.
Certes, l’Étoile noire incarne un monde entier, bien plus vaste que le modeste Enterprise, et les croiseurs sont bel et bien l’équivalent de gigantesques navires, mais chaque vaisseau un tant soit peu important représente plutôt le spectre d’une humanité homogénéisée, clonée (commandée et achetée par les Jedis eux-mêmes d’ailleurs), où le pouvoir se concentre dans les mains d’un seul homme. Dès qu’il y a plusieurs races dans un vaisseau, par exemple dans le Faucon Millenium (qui fait exploser la deuxième Étoile noire à la fin de l’épisode 6), Lucas y montre un bordel innommable qui ne doit sa réussite qu’à une miraculeuse entente, in extremis, alors que le vaisseau a déjà détruit la moitié de l’Étoile noire en l’accrochant dans sa course plutôt qu’en en bombardant le réacteur… Brin a donc totalement raison – tout Star Wars est construit sur cette alternative : soit être assez unique et génial pour bosser en solo, soit être tellement ordinaire et cloné que vous devez à tout prix rejoindre le troupeaunote. Mais il y a un corollaire très fort : si le héros est unique, il ne peut pas décemment se trouver lui-même aux quatre coins de l’univers pour trancher simultanément du Sith.
« Il y a là-bas, quelque part dans l’espace une planète, une toute petite planète. Et si vous la faites exploser, c’est l’univers entier qui en est bouleversé. » Voilà comme on pourrait repitcher Star Wars. Que les distances soient infinies entre les mondes, et que notre capacité de les parcourir le soit tout autant, ne change rien au fait que le pouvoir soit absolument concentré. Les Siths pourraient agir en cellules indépendantes, former une sorte de guérilla. Non, le climax de la saga consiste finalement à résumer l’univers entier en un point, une sorte d’Aleph meurtrière, d’où on peut dégommer et « génocider » tout le monde : l’Étoile noire. Et sur cette petite planète mécanique, il y a juste un mec à buter : l’empereur noir. Et un seul fusible à débrancher pour éteindre toutes les lumières : le générateur central de l’Étoile noire… Éventuellement, bien sûr, il faudra frayer chemin avec des sortes d’enfants-chiens poilus, les Ewoks, qu’on peut trouver mignons tant qu’on n’aura pas eu soi-même assez de poils pour n’en être plus émerveillé. Le final de Star Wars concentrera l’action en une conjonction de trois lignes narratives : Han Solo et Chewbacca désactivent le bouclier de l’Étoile noire avec l’aide des Ewoks ; Ando détruit le cœur de l’Étoile noire ; et Luke est occupé à régler (inutilementnote) son Œdipe en tentant de découper au laser son vrai père et le père putatif du père dans un même mouvement (avec très long sabre, Luke aurait eu plus de chances…).
Or ce n’est pas seulement un impératif de simplicité et digestibilité du scénario qui oblige à penser le pouvoir comme étant absolument concentré en un point. Avec moins d’idées et moins de temps, un enfant de cinq ans peut vous pondre une histoire de SF où les personnages n’arrêteraient pas de se déplacer de planète en planète, où ils auraient des aventures qui n’ont rien à voir entre elles, tout en étant suivis d’un ami robot-chien qui n’arrêterait pas de changer de nom. Un gosse ne penserait certainement pas à unifier toutes ces planètes en une République terrienne. Star Wars fonctionne au contraire comme un gigantesque interrupteur construit pour le simple plaisir de le basculer et voir ce qu’il se passe.
La défense de Lucas n’est pas à court d’arguments. Mais cette contre-attaque a un coût : une réinterprétation surprenante de l’histoire de la saga Star Wars dans son entier. Posez à n’importe qui la question de savoir qui est le véritable héros de Star Wars. Il vous répondra que Darth Vader est le grand héros de la saga. George Lucas l’a déclaré officiellement dans le documentaire L’Élu, en bonus du DVD de la Revanche des Siths : celui qui est chargé de rééquilibrer est Darth Vader. En tout cas, il s’agit de quelqu’un qui a plein de midichloriens dans le sang, qui sait manier le sabre, couper des mains et des bras, et qui rêve de pouvoir déclencher une météo clémente le jour où il doit travailler son swing et ses birdies. Or, pour sauver la trilogie, ses défenseurs n’hésitent pas à dire que les vrais héros sont plutôt R2D2, Chewbacca et Han Solo (qui apprend très pédagogiquement aux kids qu’on ne doit pas, justement, bosser qu’en solo), voire Lando Calbrissian. Ces personnages sont les vrais héros car ils ne sont pas mouillés comme les Jedis ou les Siths dans tous ces complots paranoïaques, antidémocratiques et sexistes que dénonce David Brin.
Il faut mesurer l’ampleur d’une telle réécriture. Campbell aimait Star Wars pour les aspects sombres de la psychologie des héros. Les enfants l’aiment pour les cascades de ninjas, le sabre laser et le look de Darth Vader, façon Docteur Fatalis japonais. Quant au film, il est resté dans les esprits en partie grâce aux citations obscures du petit maître Jedi tout fripé qu’est Yoda. Mais voilà : tout ça devrait aujourd’hui être balayé d’un revers de la main comme une erreur d’interprétation totale. Ce que George Lucas aurait voulu dire, c’est qu’il ne faut pas jouer avec la Force ! Il faut dire non à la Force, il faut la refuser !
L’avocat de la défense, Matthew Woodring Stover, est très sérieux : tout Star Wars tente de montrer que l’on ne peut triompher qu’en refusant la Force, en refusant la guerre, en refusant les trucs cools que font les Jedis, et surtout en se défiant des conseils de Yoda… Autant dire qu’il ne faut garder des Jedis que leurs gants en cuir pour cacher les moignons ! D’après Mathew Woodring Stoover, c’est finalement Luke Skywalker qui est le vrai héros de la série (mais pas l’élu de la prophétie), celui qui est chargé de la rédemption de l’univers, bien qu’il n’apparaisse que dans une trilogie sur deux, et bien que l’auteur reconnaisse par ailleurs que l’enfant de la prophétie est dans le fond Anakin Skywalkernote. Luke est spécial parce qu’il est le seul à clore le cycle de violence entamé par son père. Il est le seul à savoir dire non à la Force, à refuser catégoriquement de tuer, même si c’est pour le côté lumineux de la Force et pour sauver ces boules de poils humanoïdes qui refusent de grandir (une nouvelle fois, je me moque des Ewoks). Luke Skywalker est le Christ refermant une fois pour toutes l’Ancien Testament. En ne tuant pas l’empereur, il ne se change pas en Sith, et un long règne d’amour peut commencer entre les créatures bizarres de l’univers.
Le spectateur pragmatique se dira tout de même qu’il était pratique au moment de son sacrifice d’avoir un papa superpuissant pour sauver ses miches. Car, pour tous ceux qui ont vu l’épisode 6, il est clair que c’est Darth Vader qui se débarrasse de Darth Sidious/Palpatine. Stover ne résout d’ailleurs pas la contradiction, car, pour lui, c’est bien Anakin qui rétablit l’équilibre dans la Force en détruisant les Siths et les Jedis. Dans l’esprit de l’enfant que j’étais, ça voulait dire que c’était Darth Vader le plus fort. Quand on est le plus fort et qu’en plus on tue le méchant, il est impossible – selon une évidence égale à celle du « je pense donc je suis » – qu’on ne soit pas le héros. Et, bien que j’aie pu trouver la fossette de Luke Skywalker séduisante, la fin de Star Wars est sans appel : on a affaire à une soudaine et géniale réécriture rétroactive de la série, car c’est alors le père, en se sacrifiant pour son fils, qui devient le sujet central de la première trilogie (ce que la deuxième trilogie confirme ensuite). Le film d’ados campbelliens pleurnichards finit en tragédie. L’intelligence du scénario réside dans cet effet rétroactif de réécriture et dans ce changement de ton ultime. Le premier héros (Luke) n’était au fond qu’un héros en carton, dépassé par la tragédie d’un père asthmatique (Vader).
On peut bien sûr trouver qu’un tel basculement est brutal et absurde, et détester tout Star Wars. Quoi qu’il en soit, la défense aurait dû jouer de cet étrange sacrifice final de son héros en carton, qui donne un ton si particulier à Star Warsnote. Au lieu de cela, on nous présente R2-D2, Chewbacca, Han Solo, Lando Calbrissian et – ajoutons par acquit de conscience – les Ewoks comme les véritables héros. Car ils sont humains (ou à peu près), non issus des élites, égalitaires et productifs dans leur coopération. Ils sont tels que Brin les souhaitent. Keith R. A. Decandido prend la parole pour la défense : « Les plus grands héros sont ceux qui se taisent, qui encaissent et bottent les fesses. Zut après tout, deux des plus grands héros (Chewbacca et R2-D2) n’ont pas une seule ligne de dialogue intelligible entre euxnote. »
Mais jamais le film ne présente clairement une telle morale. Plusieurs fois, David Brin reprend la parole pour s’étonner : « Les Jedis et les Siths ont chacun leur tour – à travers six films – à peu près une heure et demie à l’écran pour nous en apprendre plus sur leur horrible version “clair-obscure” de la méchanceté. Sommes-nous supposés compter sur le public pour qu’il analyse la situation dans les cinq toutes dernières minutes du Retour du Jedi, pour se dire à eux-mêmes et à voix haute : “Aha ! Luke et ses amis ont rejeté toutes ces conneries au sujet de la Force pour lui préférer un monde d’ouverture et de démocratie égalitaire !”note ? »
Avant ces débats concernant le cinéma, l’usage de la catégorie de mythe appliquée à la pop culture avait déjà fait l’objet d’un superbe petit article d’Umberto Eco sur Superman en 1976. « Le Mythe de Supermannote » aurait dû faire trembler toutes les maisons d’édition de comics. En analysant le superhéros et son univers, le sémiologue en conclut que Superman relève d’une forme spécifique de narration : Superman est une fable (au sens aristotélicien). Or – et c’est là que le sol se met à trembler – le monde de la fable est celui d’une éternelle répétitionnote. Les comics sont condamnés à répéter éternellement les mêmes leçons de morale, à produire les mêmes monstres et à les faire éliminer par les mêmes héros. Toutes les velléités des comics, et notamment de la maison Marvel, à coller à la réalité, à être à l’avant-garde sur les questions d’identité et de discrimination tombent alors à l’eau, puisque… par définition une fable ne progresse jamais. Tout se répète dans une fable. La dernière question d’Eco est particulièrement terrible à cet égard : « Une fable pourrait-elle altérer l’ordre de l’univers ? » Sa réponse implicite est évidemment non : l’univers progresse en choisissant une voie et en éliminant les autres bifurcations possibles, tandis que la fable ne fait que déplier les possibles sans jamais choisir.
Et il est indéniable que les productions de Marvel ou de DC Comics montrent des signes très nets d’écriture « fabuleuse » :
1) Les superhéros ne vieillissent pas (ou très lentement d’après l’échelle de temps inventée par Marvel).
2) S’ils meurent, ils ressuscitent très régulièrement (parmi les morts et les résurrections les plus célèbres, on peut compter celles de Superman, Batman, Flash, le Green Lantern Hal Jordan, Captain America, Spiderman, la Torche Humaine, tous les X-Men et Jean Grey en particulier…).
3) Les deux maisons d’édition ont adopté l’option métaphysique du plurivers (DC un peu plus que Marvel), qui permet de multiplier les récits parallèles sans gêner les arcs principaux.
4) D’un point de vue éditorial, les héros possèdent plusieurs séries qui n’ont aucun rapport entre elles, et qui peuvent se lire séparément.
5) Les deux maisons d’édition publient régulièrement des anthologies ou des réécritures des origines des héros, comme s’il s’agissait toujours de faire revivre un Urzeit enchanté et idéalisé.
6) Dernièrement, le gigantesque reboot de DC (all new 52’s) ou la version Ultimate de Marvel, qui font recommencer à zéro toutes leurs plus célèbres franchises, semblent confirmer que les comics préfèrent reprendre encore et encore leurs mythes plutôt que les séculariser.
Complaisons-nous encore un instant dans le bain moussant des concepts.
Devant ces récits parallèles qui ne se croisent jamais, Eco a senti qu’il y avait à l’œuvre une écriture sensiblement identique à celle des mythes. Comme on l’a dit auparavant, beaucoup d’autres avant et après lui ont utilisé la catégorie de mythe pour essayer de cerner le sens profond de la pop culture. Le postmodernisme a rendu cette assimilation d’autant plus légitime qu’il autorise de ne plus scruter dans chaque œuvre d’art le signe d’un progrès irréversible vers la modernité. Cette stratégie sert à immuniser la culture populaire contre toute attaque esthétique lui reprochant son indigence ou son impureté. Après tout, les mythes c’est comme les chatons sur Internet : personne ne veut les liquider… Et même le plus implacable des modernistes ne rêve de déboulonner les mythes anciens que pour mieux les remplacer par les siens.
Mais l’une des conclusions paradoxales de cet article est qu’il n’y a pas, au fond, de « mythe de Superman ». Car les histoires de superhéros sont vendues à un public qui attend du nouveau, un public habitué à une progression romanesque, ou tout au moins au rythme des pulps – ces publications qui offrent plusieurs histoires courtes sur un papier à pulpe de bois de plus ou moins bonne qualité (d’où leur nom). Il faut d’ailleurs se souvenir que les créateurs de Superman, Joe Schuster et Jerry Siegel ont été des lecteurs avides de pulps. Selon le sémiologue, le personnage de Superman n’a donc qu’une « connotation mythologique ». Appréciez la différence. On n’est plus tout à fait dans le monde des mythes, ni encore tout à fait dans celui du roman. La figure double Superman/Clark Kent présente magnifiquement cette ambiguïté : un peu de mythe étalé sur une tartine de trivialité à lunettes. « D’un point de vue mythopoïétique, la trouvaille est carrément géniale : en effet, Clark Kent incarne exactement le lecteur moyen type, bourré de complexes et méprisé par ses semblables ; ainsi, par un évident processus d’identification, n’importe quel employé de n’importe quelle ville d’Amérique nourrit le secret espoir de voir fleurir un jour, sur les dépouilles de sa personnalité, un surhomme capable de racheter ses années de médiocriténote. » Superman est à la fois mortel en tant que Clark Kent et éternel en tant que mythe Superman. Son identité secrète explosant à chaque déboutonnage de chemise est la mise en abyme de la place du mythe dans une « civilisation du roman ». Dès qu’il tombe la chemise, Superman « ébranle toute conception du temps, il brise sa structure même, et cela non dans le cadre du temps dont on parle, mais dans le cadre du temps où l’on parlenote ».
Pour Campbell, cette ambivalence et la désagrégation nécessaire de son identité mondaine constituent le propre de la figure mythique du héros, que ce dernier soit viking, indien, ou nord-américain. Le personnage de Superman répète cette désagrégation de l’identité mondaine chaque fois qu’il part se changer dans une cabine téléphonique. Et plus tard, chaque fois que le médecin infirme Don Blake frappera son marteau sur le sol, il deviendra Thor. Pour Umberto Eco, en revanche, cette ambivalence prouve que les superhéros ne sont plus tout à fait des mythes, car leurs histoires ne possèdent pas le rythme littéraire propre à ce genre de récit. Elles ne peuvent pas être répétées jusqu’à la fin des temps, elles doivent faire vendre, être nouvelles. Les superhéros ne sont d’ailleurs pas non plus des figures romanesques dont l’évolution constante et irréversible passionnerait le lecteur. Superman n’étant ni l’un ni l’autre, ou un peu l’un et un peu l’autre, Eco n’a plus beaucoup de choix pour le qualifier, si ce n’est d’accepter l’oxymore un peu inconfortable d’« archétype romanesquenote » – un terme qui évoque pourtant, pour Jung, Campbell, ou quiconque ayant passé un peu de temps à chercher son vrai moi, une forte dimension mythique…
Quoi qu’il en soit, le superhéros, être non linéaire, permet un riche développement réticulaire de mondes possibles, où chaque nouvelle aventure, plutôt que de modifier le personnage, fait l’objet d’un traitement séparé dans un monde parallèle. Les représentations du multivers sont nombreuses, mais la plus poétique est sans doute celle de Warren Ellis, qui le décrit comme « un flocon de neige théorique existant en 196 833 dimensions spatiales » (Planetary #1). Umberto Eco n’a pas de mal à verser d’autres pièces au dossier : l’utilisation du rêve pour développer d’autres lignes narratives – un procédé largement exploité par Windsor McKay pour Little Nemo in Slumberlandnote –, la série des Imaginary Stories (ou les What if… de Marvel) – ces récits où l’on imagine des versions possibles pour les hérosnote – ou encore la démultiplication des Supermen (ou de la Shazam Family) par la mise en scène progressive de tous les membres de la smala, super-maman et super-cousine comprisesnote.
Mais si tous ces signes donnent abstraitement raison à Eco, il reste à confronter son analyse à un mode de narration qu’il néglige de mentionner : le crossover. On crédite Stan Lee de l’idée géniale d’avoir fait se rencontrer dans un même récit les héros de différents comicsnote. Dès novembre 1941, le Submariner partage l’affiche avec la Torche Humaine ou Captain America dans le Marvel Get Together, mais c’est dans les années 1960 que le scénariste et éditeur omnipotent de la maison Marvel met au point un système de renvois systématiques pour orienter les lecteurs vers les parutions correspondantes. Ces petites notes de bas de case fonctionnent comme une preuve de la coexistence des héros dans un même espace-temps. Pour accroître ces effets d’entrecroisement, Stan Lee glisse par exemple dès le numéro 2 des Fantastic Four un comic book Incredible Hulk (personnage auquel il tenait mais qui se vendait moins) dans les mains du personnage de Johnny Storm. Les héros peuvent alors non seulement se rencontrer, mais aussi habiter des lieux « réels » et pas simplement inventés : Spiderman et les Quatre Fantastiques habitent New York, tout comme les Avengers ou Docteur Strange. Plus tard, certains iront vivre sur la côte Ouest, et d’autres au fin fond de l’Australie ou en Angleterre. À l’occasion, ils peuvent même rencontrer Stan Lee en personne. Au lieu d’un plurivers, Marvel met en place une continuité et un véritable programme d’« univers partagénote ».
Le crossover est le résultat naturel du grand brassage des lignes narratives. Les héros peuvent désormais se rencontrer et faire la guerre à plusieurs. Le premier grand crossover de Marvel, Secret Wars, fut publié en 1984, soit huit ans après l’article d’Eco. Il naissait d’abord d’une stratégie marketing : Marvel lançait à cette occasion avec Mattel sa propre série de figurines de superhéros, destinée à concurrencer celles de DC. Mais, au point de vue éditorial, son rôle était de produire un immense tsunami narratif dans l’univers de la maison. Les crossover ont souvent pour fonction de restaurer la continuité narrative d’une saga en la purgeant des aberrations accumulées au fil des épisodes. Ils reconfigurent les équipes, construisent des monuments en mémoire des héros trépassés, et préparent le deuil de personnages trop secondaires en leur offrant un dernier fait d’armes. Pour un fan, le crossover est l’occasion de frémir devant des tonnes de couvertures génocidaires, représentant la mort massive d’équipes de superhéros piétinées par un supervilain particulièrement en forme et galvanisé par la présence d’un ciel sombre et orageux dans le lointain.
À l’inverse de la critique d’Eco, le crossover est donc aussi et surtout la révélation soudaine de la mortalité des héros et, consécutivement, l’espoir d’une progression ou d’une évolution. Pour les amateurs invétérés de métaphores graphiques, c’est le délice garanti d’une multiplication des représentations abstraites du pouvoir divin : feu, lumière, bataille de la force de Volonté contre la force de la Peur, Kirby kracklenote, etc.
Comme un réseau où chaque élément est susceptible d’affecter directement le tout, le crossover progresse souvent par la marge, par les scories qu’ont engendrées les grands récits, et qui remontent littéralement jusqu’au cœur de l’univers pour le modifier. Il y a comme une crise heuristique qui se produit lorsque les petits détails ne peuvent plus être pris en charge et interprétés par le noyau supposé infaillible d’une trame narrative.
Là encore, à rebours des thèses d’Eco, le crossover remet souvent au centre du récit un personnage qui n’était jusque-là qu’un bouffon, un personnage mineur. Rappeler que les superhéros sont increvables et clore le crossover sur cette évidence serait un échec pur et simple. La machine scénaristique du crossover ne peut vraiment fonctionner que si elle se laisse gripper par la petite brindille, et que le dysfonctionnement qui en résulte sert à illustrer l’implacable logique de l’enchaînement des événements. Au milieu des grands raouts de superhéros, ce sont toujours les bouffons qui ont le dernier mot.
Il en va ainsi de L’Homme-Molécule dans les Secret Wars II (1985-1986), ancien méchant reconverti, qui va chez son psy, vit dans l’ombre de sa grande épouse brune, et se trouve dépositaire bien malgré lui d’un pouvoir démesuré, hérité de l’époque où les auteurs distribuaient les superpouvoirs sans jamais penser au long terme (il commande les molécules, donc il peut transformer la tour Eiffel en milliers de pizzas s’il le veut). Au moment où l’incarnation du Beyonder, dieu tout-puissant venu d’un autre univers, se change lui-même en enfant, c’est à cet antihéros au costume vert et violet et maquillé comme un Ziggy Stardust ringard qu’il revient de mettre fin à la vie du dieu-enfant. Plus proche de nous, pour le crossover Blackest Night (2012), le rôle du bouffon est attribué à William Hand, alias la Main noire, super-vilain pathétique incapable de menacer réellement Green Lantern malgré ses tentatives répétées. Régulièrement chambré par ses collègues superhéros, il fait une tentative de suicide dès le premier épisode. Mais ne voilà-t-il pas qu’en marge du grand récit, William Hand se voit soudain investi d’un pouvoir maléfique qui le charge d’accomplir une obscure prophétie. Crisis on Infinite Earths (1985-1986) s’ouvre sur un personnage entièrement imaginé pour l’occasion : le Pariah, scientifique à l’origine du désastre, condamné à devenir le témoin éternel de la destruction des mondes. Et bien plus tard, de façon ironique, Infinite Crisis raconte le retour d’un Superman orphelin, cloîtré dans une dimension vide, dont l’univers avait été précédemment supprimé dans Crisis on Infinite Earths…
Les aventures des superhéros ont beau se répéter individuellement, l’univers qui les contient est quant à lui amené à changer. Ces chamboulements visent à déstabiliser la routine narrative du lecteur de comics. On lève, le temps d’un récit collectif, l’immunité personnelle des héros et l’immunité métaphysique de l’univers : il devient sombre, sanguinaire, pluriel et chaotique. Le crossover est l’événement-catastrophe qui scande le temps et permet l’évolution d’un monde. Chez DC, on repère par exemple un univers pré-Crisis, qui est le premier plurivers, puis un univers post-Crisis, qui est linéaire, et, plus récemment, un retour à une forme de multivers (Final Crisis et The New 52) organisé différemment, comme s’il s’agissait d’une pyramide de mondes reposant entièrement sur la Terre I rebaptisée New Earth, elle-même au fondement du multivers. Au risque de passer définitivement pour un fan hardcore affamé de détails métaphysiques, j’ajouterai que le dénouement de Final Crisis (2009) montre bien à quel point le procédé de boucle de causalité ou de prophétie autoréalisatrice sert à restituer une cohérence à un univers en train de plonger dans le chaos.
Une des dernières faiblesses de la pourtant séminale analyse d’Umberto découle du fait qu’il tient pour acquise sa définition du mythe. C’est sans compter avec les scénaristes de comics eux-mêmes, qui font de plus en plus souvent référence à leur propre héros, voire à leur propre scénario, comme à un mythe. Sans compter les personnages inspirés de fables ou de mythes préexistants, certains scénaristes sont passés maîtres dans l’art de la réflexivité automythique. Je crains ici que le fan hardcore reprenne le dessus, et qu’en bon Mr Hyde il écrase Mr Jekyll. Alors voilà : Grant Morrison glisse par exemple dans Final Crisis un personnage qui n’est au départ qu’un pauvre bougre de plus mais qui se rend compte progressivement qu’il est un dieu virtuel errant au milieu des hommes. Ce personnage n’hésite pas à déclarer que cette fois-ci, ça y est, on est dans un monde nouveau, magique, mythique, divin où « les hommes sont des dieux » (Final Crisis #6) – avènement d’un monde assez pompeusement qualifié de « cinquième monde ». Là, même pour un fan, ce n’est pas très clair… Mais le plus intéressant est de savoir comment ce monde est devenu le monde où les hommes sont des dieux. Je suis sûr que vous brûleriez votre collection Vrin pour le savoir. Eheheh ! hum… euh…
Ce monde ne s’est actualisé que parce que Batman, revenu dans le passé, a dessiné un glyphe sur une grotte, tel un préhistorique dessinateur de comics. Ce signe est devenu, dans ce crossover, le seul moyen pour les humains de se protéger de l’équation antivie de Darkseidnote. Grant Morrison, connu par ailleurs pour ses remarques théoriques sur le statut des comics, les envisage bel et bien comme une façon de faire naître chez les hommes des aspirations et des idéaux quasi divinsnote. Là encore, à force d’annoncer, même imparfaitement, le comic comme un nouveau mythe moderne, on tente de promouvoir une utilisation du comic comme mythe. Là où Eco prophétise, Morrison réalise.
Le dernier reproche qu’Eco adresse à Superman trouve également une réponse indirecte par le biais du crossover. Pour l’auteur du Roman de la rose, il est passablement vain de construire un héros au potentiel surhumain et révolutionnaire pour en faire l’incarnation morale du civisme le plus plan-plan. Superman sauve des écoliers coincés dans un bus alors qu’il pourrait unir les nations et imposer universellement le port du slip par-dessus le pantalon. On pourrait objecter que de nombreux récits partent au contraire du constat qu’un homme surpuissant représente une menace pour le monde – et tel était le cas de Superman à l’origine, dans la première version qu’en firent Siegel et Schuster pour leur fanzine. Dans la même veine, on pourrait citer au hasard : Watchmen, The Authority, Red Son, Supreme Power, Invincible, The Boys, et la trilogie de Warren Ellis, Black Summer, No Hero ou Supergod… Mais il faut surtout préciser que l’enjeu narratif des comics est souvent par-delà bien et mal, je veux dire au-delà de la simple confrontation entre valeurs antithétiques. Le manège dialectique du crossover peut alors se déployer avec tout le clinquant d’une droite décomplexée sur le tapis rouge du Fouquet’s. Les superhéros et les super-vilains font les malins mais soudain, par l’arrivée impromptue d’une superpuissance, tous sont renvoyés alors à leur statut de poupées défendant mécaniquement le Bien ou le Mal. Déferle alors sur eux une gigantesque vague de forces extra-morales : le Chaos, l’Évolution, la Mort, le pouvoir infini, les juges cosmiques, la Peur… l’Anti-Monitor, le Beyonder, Thanos, le Mage Noir, la Déesse, les Black Lantern, le Serpent.
Le Beyonder des Guerres secrètes était par exemple une super-force cosmique, qui avait de quoi tuer toute une bande de superhéros de seconde zone avec un simple rayon de lumière (comme si, sortant du monde chrétien, on opérait une réversibilité accidentelle vers la mythologie gnostique et zoroastrienne). Mais, au début, le Beyonder est d’une innocence presque totale, si bien que sa force cosmique dégénère assez vite en farce comique. Le personnage se fait apprendre la vie par un mafieux et une semi-pute, comprend ses premières blagues en accompagnant Spiderman sur les toits, et découvre les méandres des problèmes identitaires en parlant à la fille de Jean Grey revenue du futur et possédée par une force cosmique qui menace de tuer tout le monde. L’utilisation de sa force est semblable à celle d’un petit garçon qui tape sur les autres pour simplement la mesurer. Il cause autant de bien que de mal, et ne cherche qu’à s’éprouver soi-même jusque dans une scène finale presque absurde, indessinable de toute façon, mais philosophiquement géniale où cette force cosmique tente d’expérimenter sa propre finitude, en se donnant la mort pour mieux se redonner naissance. La fin de la Guerre secrète était si mal dessinée qu’on aurait dit un schéma philosophique du monde conçu par les présocratiques.
Le mythe comme catégorie de compréhension de la pop culture ne s’impose donc pas de lui-même. Eco a raison de dire qu’il s’approche aussi par certains aspects des formes narratives du feuilleton ou du roman. Mais cette catégorie du mythe est celle que sollicitent les producteurs de culture pop. Superman avait tout pour n’être qu’un alien surpuissant de plus, et pourtant, ses créateurs, eux-mêmes fervents lecteurs de science-fictionnote, l’ont d’emblée rabattu vers le surhumain – non sans avoir conscience de sa dimension nietzschéenne et philosophique. Ce n’est pas un hasard si Stan Lee parle souvent de ses fans comme des believers. Tous partagent en effet une croyance commune dans le pouvoir transformatif de leur propre lecture. La pop culture ne se signale pas seulement par une croyance renouvelée dans les mythes. Ce qui se construit là est aussi « mythique » en un autre sens : le lecteur y fait l’expérience d’une solidarité de croyances qui s’auto-engendrent.
« Pourquoi trouves-tu si difficile de croire, Jack ?
– Pourquoi trouves-tu ça si facile, John ?
– Ça n’a jamais été facile. C’est un saut dans l’inconnu, un acte de foi.
Je ne peux pas le faire seul. Et je ne le veux pas. »
Lost, saison 2, épisode 3
Je vais user d’une double autorité, celle du dévoreur de pop culture Pacôme Thiellement et celle d’un récit mystique ancien, pour avancer une hypothèse qui pourrait me valoir d’avoir tort jusqu’à la fin de ma vie, si jamais Hollywood change soudain la recette de ses films. La Conférence des oiseaux est un récit perse et chiite écrit par un poète soufi, Farid-Ud-In’ Attar. Pacôme Thiellement résume le récit dans son livre Les Mêmes Yeux que Lost :
« Des oiseaux se réunissent et décident de partir à la recherche de leur roi, légitime mais caché. C’est le Simorg, et il réside dans la montagne de Qâf, montagne située sur une île inaccessible à l’humanité ordinaire. Le chemin pour l’atteindre est inconnu et, jusqu’alors, nul oiseau n’a eu assez de constance pour le trouver quoique des milliers en aient régulièrement exprimé le désir. Ceux-ci doivent dépasser sept vallées d’où personne n’est revenu auparavant. Les sept vallées sont celles de la recherche, de l’amour, de la connaissance, de l’indépendance, de l’unité, de l’émerveillement, du dénuement et de l’anéantissement. C’est un trajet long, ardu et pénible. Beaucoup d’oiseaux désertent ; d’autres périssent le long de leur périple sur l’île. Ébahis, sans plumes ni ailes, fatigués et abattus, le cœur brisé et l’âme affaissée, trente seulement mettent le pied sur la montagne de Qâf. Le chambellan de la grâce vient alors leur ouvrir la porte de l’Alcazar. Et il soulève encore cent rideaux, les uns après les autres. Les oiseaux contemplent la face du Simorg et ils tombent dans la stupéfaction. Ils constatent qu’ils sont eux-mêmes le Simorg et que le Simorg est chacun d’euxnote. »
Lost raconte aussi cette histoire. Les naufragés qui arrivent sur l’île ne demandent très vite qu’à quitter cette île mystérieuse, mais c’est en fuyant l’île et ceux qu’ils appellent seulement les « autres » qu’ils deviennent eux-mêmes les « autres » et les gardiens de l’île. De façon exemplaire, le coup de théâtre de la saison 5 prend la forme d’une boucle de causalité : « En voulant l’annuler, Jack invente littéralement le point de départ de leur récit de vienote. » Lost emprunte donc la même forme que celle du conte soufi, et brode seulement mille histoires dans les histoires, flash-back dans les flash-backs, jusqu’à ce que tous ces plis narratifs ne forment plus qu’un seul énorme cerveau fou dans lequel les personnages sont enfermés. Mais l’idée est là, enracinée dans l’inconscient narratif depuis plusieurs siècles : ce qui est cherché se met justement à exister parce qu’il est cherché. Ce qu’on croyait exister se met soudain à exister parce qu’on y croit.
Journey est un jeu vidéo culte inspiré de la lecture de Joseph Campbell par son créateur, Jenova Chen, mais également très proche de ce récit perse. Une étoile file dans le désert, à travers les dunes, puis à travers un cimetière étrange. Une petite silhouette masquée la regarde tomber, et se lève. C’est vous. Le joueur voit alors au sommet d’une montagne une lueur étrange d’où s’échappent probablement ces comètes. Le voyage commence : il traverse un désert, un sous-sol, des chutes de sable et de neige… Plus il se rapproche de la lumière et du sommet de la montagne, plus il prend de risques et perd ses pouvoirs. Et, finalement, il meurt. Il rejoint alors la source même de cette lumière et devient une âme parmi les autres s’étirant comme un faisceau lumineux à travers le ciel. Après un moment d’euphorie où l’on peut voler dans tous les sens, entouré d’anges mystérieux, on se change finalement en une de ces comètes aperçues au début du jeu (retour à la case départ). Le joueur devient ainsi exactement ce qu’il cherchait initialement. Ce jeu est de nos jours considéré comme le meilleur candidat au statut de chef-d’œuvrenote. D’autres récits font apparaître la même boucle de causalité dans leur récit : Star Wars, Harry Potter, Matrix, etc. Mais, si je me risque à généraliser ce schéma circulaire où celui qui cherche devient ce qu’il cherche, c’est sans doute d’abord parce que le train de l’Histoire m’est passé dessus et que je suis déjà incrusté entre ses rails : ce genre de discours est simplement entendu et répété partout.
On le trouve régulièrement dans toutes les bouches, du candidat de téléréalité jusqu’à la chanteuse de R’n’B, en passant par l’homme politique qui répète qu’il « écrit sa légende » comme si le récit engendrait la réalité. Lady Gaga chante pour que ses petits monstres de fans « croient en eux », « pour qu’ils prennent conscience qu’ils sont exceptionnels, magiques » – comme si la force de votre succès vous autorisait justement à réécrire rétroactivement la réalité de votre naissance. La foi est la même chez l’analyste financier qui note les marchés pour qu’ils ne s’écroulent pas sous le coup d’on ne sait plus quelle prophétie autoréalisatrice. Les communicants cherchent d’ailleurs en ce moment des noms à ce paradigme. Dans une très récente tentative, Laurent Habib, ancien président d’Euro RSCG propose le terme extrêmement vague d’« idée transformative », qu’il oppose à l’« idée vaine », sans plus d’explication – un livre de communicant se doit manifestement d’être court. Il y aurait en somme l’idée qui marche et… celle qui ne marche pas ! L’idée que tout le monde adopte, dont tout le monde se sert spontanément ; et celle que tout le monde délaisse et qui apparaît après coup comme un simple verbiage, mot d’ordre creux, vainement autoritaire.
Mais le signe peut-être le plus flagrant d’une symbiose parfaite entre cette idéologie et l’époque est lorsque ladite idéologie prétend se changer en remède, je veux dire en conseils de coaching. L’alien conceptuel est alors mûr, prêt à percer le ventre de l’hôte dans une giclée de sang pour devenir cette fabuleuse idée : le vision board, vendu par Oprah Winfrey en personne, dont le principe consiste à imaginer son futur en composant un tableau d’images découpées dans des journaux et jetées pêle-mêle, de façon à se souvenir de ses projets, à reconnaître les opportunités et à les réaliser. Comme le dit Max dans 2 Broke Girls (S01E06) : « Découper des images dans les magazines n’est plus le seul privilège des serial killers. » L’idée est tout simplement de faire advenir le futur rien qu’en se le représentant. Il y a donc ce bain idéologique qui a toutes les raisons pour devenir insupportable aux yeux de plus d’un homme raisonnable. Il semble en effet qu’on fasse glisser un large pan de nos explications rationnelles vers un mysticisme ou un relativisme postmoderne épuisant, dont seuls quelques vendeurs de vision boards ou prêcheurs de shopping télé peuvent s’accommoder. Il n’est certainement pas faux non plus de lire dans ce genre de modèles autoprophétiques le symptôme d’une rationalité défaillante, qui s’accroche à quelques formules magiques au moment où elle perd le véritable contrôle de la réalité.
C’est un spectacle impressionnant de voir une voiture passer sous plusieurs tonnes de pression et se faire aplatir, mais le résultat est tristement prévisible. Comprendre la culture pop en dehors d’elle-même produit le même effet. Sans aucune compréhension interne, on renvoie la pop culture à un air du temps aussi indescriptible qu’intangible, et on désespère. Car, après tout, il se pourrait que la culture pop soit le véritable vecteur de cette pensée transformative. La phrase favorite de RuPaul pour transformer une quadra dépressive en superdiva – pour peu qu’on l’accepte comme modèle théorique de l’appropriation pop – est simple : « Fake it till you make it ! » (« Fais semblant jusqu’à ce que ça le fasse »). Et le récit de la Conférence des oiseaux glissé en palimpseste de Lost par Pacôme Thiellement montre qu’en la matière tout n’est pas réductible à un Zeitgeist ivre de sa propre instantanéité. Il y a vraisemblablement des formes, des effets rhétoriques et narratifs qui séduisent au-delà de notre seule époque. Sans doute ne se rappellent-ils pas à nous aujourd’hui sans raison. Nous avions dit dans la première partie que n’importe quelle œuvre pop, par le pillage nécessaire qu’elle accomplit dans la culture populaire, doit aussi fournir son propre récit, son propre mythe justifiant le pillage ou la réappropriation. Ce mythe ad hoc, aussi truqué soit-il, finit par produire un effet qui, rétrospectivement, le justifie en tant que mythe. Selon cette grille de lecture, les mythes modernes ne sont que des croyances rétrospectivement justifiées par leurs propres popularités.
Beaucoup considèrent que ce retour sur soi favorise une réflexivité, une prise de conscience de soi – c’est le sens de la Conférence des oiseaux ou de certains jeux vidéo qui forcent le spectateur à se tourner vers sa propre situation de joueur, interrogeant son monde et sa vie. Pacôme Thiellement situe là l’aspect thérapeutique et mystique de la pop culture, qui s’apparente alors à une interprétation constante, une « épiphanisationnote » continuelle, proche d’un travail gnostique. Le monde est inondé d’images, et la pop nous arme de mythes pour décoder ces imagesnote. Il faut donc à tout prix se tourner vers soi en priorité, se changer soi-même plutôt que de changer le monde.
Les Beatles, dans les paroles de la chanson Revolution, formulaient le modèle de ce type de conversion pop : « You say you’ll change the constitution/Well, you know/We all want to change your head/You tell me it’s the institution/Well, you know/You better free you mind instead. » La révolution est une révolution personnelle d’abord. Leonard Bernstein parlant de la pop music et de la politique dans le documentaire Inside Pop (1967), fait preuve du même scepticisme que les Beatles concernant le pouvoir politique de la pop music. Le message proprement révolutionnaire de ces jeunes chevelus glisse sur le chef d’orchestre comme l’eau sur les plumes d’un vieux canard. Bernstein s’en méfie un peu, et se range dans le camp de Zappa qui prédisait une révolution forcément bâclée (sloppy) à force de fumette. La drogue, l’amour et les déclarations intempestives du chanteur des Hollies (« la pop music peut contrôler le monde ») ne lui paraissent qu’être un prétexte pour montrer que « les kids peuvent être les héros des kids », c’est-à-dire constituer un motif d’inspiration personnelle. En esthète, Bernstein loue la créativité, sauve « 5 % » de la pop music, et la seule conclusion politique paradoxale qu’il en tire est que « ce n’est pas politique, mais c’est personnel ».
Néanmoins, la forme de ce récit ésotérique, et la forme de l’autoprophétie en général, impose également une croyance partagée, une solidarité des croyances. Dans l’exergue de Lost cité plus haut, Locke dit à Jack qu’il ne veut pas croire seul. Seul, il resterait impuissant. Seul, il ne pourrait pas croire, car croire n’est pas seulement une opération cognitive que l’on opère dans la solitude obscure de sa conscience, mais aussi une confiance que l’on accorde à quelqu’un, ou à quelque chose. Jack et Locke ne sont pas si différents de ces orangs-outans de l’institut Max Planck à partir desquels des scientifiques tentent de redéfinir expérimentalement les critères de la conscience : en faisant deviner à l’un ce que l’autre pense derrière la vitre en plexiglas, on déduit non seulement que les singes sont capables de métacognition, mais également qu’ils considèrent que l’autre est capable de penser. Les singes possèdent comme nous une théorie de la pensée, car, comme nous, ils considèrent que penser n’est jamais une activité purement subjective. On ne croit à une chose que si l’autre peut au moins y croire en droit. Et on ne pense que parce qu’on sait qu’il existe de la pensée que d’autres partagent. Les Beatles continuent de vouloir s’adresser aux masses, même au sommet de leur message d’individualisme. C’est désormais ce versant de partage du mythe que nous aimerions mettre en valeur, car c’est par ce côté que l’on touche au versant proprement politique de la pop culture : partager et apprendre à partager des croyances communes – multiplier par cent cette euphorie de l’apprentissage que connaît le singe qui vient de résoudre pour la seizième fois d’affilée le problème du tube à cacahuètes.
Robert K. Merton n’en est pas l’inventeurnote mais il est le premier à faire du concept de prophétie autoréalisatrice une utilisation systématique. Dans un article de 1936 d’abord puis dans son recueil d’articles intitulé en français Éléments de théorie et de méthode sociologique (Social Theory and Social Structure), paru en 1949. Parce qu’elle n’est pas limitée à un domaine, et parce qu’elle a cette connotation religieuse étrange pour un concept sociologique, la prophétie autoréalisatrice était déjà promise à une certaine inflation. Robert K. Merton la définit en ces termes : « C’est, au début, une définition fausse de la situation qui provoque un comportement qui fait que cette définition initialement fausse devient vraienote. »
Cette notion peut servir à analyser des phénomènes sociaux d’intégration ou d’exclusion d’un groupe minoritaire. Par exemple, historiquement, en projetant des clichés racistes sur les Noirs, les syndicalistes blancs ont choisi de les exclure de la vie syndicale et ont finalement produit les comportements qu’ils avaient critiqués en premier lieu. Mais les prédictions économiques peuvent aussi, plus souvent qu’à leur tour, être considérées comme des prophéties autoréalisatrices (ou autodestructrices ou régulatrices, si les conséquences sont contraires à la prophétie). En mars 1979, les journaux californiens annoncent des difficultés imminentes d’approvisionnement en essence, les automobilistes se ruent alors sur la station la plus proche pour remplir leurs réservoirs, mettant ainsi bientôt la Californie dans un état réel de pénurie. En réalité, l’acheminement de carburant était presque resté le même. Toute prédiction concernant un phénomène social est susceptible de devenir une prophétie autoréalisatrice. Car, selon le pouvoir de persuasion qu’elle exerce – et là on retrouve la dimension religieuse du concept originel –, elle peut induire ou refréner un comportement.
Le succès d’un tel concept fut fulgurant aux États-Unis. En plein contexte de bouleversement social, durant les années 1950, on vit le moment rêvé pour dire qu’en changeant les mentalités (c’est-à-dire en changeant les modes de prédiction que l’on considère comme justes), on peut changer le monde. S’il suffit de ne plus projeter tel ou tel cliché sur les personnes pour briser d’un coup les malentendus, alors la tâche de la réconciliation politique entre les différents groupes sociaux paraît d’un coup beaucoup moins ardue. Merton décrit ces situations prophétiques comme résultant souvent d’une « perversité de la logique sociale », qui enraye le processus de délibération rationnel. Face à ces prophéties autoréalisatrices, le sociologue n’éprouve aucune admiration. Seule une certaine forme d’ironie devant la circularité des croyances empêche de laisser ses bonnes intentions se changer en catastrophes. Loin de les provoquer ou de vanter leur propriété « transformative », la Raison commande au contraire de les briser.
Une critique fréquente faite à Merton a été de définir la prophétie autoréalisatrice en termes de vrai ou de faux alors que la vérité de la prédiction initiale est justement mise entre parenthèses (puisqu’elle dépend de l’effet produit chez celui qui la reçoit). Mais, plutôt que de constater une contradiction, on peut préférer dire que Merton vise une autre définition de la vérité.
L’idée que les croyances vraies ou fausses peuvent changer le réel est ancrée dans un certain esprit pragmatiste américain. Pour un philosophe comme William James, la vérité ne se résume pas à qualifier la conformité d’un discours à la réalité. Pour surmonter le problème d’avoir à définir le réel (ce qui supposerait qu’on puisse sortir de sa croyance, comme par un saut, pour pouvoir observer le réel en soi), James préfère dire qu’une croyance est vraie lorsqu’elle conduit d’une première situation à une deuxième situation jugée convenable ou attendue. Vous pensez que les tigres existent en Inde, cette croyance sera vraie si elle vous permet de vous retrouver en Inde devant un tigre. Ce modèle de vérité ambulatoire, James l’oppose à la vérité saltatoire, fondée sur notre capacité à avoir une idée du réel en soi par un bond hors de notre croyance. Un sort nouveau est alors fait à l’erreur, puisque celle-ci peut, au gré des chemins où elle nous conduit, se révéler productive. William James peut encourager Christophe Colomb, là où un philosophe traditionnel lui aurait immédiatement déconseillé de prendre la mer…
On a ainsi reformulé la première définition de Merton en disant que, au fond, une prophétie autoréalisatrice est davantage une forme d’incitation, voire une ruse pour faire adopter tel ou tel type de comportement : « Une prophétie autoréalisatrice est une assertion qui induit des comportements de nature à la validernote. »
Pour cette raison, on ne doit pas non plus confondre cette redéfinition avec ce qu’est un énoncé performatif, qui se fonde sur l’identification d’un « dire » et d’un « faire ». Quand le prêtre dit qu’il baptise un enfant dans le contexte nécessaire au rituel, il le baptise effectivement par ses propres mots. Mais la réalisation de ce baptême ne dépend pas des conséquences de son rituel. Ce serait une prophétie autoréalisatrice si, par exemple, le prêtre disait qu’en baptisant cet enfant, il le destine à une vie heureuse et vertueuse ; puis que les parents de l’enfant lui rappellent au moins une fois les mots du prêtre ; et enfin que l’enfant fasse tout pour devenir heureux comme le prêtre le lui avait prédit. L’énoncé performatif est immédiatement « vrai » dès qu’il est prononcé. Il fait surgir une réalité symbolique nouvelle (un baptême, un mariage, une malédiction vaudoue, etc.). Mais il n’induit pas de comportements différents, il se contente de projeter dans un monde symboliquement différent.
La prophétie autoréalisatrice au contraire est d’ordre constatatif, car elle est supposée engendrer un comportement qui aura un résultat concret. Paradoxalement, bien que d’ordre constatif, la prophétie autoréalisatrice a un aspect mystérieux, puisque tout en prétendant être vraie, sa vérité est suspendue à l’inconnu que représente le comportement adopté à sa révélation. Elle nous renvoie à l’incertitude inhérente à toute prédiction nous concernant.
On pourrait apprendre ça aux enfants qui devront inventer pour leur rédaction l’histoire d’un héros de leur choix : « Les enfants, ne vous prenez plus la tête pour inventer au héros un motif pour entamer une aventure, un honneur à défendre, une profession à exercer, une famille à protéger… écrivez simplement qu’il y a longtemps une prophétie racontait qu’il devait y avoir un élu, et que cet élu est le héros de votre histoire. Et voilà votre histoire écrite. »
Il n’y a que des bonnes raisons pour adopter un schéma narratif de ce genre. D’abord, c’est la plus simple, la plus vieille et la plus économique des solutions. Ensuite, la prophétie est le deus ex machina du film populaire, une quasi-tradition. Dès que vous inventez une prophétie, le récit est lancé : si le personnage la poursuit, au moins, on sait qu’il ne va pas glander une demi-heure pour installer une intrigue ; et s’il ne la suit pas, il risque d’être puni, et on découvrira si la prophétie dit vrai. Enfin, une petite prophétie glissée en début de film (ou au milieu du film pour les plus malins) garantit le ton mythique qui fait le charme des blockbusters hollywoodiens.
Depuis trente ans, les scénarios minimaux des jeux vidéo ont accentué ce climat prophétique dans des proportions considérables. Certains y voient l’influence des grands courants littéraires et populaires, comme la fantasy, le fantastique ou la science-fiction. « Je pourrais aller jusqu’à dire que toute littérature et tout divertissement sont influencés par les mythes, explique Denis Dyack, chef de Silicon Knights, que les gens le croient ou non, nous sommes essentiellement immergés dans les mythologies de notre culture. Dans un certain sens, la mythologie définit notre culture. C’est inévitable. N’importe quelle ligne narrative reconduit à la mythologienote. »
Mais il existe une raison bien plus simple qui donne au jeu vidéo cette dimension mythologique exportable à tout jeu qui implique un personnage. Pour chaque jeu vidéo, une quête idéale, inscrite dans le jeu préexiste au joueur et définit partiellement sa quête. Si le joueur ne suit pas cette quête, il peut tout simplement être éliminé. Sa tâche consiste à actualiser cette histoire, à être un activateur culturel. À ce titre, il est réduit à n’être que l’avatar d’un personnage mythique : Mario, Zelda, Pacman, etc. Nous ne jouons jamais de ces personnages qu’une énième version de leurs « vies » fictionnelles. Le Mario originel existe-t-il quelque part dans le ciel fictionnel des Idées ? Participe-t-il de notre partie vidéoludique actuelle ? Voilà des questions de métaphysique platonicienne qui s’imposent naturellement à l’esprit de l’enfant qui appuie sur « start » pour commencer une nouvelle partie.
Le scénario vidéoludique, comme la prophétie autoréalisatrice, est une incitation sourde à accomplir telle ou telle action, mais, à la différence des autres formes d’incitations, elle ne prend pas la forme d’un ordre, d’une loi, ou d’un conseil rationnel, sans quoi tout le plaisir disparaîtrait. Il faut un peu de cet aveuglement, un peu de cette illusion de liberté pour prendre plaisir à effectuer les tâches qu’on nous commande de faire. De la même façon, un jeu où le joueur serait entièrement libre, sans aucun destin à accomplir ou à refuser, noierait aussitôt le « fun » dans le puits sans fond de son angoisse existentielle. Heureusement, donc que, pour devenir un héros, il existe un scénario. Vous pourrez mal jouer, vous pourrez errer, décider de donner des coups d’épée à Zelda plutôt que de la sauver, il n’arrivera rien. Vous pourrez éventuellement lacérer du monstre à tour de bras pour récupérer des rubis, et devenir virtuellement riche : rien non plus, si ce n’est la faible satisfaction d’avoir produit une petite bulle de plaisir indépendant de toute quête, une TAZ vidéoludique… Ce genre de quêtes secondaires (accumuler les objets cachés, les défis cachés, les points d’expérience, etc.) ne sert paradoxalement qu’à distraire de la quête principale pour mieux y revenir. Ce sont des modes de jeu qui vous maintiennent hors du scénario, bien qu’ils puissent faire le bonheur des fans (par exemple comment finir Zelda ou Mario le plus rapidement possible, en s’aidant de tous les bugs du jeunote).
Si le premier Zelda est bien un chef-d’œuvre et Shigeru Miyamoto et de Takashi Tezuka, de véritables génies, c’est sans doute parce que Zelda a parfaitement intégré à son récit la fonction même qu’il occupe en tant que médium. En 1986, la console a éclipsé le jeu d’arcades. L’univers dans lequel se projettent les images est idéalement celui du salon de la classe moyenne, moquetté et réorganisé autour de l’écran de télévision. Là, Junior peut rêver et s’hypnotiser à loisir en touchant cette manette qui le maintient à distance parfaite de l’écran, ni trop dedans ni trop en dehors. Les images éclairent et délimitent l’espace du jeu, en se réverbérant sur toutes les surfaces de domesticité disponibles. Trois malheureux sprites pixellisés se déplaçant en side-scrolling suffisent pour fantasmer en sécurité. En 1986, des milliers d’enfants (et plus tard, plus de six millions de joueurs) découvrent La Légende de Zelda. La particularité de ce titre est d’inclure dans la cartouche de jeu elle-même une pile de sauvegarde qui permet de personnaliser le parcours du joueur. Les frères et sœurs trouvent un nouveau motif de dispute si l’un des deux joue avec la partie de l’autre et, ce faisant, la dépersonnalise. Il fallait que le jeu possède une mémoire pour que la projection dans l’univers du jeu soit plus immersive. Miyamoto et Tezuka savent que les joueurs de console des années 1980 réclament une expérience personnelle à partir d’objets de loisir standardisés. Ce paradoxe pourrait être une autre façon de définir la culture pop.
Ainsi, dès le lancement du jeu, un écran annonce dans un anglais approximatif et lapidaire (jouez en même temps dans votre tête la musique 8-bits de votre enfance) : « Il y a plusieurs années déjà, le prince des ténèbres Gannon vola la Triforce du Pouvoir. La princesse Zelda détenait la Triforce de la Sagesse. Elle la cacha en la divisant en huit fragments avant que Gannon ne la capture. Allez trouver les huit fragments dont Link a besoin pour la sauvernote. » La quête se met en route, aussi brutalement qu’on pousserait dans le dos pour faire monter dans le métro de Tokyo. Le prélude de Zelda mime le « A long time ago in a galaxy far, far away… » de Star Wars. Mais, une fois éventé ce léger fumet mythologique, on est parti. Sur l’écran noir, on sélectionne l’un des trois emplacements de mémoire réservés et on nomme son personnage. Pourtant un nouveau problème d’identité surgit. Car le plus troublant pour le jeune joueur est de savoir qui il est vraiment. Il sait que le personnage s’appelle Link, mais il peut aussi bien se faire appeler par un autre nom, « Joueur 1 », « Croquette » ou « Wittgenstein ».
Le jeu intègre diégétiquement la situation du joueur qui reçoit les consignes du jeu en le mettant explicitement dans la situation d’une quête mythique. À partir de Zelda III, a link to the past, chaque Zelda s’ouvre sur la révélation d’une prophétie qui fait de vous à la fois l’original et la copie, le héros et le paysan. Link (ou quel que soit le nom que vous ayez choisi) ne sait pas encore qu’il est un jeune Hyrulien censé sauver la princesse Zelda (tout aussi hyrulienne). Il découvre au début du jeu que « tel est le destin de [son] peuple » car son oncle mourant dans le couloir du premier donjon lui confie son épée, son bouclier et la mission de défendre Zelda (elle-même descendante d’une autre lignée ancestrale). In illo tempore, dans ce temps éternel et répétitif du mythenote, vous devrez donc, sans cesse et de père en fils : abandonner ce que vous étiez en train de faire, trouver, à un moment du jeu, un boomerang magique supermarrant mais qui se révélera inutile contre les boss, sauver ladite princesse/déesse, confirmer votre hétérosexualité à la face du monde, puis… recommencer de nouveau l’aventure avec un autre pseudo, et ce, en toute cohérence. Car vous ne serez alors que la réincarnation de la légende précédemment jouée. Cette obsession de la quête mythique va si loin que, dans le dernier Zelda, Zelda Skyward sur wii, vous jouez une cérémonie religieuse au cours de laquelle sont rejoués les rôles des dieux mythiques. Par la suite, Zelda se faisant une nouvelle fois enlever, vous incarnerez – hors cérémonie religieuse – le véritable héros mythique. Vous tuez finalement le boss final, il s’évapore comme un spectre, mais ne peut pas s’empêcher de proposer une superanalyse métavidéoludique en vous donnant la clé de toute votre expérience de joueur : « L’histoire se répétera » – aaargh…
Si, comme beaucoup d’enfants, vous avez joué à ces jeux vidéo et que vous avez ingéré de nombreuses fois plusieurs des blockbusters campbelliens dont on a parlé, on peut assez vite en déduire que vous êtes réceptif à la pirouette narrative favorite de la culture pop.
Que raconte Star Wars ? L’histoire d’un enfant destiné à rééquilibrer la force.
Matrix ? L’histoire d’un homme élu pour sauver les hommes de l’exploitation des machines.
Harry Potter ? L’histoire d’un jeune garçon dont on a prédit dès le plus jeune âge qu’il va devoir tuer le meurtrier de ses parents ou mourir…
Twilight ? L’histoire d’une jeune fille qui se voit devenir vampire dans une clairière parsemée de pâquerettes, et qui le deviendra à condition de se retenir de coucher avec le premier loup-garou venu et retarder l’assouvissement du désir chez le bon vampire.
Ce n’est pas un détail. Cette autre façon de raconter les histoires ouvre une autre philosophie du « récit de soi ». Ce si prolifique concept, disputé par Ricœur, Taylor, Butler ou d’autres, n’a pas pu prendre naissance autre part qu’au milieu de la décennie des retours des festivals de storytelling et de la naissance des blockbusters. Est-ce un hasard ?
Pour bien noter la différence entre hier et aujourd’hui, on nous permettra de citer ce célèbre passage d’un entretien d’Hitchcock avec François Truffaut :
« La différence entre le suspense et la surprise est très simple, et j’en parle très souvent. Pourtant, il y a fréquemment confusion, dans les films, entre ces deux notions. Nous sommes en train de parler, il y a peut-être une bombe sous cette table et notre conversation est très ordinaire, il ne se passe rien de spécial, et tout d’un coup : boum, explosion. Le public est surpris, mais, avant, on lui a montré une scène absolument ordinaire, dénuée d’intérêt. Maintenant examinons le suspense. La bombe est sous la table et le public le sait, probablement parce qu’il a vu l’anarchiste la déposer. Le public sait que la bombe explosera à une heure et il sait qu’il est une heure moins le quart : il y a une horloge dans le décor. La même conversation anodine devient tout à coup très intéressante parce que le public participe à la scène. Il a envie de dire aux personnages qui sont sur l’écran : “Vous ne devriez pas raconter des choses si banales, il y a une bombe sous la table et elle va bientôt exploser.” Dans le premier cas on a offert au public quinze secondes de surprise au moment de l’explosion. Dans le deuxième cas, nous lui offrons quinze minutes de suspense. La conclusion de cela est qu’il faut informer le public chaque fois qu’on le peutnote. »
Cette conception du suspense suppose qu’il existe une réalité, objective de préférence, ou les événements peuvent être anticipés, calculés et déterminés. Le suspense hitchcockien fait fond sur une réalité homogène et fiable telle que conçue par la science. La bombe posée existe pour les spectateurs parce qu’elle est soumise aux lois de la nature aussi sûrement qu’une minimiss de six ans sera rendue hystérique, folle et insupportable par un excès de Mountain View et de Red Bull en pleine téléréalité. Ce qui est fictif, tout comme ce qui est réel, est supposé être pris dans le réseau des lois de la nature. C’est pour cette raison que je peux comprendre le suspense hitchcockien, car il existe une homologie, disons matérielle, entre mon univers et celui du récit. Le récit fictionnel ne se distingue du réel que quantitativement. Il n’a pas la densité que lui offrent mes observations quotidiennes et répétées, mais il compense ce défaut de répétition par un système de règles et de références communes.
La pop culture ajoute une troisième dimension. L’incertitude ne porte plus (uniquement) sur les moyens avec lesquels on empêchera ou on parviendra à ce qui est prévisible, sachant que ce qui est prévisible arrivera. L’incertitude qui entoure la réalisation d’une prophétie porte sur la confiance même qu’on doit mettre en cette prédiction.
Il y a une dernière nuance à saisir pour comprendre l’écart qui sépare ces modes de narration. L’histoire d’Œdipe a tout pour nous convaincre que les prophéties autoréalisatrices sont grecques, donc également nobles et ancestrales, antiques, et finalement nous faire commander l’intégrale de Joseph Campbell sur Amazon. Mais une ambiguïté subsiste, qui permet de comprendre pourquoi Œdipe roi n’a pas encore connu sa résurrection lumineuse dans le cinéma américain, malgré le pompeux que promettent les scènes de Thèbes dévastée par la peste, ou le gore d’une crevaison des yeux par un très bel acteur hollywoodien.
Il faut au moins respecter trois étapes si l’on veut obtenir un bon récit de prophéties autoréalisatrices : 1) l’énonciation d’une prophétie ; 2) sa révélation auprès des intéressés ; 3) son interprétation ; et enfin 4) sa réalisation ou sa destruction/régulation. Les étapes 1) 2) et 4), je dois l’avouer, sont si évidentes par elles-mêmes qu’elles méritent à peine d’être numérotées. Le traitement de l’interprétation, en revanche, est crucial. Et c’est sur la nécessité de cette interprétation qu’insistent nos récits modernes, et c’est par manque d’interprétation que les héros antiques meurent.
Laïos le roi de Thèbes – par ailleurs maudit dès sa naissance – reçoit un oracle lui annonçant que son fils le tuera et épousera sa propre mère (oracle clair, net et précis). Il envoie un soldat tuer son fils, ce dernier se ravise, le confie à un berger, qui lui-même le confie au roi de Corinthe. Celui-ci l’adopte aussitôt parce que son fils unique s’était fait séduire (et violer ?) par Laïos des années plus tôt et s’était suicidé en conséquencenote. Tout le monde a sa petite histoire dans le placard et sa malédiction à porter, mais jusqu’ici la menace est écartée, et chacun peut vivre en paix. On ne peut même pas dire que Laïos et Jocaste ont mal interprété l’oracle. Ce dernier a d’ailleurs (pour une fois) la clarté d’un solo de lyre apollinien.
Puis vient un Corinthien jaloux d’Œdipe qui l’accuse de n’être qu’un « fils supposé ». Œdipe est un fils parfait, mais déjà arrogant, tyrannique, et l’attaque de cours de récré qu’il vient de subir lui fait perdre patience. Il va faire mieux qu’un prélèvement ADN, puisqu’il se rend chez l’oracle pour confirmer son identité. À la place, il reçoit la prédiction selon laquelle il tuera son père et épousera sa mère. Cet oracle exige une véritable interprétation. Contrairement à celui reçu par Jocaste et Laïos, il ne précise pas qui sont les véritables parents d’Œdipe et se révèle donc tragiquement incomplet. Qui plus est, de par la ressemblance de situation, l’oracle qu’Œdipe reçoit paraît transparent.
Le héros part de Corinthe pour Thèbes. En chemin, au cours d’une rixe pour une question de priorité en plein carrefour, il tue l’homme qui est en réalité son véritable père, Laïos. Puis il vient à bout du Sphinx, rend ringarde n’importe quelle énigme pour plusieurs siècles, et se marie avec Jocaste, sa véritable mère. Là commence l’action de la tragédie de Sophocle, Œdipe roi, qui se lit comme une longue enquête menant Œdipe à la révélation de sa culpabilité. Dès le début, Œdipe en rajoute une couche en maudissant le tueur de l’ancien roi de Thèbes, c’est-à-dire lui. Pas besoin d’appeler Thirésias, le devin aveugle transgenre, pour comprendre que l’histoire d’Œdipe est bouclée. Thirésias d’ailleurs est gêné de voir Œdipe se méfier si constamment de son pouvoir. Il pourrait l’aider, mais Œdipe doit d’abord accepter de se tourner vers soi. Le mode d’emploi de tout oracle est pourtant gravé à l’entrée du temple de Delphes, sous les yeux d’Œdipe. « Connais-toi toi-même. » Même les personnages de Matrix le savent : on ne trouve dans un oracle que le sens qu’on veut bien lui donner. Quelle est alors la vraie tragédie d’Œdipe ?
Elle n’est pas de précipiter son destin en voulant l’éviter. Comme Jean-Pierre Vernant le souligne dans son Œdipe et les Mythes, l’implacabilité du destin, ou l’ironie qui consiste à le précipiter en voulant l’éviter n’est pas le message de la tragédie. Le problème qu’Œdipe pose à ses contemporains est celui du concept de responsabilité individuelle émergeant au sein d’un monde où l’on avait auparavant l’habitude de rejeter la responsabilité sur les dieux. Devant cette pièce, le plaisir du spectateur est de voir un homme qui s’est emparé du pouvoir – un tyran – finalement puni (et humilié) pour n’avoir pas reconnu ses crimes. Le concept de destin et de dieux manipulant les hommes est déjà déclinant à cette époque, bien que ce soit ce que nous autres, modernes, voulons en retenir.
Le véritable problème d’Œdipe est de ne pas savoir lire un oracle. Le clochard-philosophe Diogène, avant lui, avait commis la même erreur : en ayant entendu qu’il devait falsifier la monnaie, il est d’abord devenu faux-monnayeur au lieu de devenir le génial agitateur public qu’il sera. Œdipe n’a pas non plus caché à son psy des désirs inavouables de meurtre et d’inceste. Il est plutôt bon copain, il ne veut pas tuer son père et se marier avec sa mère. Et, à tout prendre, tuer le roi de Thèbes et épouser sa reine lui posent moins de problèmes.
S’il est incapable de lire un oracle, c’est tout bonnement parce qu’il est incapable de se tourner vers soi et accepter sa véritable identité de fils maudit. Il porte en effet depuis son enfance la marque de la malédiction de sa lignée sur ses chevilles, dont on dit qu’elles sont enflées ou percées parce qu’il a été transporté la tête en bas quand on voulait s’en débarrasser. Cette marque, et le boitillement qui s’ensuit, rappelle celle de la lignée des Labdacides, poursuivie par la malédiction de Dionysos. Œdipe aurait pu s’inquiéter de ces stigmates, passer son temps devant la glace pour s’examiner comme un adolescent inquiet, ou appeler la libre antenne pour poser des questions sur le développement anormal de son corps, comme on le fait aujourd’hui pour savoir si on est normal. Mais il était trop fier. Cette arrogance de jeune prince boiteux refusant d’admettre sa difformité est précisément ce qui le condamne. Il meurt de l’antique maladie qu’est l’hubris. La prophétie autoréalisatrice n’est qu’un moyen narratif raffiné de le faire souffrir au passage. Si Œdipe avait accepté d’être un freak maudit voué à l’exil – s’il avait su dès le début qu’il était en réalité le fils du roi de Thèbes et non celui de Corinthe, il aurait immédiatement annulé la prophétie. Au sujet d’Œdipe, on peut donc dire avec Vernant qu’il est celui qui a résolu l’énigme du Sphinx mais reste une énigme pour lui-même.
Nous ne sommes donc pas en face d’une véritable prophétie autoréalisatrice car la confiance portée dans la prophétie n’est jamais interrogée et ne peut pas l’être. Œdipe n’agit ni inconsciemment ni involontairement. Il est absolument de bonne foi (au moins jusqu’au moment où il s’empare du trône), car il est tombé dans le « piège » narratif dressé par le destin (en fait, l’analogie de situation qui rend l’oracle crédible). Il meurt d’avoir pris le double du réel pour le réel lui-même. Il est comme ces bombardiers allemands de 14-18 que les Français comptaient tromper en construisant non loin de Paris une réplique de la capitale afin que les pilotes bombardent la réplique plutôt que l’original. On ne peut pas en vouloir à Œdipe, ni lui faire porter le poids des nombreux tomes de psychanalyse qui se sont écrits sur son dos.
La beauté d’une reprise d’Œdipe au cinéma tiendrait aujourd’hui à la façon dont on montrerait Œdipe hésitant à croire à sa propre malédiction. On lui adjoindrait un personnage secondaire moteur de sa propre confiance en la prophétie : par exemple son père ou sa mère adoptifs, qui l’ont recueilli alors qu’il allait être dévoré par les loups, les pieds attachés (je vois d’ici le flash-back en filtre rouge, d’un enfant qui pleure au beau milieu de la neige – car c’est plus pathétique s’il fait froid). Ils le pousseraient à croire en la prophétie au nom de leurs sentiments de protection à son égard. En respectant la même trame narrative, on verrait alors Œdipe croire en l’oracle parce que les autres croient en lui – à mille lieues de l’arrogance qui cause sa perte dans le mythe original.
Dans cette zone d’incertitude balisée par les sciences humaines, il est tentant de mobiliser spontanément ce qui passe pour notre plus vieille façon de raconter des histoires. Le monomythe et la prophétie autoréalisatrice avancent ensemble main dans la main sur les sentiers de l’inconnu… Modèle de monomythe par excellence, Matrix inclut plusieurs prophéties autoréalisatrices en miniature. Néo n’y échappe pas, et dès qu’il se rend chez l’Oracle, il a droit à un cours accéléré de prophétie autoréalisatrice :
« Oracle : je t’aurais bien demandé de t’asseoir mais je sais que tu ne le feras pas de toute façon. Et ne fais pas attention au vase.
Néo : Quel vase ?
(Néo se tourne pour chercher un vase, et ce faisant, il bouscule un vase plein de fleurs, qui s’écrase au sol.)
Oracle : Ce vase.
Néo : Je suis désolé.
Oracle : Je t’ai dit de ne pas t’en faire. Je demanderai à un de mes gamins de le réparer.
Néo : Comment vous saviez ?
Oracle : Oooh, ce qui va réellement te faire gamberger plus tard, c’est : est-ce que tu l’aurais quand même brisé si je ne te l’avais pas dit ? »
Les fées supercool du postmodernisme se sont très tôt penchées sur le berceau de Matrix et lui ont prodigué mille exégèses philosophiques plus ou moins compliquées. Le film est ultra-conscient de ce qu’il estnote. Une citation de Žižek par-ci, un livre de Jean Baudrillard par-là, ou – plus officiel encore – la présence de Cornel West (philosophe pragmatiste, héritier des Black Panthers, rappeur et critique social) dans Matrix Reloaded et Matrix Revolutions en tant que membre du Conseil de Zion : tout cela confirme à ceux qui en douteraient qu’il y a bien des bouts de philosophie dedans. Ce film est le paradigme de la culture de la convergence et du storytelling transmédia, selon Henry Jenkinsnote.
Nous n’avons pas besoin ici de commenter le look rétro cuir SM des personnages à l’aune de la définition lévi-straussienne du mythe, ou de reprendre les leçons nerdy d’arts martiaux et les cours de cartésianisme prodigués par Lambert Wilson pour trouver un sens profond au film. Tout cela affleure, et est déjà presque trop dense. Et le sérieux de Néo n’arrange rien. Quelques minutes d’un Will Ferrell déguisé en architecte suffisent à se moquer de tout ça (pendant la cérémonie des MTV Movie Awards de 2003). Comme après les gueules de bois que les touristes se prennent entre potes à Las Vegas, il faut sans doute convenir que « ce qui s’est passé dans la Matrice reste dans la Matrice ». Après l’adhésion magique des premières projections – je me rappelle qu’on applaudissait à Paris, scotchés devant le faste de Matrix Reloaded –, après les propositions d’interprétation des plus grands noms de la philosophie française hésitant entre une dominance bouddhiste ou gnostique, j’aimerais dégager un sens peut-être plus américain, plus apparemment superficiel aussi. En bref, être plus proche de Cornel West que de Jean Baudrillardnote. L’anecdote raconte d’ailleurs que Baudrillard a été contacté pour faire une apparition dans le film, et qu’il a décliné la proposition, considérant en fait qu’il s’agissait d’un malentendu – ce que n’a pas fait Cornel West.
Andy et Lana Wachoswki usent lourdement de la prophétie autoréalisatrice, c’est vrai. Mais, passé un certain seuil, la lourdeur devient subtilité. Je ne fais pas de la grande pop philosophie en disant que le début du film joue sur les thèmes baroques de la confusion entre illusion et réalité.
Néo est un humain qui doute que sa vie soit bien réelle. Un jour, au beau milieu de ses activités de hacking, une bande de pirates informatiques le contacte pour lui révéler la vérité. Il prend aussitôt rendez-vous dans un immeuble insalubre, avale sans plus de précautions sanitaires une pilule rouge et découvre qu’il vivait en réalité au beau milieu d’une simulation de Sydney au début des années 2000 (l’horreur…). Il se réveille alors dans une cuve de slime rose, entouré de machines effrayantes, glisse dans un toboggan et se fait recueillir par l’équipage des pirates qui l’avait contacté. Eux sont de vrais humains, ils ne voient pas chaque chose derrière un filtre vert, vivent sur un petit vaisseau spatial, combattent les machines, et ressemblent à des moines soldats multiraciaux mal habillés et dépressifs. Comment se remettre de ce traumatisme ? Néo mange son porridge de champignons et accepte de voir l’Oracle.
Là les choses deviennent intéressantes. Le héros reçoit de la part de l’Oracle une négation de prophétie : il n’est pas l’élu. Mais, comme le spectateur s’en doute, il s’agit en réalité d’une prophétie autodestructrice. En se comportant comme quelqu’un qui doit faire ses preuves, Néo se met à prendre des risques et à aiguiser ses talents. Le programme informatique qu’est l’Oracle sait que l’être humain ne pourra pas s’empêcher de chercher un sens, même lorsqu’on lui annonce qu’il n’y en a pas. Alors autant jouer le jeu. Cette incapacité à penser le néant, à l’admettre, rend Néo, toute l’humanité et peut-être les machines elles-mêmes particulièrement sensibles aux prophéties autoréalisatrices.
Les meilleurs scénaristes convoitent cette pirouette narrative par-dessus tout. La série animée Futurama me paraît, très subjectivement, pouvoir passer pour exemplaire en ce sens – ou au moins parce que l’épisode dont je veux parler a reçu le prix de la Writer’s Guild of America. Dans Godfellas, l’épisode 18 de la saison 3 de Futurama (épisode 20 de la saison 3 pour ce qui concerne la diffusion française), Bender le robot dérive au beau milieu de l’espace, loin de ses amis, quand un astéroïde le percute et s’incruste dans sa coque. Celle-ci contient des germes de vie que Bender va élever aussi cruellement qu’un ado le ferait avec ses propres Sims. Son omniprésence et omnipotence en tant que Dieu va conduire les liliputiens qui vivent dans sa carcasse à adopter des comportements de fanatiques. Bender leur réclame de produire une bière divine, la Godweiser, dont il se délecte. Mais lorsque les petits habitants demandent de l’aide à leur « dieu », Bender est trop maladroit, tue accidentellement une partie de la population, provoque une scission parmi ses fidèles, puis finalement déclenche une révolte athée et matérialiste, qui se termine en microguerre nucléaire. Tout le monde est mort à la surface de Bender. Au détour d’une voie lactée, il rencontre une galaxie avec une grosse voix suave de crooner qui clignote quand elle parle. Ce « vrai » Dieu donne alors le truc à Bender : il faut savoir se rendre discret dans ses interventions, de façon à ce que les créatures dont on a la charge puissent chercher leur salut par elles-mêmes.
Dans les commentaires DVD, le scénariste Ken Keeler reconnaît s’être inspiré d’une thèse apophatique assez courante consistant à démontrer l’existence de Dieu en expliquant la raison de son absence – le message divin fonctionne comme une sorte de contre-initiation : sans Dieu visible, les hommes doivent se débrouiller par eux-mêmes, construire des petites huttes et trouver la force de croire même dans le désespoir le plus total. Ce genre de prophétie autodestructrice, dans le monde des blockbusters est sans conteste le must have de toute bonne écriture. En produisant du doute, elle accroche le spectateur, et promet le dépassement de ce doute par une sorte de miracle rédempteur.
Revenons à Matrix. Le héros pop ne peut pas avoir l’arrogance de savoir qui il est – contrairement à Œdipe. Sur le toit d’un immeuble, après un sauvetage risqué, Morpheus croit vendre la mèche : « Elle t’a dit exactement ce que tu avais besoin d’entendre. » L’Oracle ne prédit pas, elle incite. Mais ce qu’oublie de dire Morpheus est que la même « mama cosmique » incite plusieurs personnages, de façon à ce que leurs prophéties autoréalisatrices se rendent possibles et deviennent dépendantes les unes des autres. Morpheus lui-même ne s’est sacrifié que parce que l’Oracle lui avait dit qu’il trouverait l’élu. En amont, l’Oracle a donc installé un piège pour obliger Néo à tester ses pouvoirs grandeur nature. En aval, une autre prophétie force l’accomplissement du destin de Néo. Trinity, qui avait reçu l’oracle selon lequel elle tomberait amoureuse de l’élu, maintient Néo connecté le plus longtemps possible de façon à ce qu’il puisse atteindre la pleine puissance en détruisant l’agent Smith. Morpheus appâte donc Néo, qui lui-même est maintenu en vie par Trinity. Voilà comment on produit un messie.
Le problème du vrai et du faux, du rêve et de la réalité, est soudain aboli pour être remplacé par celui de la genèse d’une certitude qui va des « couilles jusqu’aux os », comme le dit l’Oracle en mettant ses cookies au four. Cette certitude est l’amour. Et l’amour compte plus que la vérité – pour vous empêcher de rire en lisant ça, repensez au lyrisme extatique et édifiant d’un Across the Universe des Beatles et de l’état dans lequel il peut vous mettre. À partir de la moitié de la deuxième partie du film jusqu’à la fin de la trilogie, il n’est plus question que de la confrontation entre l’amour d’un côté, qui produit une confiance irrationnelle des uns dans les autres (Néo), et de l’ancienne rationalité, insuffisante pour expliquer l’union des héros, voire nihiliste (l’agent Smith). La Matrice est comme le lieu initial d’une raison qui n’a pas encore découvert ses deux motifs secrets de fonctionnement : l’amour ou le nihilisme. Mais une fois cette Matrice scindée en ces deux options fondamentales, l’agent Smith comme Néo doivent la quitter. « Oublie toute notion de vrai et de faux », conseille Morpheus à Néo dans le couloir qui mène à l’Oracle. Et l’enfant bouddhiste et chauve insiste : « Il n’y a pas de cuillère […] ce n’est que toi. » Le réel est ce qu’on en croit. Là encore, je ne produis pas de la grande pop philosophie. Néo va devoir remplacer une version de la réalité par une autre.
« Individualisme ! Narcissisme ! Nihilisme !… » Les démons du postmodernisme ressuscitent-ils avec Matrix après avoir ravagé culturellement les années 1980 ? Pas du tout en fait, puisque la croyance de Néo en lui-même est constamment conditionnée à celle des autres en lui. La foi de Néo est le produit de la rencontre des croyances de toute une communauté. Dans le langage de Richard Rorty que Cornel West ne renierait probablement pas, on pourrait dire que Néo abandonne une vision du monde objective pour un sens de la vie fondé sur la solidarité. Plutôt que de se lancer dans la recherche de la vérité, on se lance dans l’amélioration de la vie commune. Les pragmatistes ne définissent pas la vérité par une correspondance du discours au réel, « ils considèrent la vérité, conformément à la formule de James, comme ce qu’il est avantageux pour nous de croirenote ». Ainsi, le vrai dépend de l’extension de ce « nous ». Dans le projet de dire la vérité, on ne trouve donc que le « désir d’une entente intersubjective aussi étendue que possible, du désir d’étendre la référence du “nous” aussi loin que nous pouvons ». Par conséquent, tout l’enjeu est de dépasser la limite initiale de la rationalité.
« La compréhension n’est pas requise pour la coopération » est l’une des seules répliques de Cornel West dans Matrix Reloaded. Mais elle résume tout, et est également disponible sur t-shirt… Le démocrate pragmatiste afro-américain qu’est Cornel West défend l’idée que la coopération doit s’étendre à d’autres sphères que celles que notre rationalité occidentale prédéfinie, sous peine d’éliminer une partie de l’humanité qui serait jugée a priori irrationnelle et incompréhensible. Comme pour illustrer ce principe, la suite de la trilogie multiplie les situations de croyances croisées. Link prend le pendentif porte-bonheur de sa femme, non parce qu’il y croit, mais parce qu’elle y croit. Niobe prête son vaisseau à Morpheus, non parce qu’elle croit au messie qu’est Néo, mais parce qu’elle a confiance en l’être humain qu’est Néo. Morpheus rongé par le nihilisme de l’agent Smith a beau avoir « abandonné son rêve » dès le deuxième épisode, il continue tout de même de soutenir l’initiative de Néo, etc.
Le choix entre croire à une réalité déterminée ou prendre confiance est le seul vrai choix. Trinity le formule dès le début du film, au moment où Néo hésite à suivre les pirates. Elle lui montre la rue et lui dit qu’il n’a que deux choix : soit il s’échappe, mais il sait dans ce cas ce qui l’attend, soit il reste avec elle au nom de la confiance qu’elle lui inspire. Trinity dans la voiture lui offre le choix entre ces deux conceptions du monde : soit la réalité est définie objectivement (et on sait alors ce qui se passera), soit elle est définie par la confiance que les hommes lui prêtent et se prêtent.
Au fond, les prédictions de l’oracle sont-elles si merveilleusement pointues et précises ? Non. Elle a seulement envisagé qu’un type doué devrait se donner un peu de mal pour sortir ce qu’il a dans le ventre, de préférence en sauvant un de ses amis, et par la même occasion sans doute être aidé par un autre. La seule foi dont il s’agit dans le film est finalement celle que l’on place en l’amour. Loin des constructions conceptuelles compliquées des auteurs de Matrix. Machine philosophique, il suffit d’écouter Cornel West et Ben Wilber commenter la suite de la trilogie pour comprendre que le message de Matrix est parfaitement digeste et clair pour la plupart des spectateurs. De sa voix de baryton, Cornel West lance des « hm love… », « love again… » ou des « this is love… ». Un enfant apparaît, Néo tient la main de Trinity, une merveilleuse femme passe devant la caméra et West y voit le vrai message de toute l’histoire de Matrix. Tout y est question d’amour – c’est-à-dire de dépassement de l’individualité dans une unité transcendante pour Wilber… ce qui revient au même. En suivant ces commentaires sur DVD, une occasion est donnée aux exégètes français de (formulons l’alternative sur un mode très matrixien) : soit constater le caractère totalement superficiel du commentaire philosophique américain, soit accepter que le film trouve une lecture simple et harmonieuse. Love, love (explosion de robots, de high kick et de Double Eagle volants), love.
Harry Potter reconduit le même programme narratif que Matrix. Si l’on avait à le graver sur l’écorce d’un bouleau, ça donnerait quelque chose comme : prophétie autodestructrice + interdépendance des croyances = amour. Si l’on prend le temps de faire une phrase plutôt qu’une équation, on peut dire que le héros est d’abord mis dans une position d’instabilité, qu’il se trouve ensuite obligé de se reposer sur les autres (coopérer sans comprendre), pour finalement faire triompher une forme d’engagement transcendant toute rationalité qu’on peut appeler de façon assez consensuelle l’« amour ».
On peut faire résonner de façon parfaitement décomplexée le refrain du All you need is Love des Beatles pour analyser la saga de J. K. Rowling. L’amour y est en effet présenté comme la « plus puissante des magies ». Car il est précisément ce qui permet à Harry Potter de triompher de Voldemort. Il est ce petit plus que Voldemort ignore et que la prophétie complète de Sibylle Trewlaney annonce comme décisif : « Le Seigneur des Ténèbres le marquera comme son égal, mais il aura un pouvoir que le Seigneur des Ténèbres ignore. » (Vous avez remarqué que je cite en entier les noms des personnages, et vous avez raison : vous venez d’entrer dans le passage hardcore fan d’analyse d’Harry Potter.)
Le plus malin dans l’écriture de la saga a été de ne faire apparaître la cause initiale de la survie d’Harry Potter (i. e. l’amour) qu’au dernier tome de ses aventures. L’origine de tout est dévoilée quand tombe le rideau de fin. Le monde des sorciers est en effet si aveugle à l’amour qu’il n’a pu le comprendre qu’au dernier moment et, tout au plus, en attendant, lui donner un nom sans en sentir la force. Si l’auteure avait raconté les aventures d’Harry de façon parfaitement chronologique, on aurait su dès le début que Harry ne risquait rien lors de ses quatre affrontements avec Voldemort. Mais renvoyer à si loin la révélation finale de la survie d’Harry Potter comporte également un risque. Car cela oblige le fan moyen à produire une synthèse érudite qui affadit paradoxalement le récit par la redéfinition de la magie qu’elle engage. Harry Potter est un récit de sortie du monde de l’enfance, de sortie de la magie. Comprendre la saga revient à accepter le pouvoir de l’amour et à se débarrasser du bouquin pour se jeter dans les bras de ses parents, ou tout autre ami roux qui fait mal de la magie. Je vous offre ici une occasion facile de briller auprès des fans, au moment du revival d’Harry Potter en 2020 ou de chaque nouvelle rediffusion de l’un des épisodes auprès de votre petit-neveu.
Demandez d’abord : « Pourquoi Harry ne meurt-il pas lorsqu’il est frappé par l’Avada Kedavra de Voldemort lors de son troisième véritable affrontement ? » La réponse qui risque de vous être faite est que Voldemort à ce moment-là tue seulement la partie de son âme qu’il avait accidentellement implantée en Harry (ce qu’on appelle Horcruxe en langage de sorcier – la consonance française du nom fait beaucoup pour évoquer l’aspect magique et maléfique du sort…). Harry Potter reste un grand héros, qui a échappé de peu à la mort. Mais il est courageux, il est malin, il fait d’abord le mort, puis il saute sur Voldemort au dernier moment et tue finalement le mage noir. Ainsi se clôt l’histoire d’Harry Potter, le plus grand sorcier de tous les temps. Or cette interprétation de la fin est fausse, de bout en bout.
La question qui devrait hanter le spectateur du dernier épisode est celle-ci : pourquoi Voldemort au moment de tuer Harry détruirait-il la partie Horcruxe d’Harry en laissant sauf le reste de l’âme d’Harry ? Pourquoi Voldemort serait-il soudain assez maladroit pour détruire uniquement la partie d’Harry Potter qu’il ne devait pas tuer ? Et finalement, pourquoi Harry Potter arrive-t-il à tuer Voldemort avec un simple Expelliarmus ?… Il est difficile pour moi de ne pas rentabiliser les heures passées sur les forums et de ne pas répondre à cette question. Comme l’explication qu’on doit fournir oblige de parcourir les derniers tomes de la saga, vous pourrez facilement faire monter le suspense au fur et à mesure que vous éliminerez les mauvaises réponses et ranimerez quelques souvenirs émus… Alors pourquoi ? Pourquoi Harry Potter peut-il survivre à l’Avada Kedavra de Voldemort dans la Forêt Interdite ?
– S’agit-il de la Pierre de Résurrection qui confère à Harry le pouvoir d’immortalité ? Non, tout simplement parce que cette pierre n’a pas ce pouvoir. Elle ne sert qu’à faire réapparaître l’esprit des morts, comme le suggère le conte des Reliques de la Mort que Harry découvre dans le dernier tome. Qui plus est, Harry la laisse tomber par terre parce qu’il est prêt à mourir. Sa résignation face à la mort est la preuve de sa sagesse, et l’une des vertus que J. K. Rowling fait défendre par son héros (l’autre étant l’amour). Harry est persuadé qu’il doit se sacrifier pour précipiter la fin de Voldemort, il s’offre donc à Voldemort, en pensant qu’il le forcera ainsi à détruire l’un des derniers Horcruxes (à la limite, Voldemort aurait pu tuer Harry tout en conservant sa petite cicatrice sur un dernier bout de peau pour sauvegarder l’Horcruxe… mais cette hypothèse est sujette à polémique entre les fans).
– S’agit-il de ces trois Reliques de la Mort dont Harry se fait le possesseur accidentel ? C’est une des grandes ambiguïtés du livre. Harry est effectivement dès le début possesseur de la cape d’invisibilité, artefact apparemment le plus anodin mais également le moins maléfique (le seul qu’il conservera, en souvenir de son père). Il est le possesseur de la Pierre de Résurrection suite au règlement de l’héritage de Dumbledore. Et parce qu’il désarme Draco Malefoy qui avait lui-même désarmé Dumbledore, il est le propriétaire légitime de la Baguette de Sureau, avant même que Voldemort ne le sache. Harry pourrait donc être le plus grand sorcier de tous les temps car, en possédant ces trois artefacts, il devient, d’après la légende des Trois Reliques, le Maître de la Mort. Mais accepter cette hypothèse reviendrait à jeter le trouble sur le sens explicite que J. K. Rowling prétend avoir inscrit dans la saga : Harry et un héros qui aime les autres et n’a pas peur de la mort. Il n’est donc pas anodin que Harry ne soit le propriétaire des Reliques de la Mort que malgré lui. Il ne cherchait pas les Reliques de la Mort, et n’était aucunement fasciné par leurs pouvoirs, contrairement à Dumbledore, son mentor imparfait. En mettant toutes les cartes possibles dans le jeu d’Harry Potter, J. K. Rowling a ainsi voulu montrer que Harry refuse délibérément d’utiliser cet incommensurable pouvoir.
La réponse finale à notre question est compliquée à établir parce que le livre brouille volontairement les pistes du moindre sorcier-enquêteur. Voldemort a lancé cinq Avada Kedavra contre Harry Potter sans jamais vraiment comprendre la protection constante dont bénéficiait Harry. Voldemort n’est pas idiot (du moins, ce n’est pas ainsi qu’il est caractérisé) mais à chaque Avada Kedavra qu’il lance, une nouvelle loi magique inconnue interfère avec son sort et rend plus obscure encore la protection dont bénéficie Harry.
La première fois que Harry est avada kedavrisé, il n’est qu’un enfant, et se trouve protégé du sort par le sacrifice de sa mère, ce que Voldemort comprend seulement en partie, car il estime mal les conséquences de ce sacrifice. Quant au lecteur, il n’est averti qu’à la fin de la force de cette protection.
La deuxième fois, Harry est sauvé par le Priori Incantum, phénomène rare qui se produit quand deux sorciers possèdent un élément commun dans la constitution de leur baguette magique – ici en l’occurrence une plume du Phénix Fumseck. Voldemort mettra longtemps à comprendre ce phénomène.
La troisième fois (et c’est l’explication la plus acrobatique), la baguette d’Harry Potter lance elle-même un sort sur Voldemort parce qu’elle se souvient de sa magie et régurgite contre lui une partie de sa puissance (là, le lecteur, comme Harry, comme Voldemort n’y comprend rien).
La quatrième fois, le spectateur s’imagine que Harry ne pourra pas survivre, et qu’il tombera raide mort au milieu de la Forêt Interdite. Voldemort agite la Baguette de Sureau et lance de nouveau son Avada Kedavra. Mais, cette fois-ci, il est confronté à la véritable immunité d’Harry Potter : lors de sa première rencontre, en voulant tuer Harry Potter, Voldemort a permis à la mère d’Harry de lancer un sort de protection sur son fils (le sort s’est par la suite ravivé lorsque Voldemort a ressuscité en utilisant le sang d’Harry). Ce sort repose tout entier sur un sacrifice par amour.
Le dernier et cinquième affrontement contre Harry Potter est donc fatalement défavorable à Voldemort. Le sorcier le plus maléfique de tous les temps ne peut pas tuer Harry – rappelons par ailleurs que Harry lui-même ne peut pas tuer Voldemort puisque son sang coule dans les veines de Voldemort. Voldemort n’est donc pas assassiné par Harry, mais par sa propre baguette qui en réalité est la propriété d’Harry. Celle-ci retourne contre Voldemort son propre sort, ce qui évite à Harry d’avoir les mains sales, et d’avoir perpétué la tradition de meurtres et de violences inhérente au monde des magiciens. Par ailleurs, Harry Potter, qui est assez sympa pour n’envoyer que des Expelliarmus (sort qui désarme son adversaire) depuis le début de la saga, n’a jamais voulu tuer Voldemort.
Seule la projection mentale de Dumbledore par Harry Potter – et par conséquent Harry Potter lui-même – parvient à deviner, lors d’un dialogue intérieur à la gare de King’s Cross, que Harry Potter était continuellement et depuis le début protégé par le sacrifice de sa mère. Cet enchantement que Lily Potter octroie à son fils en échange de son sacrifice est d’ailleurs décuplé par la tentative d’appropriation du sang d’Harry par Voldemort lors de sa résurrection ; comme si l’amour s’intensifiait dès qu’on menace son objet même. Harry et Voldemort sont liés par le charme de l’amour. Le premier qui voudra détruire l’autre mourra. Ce n’est donc pas une magie ordinaire qui sauve Harry Potter. Toute cette magie traditionnelle de sorts et de baguettes magiques n’est rien. Seule compte la magie de l’amour qui est si mystérieuse pour un sorcier mais parfaitement banale pour un Moldu ou un simple mortel. Que Voldemort ne puisse pas comprendre l’amour (et que Dumbledore mette tant de temps à le découvrir) montre bien la dialectique qui conduit le récit d’une magie des sorciers à une magie humaine, au final plus puissante. Toute l’ambiguïté consiste évidemment à encore appeler magie cette sortie de la magie…
Mais l’intention de J. K. Rowling est claire. Elle oriente paradoxalement tout le récit d’Harry Potter vers la disparition de la « magie » au sens traditionnel, comme l’analyse Isabelle Cani dans Harry Potter ou l’anti-Peter Pan. Au fil du récit, cette magie s’autodétruit aussi bien diégétiquement – puisque Harry ne cessera de détruire des artefacts magiques (jusqu’à la Baguette de Sureau, elle-même) – qu’esthétiquement puisque le film fait place à des ambiances de plus en plus sombres et de moins en moins enchanteresses. La magie est donc tout sauf une sorte de superpouvoir. Et ceux des fans qui ont été déçus par la fin lorsque Harry détruit la très puissante Baguette de Sureau (dans le film), ou enterre ladite baguette avec Dumbledore (dans le livre) n’ont pas nécessairement compris le sens de la saga. La fin du récit insiste pourtant lourdement : la seule « magie » valable est l’amour. Les personnages n’agissent en dernier ressort qu’au nom d’alliances politiques et stratégiques, par amour ou par haine. Le retour à la vie normale d’Harry Potter contribue à clore symboliquement le récit. Harry n’est plus qu’un papa normal qui a une petite famille très normale, et qui envoie sa fille à l’école comme Harry lui-même dans une sorte de banalité absolue (effet nuancé par le film qui suit la jeune fille dans le train et fait rêver le spectateur à la magie qu’elle découvrira elle aussi bientôt à Poudlard – comme si le film tentait d’amortir la déception du spectateur).
Quant à la magie des sorciers, dont il est question pendant tout le livre et qui enchante les jeunes lecteurs comme les adultes, son véritable ressort est mis au jour progressivement. La magie ne fonctionne que dans la mesure où on y croit. Il y a des bénéfices à de telles prophéties autoréalisatrices. Harry apprend de cette façon à jeter un Patronus dans l’épisode du Prisonnier d’Azkaban. Il se trouve d’abord protégé par un Patronus en forme de cerf qu’il attribue à son père et, par la suite, prend assez confiance en lui pour se jeter à lui-même (par le charme d’un retour dans le temps) un Patronus en forme de cerf.
Mais ce mode performatif ou autoprophétique de la magie est globalement jugé dangereux. La magie est le fruit d’une croyance qui finit toujours par réaliser nos plus grands souhaits en même temps que nos plus grandes craintes. L’illustration parfaite de cette fatalité de la mise en œuvre s’observe dans les deux rencontres d’Harry avec l’épouvantard que Rémus Lupin lui fait affronter dans le Prisonnier d’Azkaban : cette créature se change en ce que l’adversaire craint le plus. Ce dont il faut se débarrasser est donc la prophétie autoréalisatrice elle-même. Harry devra apprendre à séculariser ses craintes, à retrouver les motifs humains des agissements des hommes, plutôt qu’en rapporter les causes à un arrière-monde obscur et romantique.
La saga Harry Potter (une des plus longues et des plus cohérentes en son genre) fait donc varier tous les sens du mot prophétie comme s’il s’agissait d’un quizz pour devenir scénariste de blockbuster. Chaque fois, les formes de prophéties autoréalisatrices y sont critiquées et abandonnées. Par exemple, le média principal du monde des sorciers s’appelle le Daily Prophet, parce qu’il propose très directement de fausses nouvelles pour ternir la réputation d’Harry Potter et précipiter sa fin. On peut dire sans exagérer que les médias sont conçus comme des accélérateurs de prophéties autoréalisatrices. Le Chicaneur (The Quibbler), l’autre journal connu – sorte de journal d’opposition – en prétendant révéler des vérités cachées semble ne servir qu’à appuyer la croyance en des créatures fantaisistes (en offrant par exemple des lunettes gratuites qui révèlent la présence de créatures invisibles).
Mais la plus grande catastrophe autoprophétique de la saga reste l’attaque d’Harry Potter. Voldemort s’en prend à Harry parce qu’il entend une prophétie qui annonce que Harry Potter sera le seul à pouvoir le tuer (en réalité, Nelville Londubat était un candidat possible, mais, par rancune envers les Sang-Mêlés, Voldemort commence par les Potter). Harry n’est jamais qu’un enfant, et, en soi, il est effectivement inoffensif et faible. Mais c’est la tentative de tuer Harry Potter qui va très ironiquement immuniser Harry contre les pouvoirs de Voldemort, et finir par précipiter sa fin. La prophétie de Sibylle Trelawney est d’abord soupçonnée d’être fantaisiste, en raison même de la personnalité de son auteur qui par ailleurs ne prédit jamais clairement quoi que ce soit. Mais Dumbledore (le gentil sorcier barbu) la croit. Et il valide par là la véracité de sa croyance. Voldemort et Dumbledore sont donc tous deux responsables de la mise en œuvre de la prophétie, tout assoiffés qu’ils sont de magie, de drames et de prophéties. À ce stade, dès qu’on apprend la prophétie en question, à partir du tome cinq, on croit comme Harry qu’elle est parfaitement autoréalisatrice, et que lui ou Voldemort devront s’affronter et tuer l’autre.
Mais, passé un certain temps, la prophétie déjà partiellement autoréalisée est reprise en charge au nom du plus cynique des calculs. Dumbledore sait que, contrairement à ce qu’annonçait la prophétie de Sibylle Trewlaney, Harry et Voldemort ne peuvent pas se tuer l’un l’autre. À ce stade, la prophétie est en réalité autodestructrice. On pourrait laisser Harry et Voldemort d’un côté, dans deux chambres séparées et leur apporter du thé pour le restant de leurs vies, sans qu’ils aient besoin de se tuer, puisque même s’ils le voulaient, ils ne le pourraient pas. C’est donc l’interprétation forcée de la prophétie leur faisant croire à un affrontement nécessaire qui provoquera la perte de Voldemort. Dumbledore retransforme la prophétie en une prophétie autoréalisatrice. Il aurait pu remettre un peu de raison dans tout cela. Mais, au contraire, comme Voldemort croit que Harry est celui qui doit l’affronter, le gentil sorcier adopte soudain le réalisme froid d’un diplomate : Dumbledore doit faire croire à Harry qu’il devra être sacrifié afin que Voldemort détruise ainsi la dernière partie d’Horcruxe qui le rend immortel. L’amour et la protection que Dumbledore a prodigués à Harry pendant les six premiers tomes de l’aventure peuvent alors apparaître comme une pure et simple manœuvre afin de le « conduire à l’abattoir ». Même Severus Rogue, pourtant le plus insensible des personnages, s’en émeut.
Finalement, Harry est totalement démoralisé, il ne change plus ses vêtements, ne s’habille plus qu’en sweat à capuche, et accepte de se sacrifier au nom de la confiance qu’il a placée en Dumbledore. Ce dernier a beau avouer plus tard à Harry qu’il l’a poussé au sacrifice parce qu’il avait eu l’intuition que le sort de Lily Potter protégerait encore son fils, on ne peut s’empêcher de penser que Harry s’est fait manipuler de bout en bout. Si Harry recroisait Dumbledore dans un de ses rêves comateux, il serait plus qu’autorisé à le pousser sous les roues du train, et le repousser du pied s’il tentait de remonter sur la voie au moment de l’arrivée du wagon de tête. Bref, le lecteur lui-même en a marre des prophéties autoréalisatrices (et pas uniquement parce que j’ai répété le mot une centaine de fois depuis le début de ce chapitre).
Les différentes paroles prophétiques sont progressivement critiquées, réinterprétées, pour être finalement abandonnées, ou tout au moins purifiées par le motif de l’amour. La prophétie reste un pivot du récit mais, à la différence de Néo, Harry ne devient pas un messie. On peut opposer Matrix et Harry Potter, tant l’un et l’autre adoptent des positions contraires quant à la puissance et à la légitimité d’une parole non rationnelle. Néo et Harry ont beau expérimenter les effets d’une prophétie autodestructrice, l’un et l’autre ont beau recomposer une communauté, les chemins de Néo et Harry diffèrent parce que l’un pense que l’amour ouvre une voie vers une forme de transcendance (Néo), tandis que l’autre ne parle d’amour que pour dissoudre ou déconstruire les autres grands mythes transcendants, magiques et autoprophétiques (Harry Potter). Pour Harry, l’amour est banal, et le banal, c’est beau. Dans l’univers de Matrix, au contraire, on s’élance vers un autre monde et vers une ligne entière de vaisseaux ennemis en son nom et, en son nom, on espère un jour faire ami ami avec des programmes informatiques multiculturels et multiconfessionnels pour élargir la communauté humaine d’origine. On fait des orgies souterraines au nom de l’amour, on voit la chose en soi s’illuminer de palpitations lumineuses, et on négocie une paix nouvelle avec le dieu des machines.
Le programme politique d’Harry Potter est beaucoup plus humble : l’amour se suffit à lui-même. Il garantit une préservation de la communauté d’origine : papa, maman, Ron et Hermione (eux-mêmes futurs papa bis et maman bis). Que Harry se marie in fine avec la sœur de Ron n’est qu’une énième preuve du fait que l’amour ne conduit pas bien loin. Bien qu’il affronte des sortes de sorciers nazis eugénistes, Harry d’ailleurs ne fait pas de grand discours. Il ne se bat pas pour faire reconnaître la mixité entre sorciers et Moldus (les non-sorciers) comme une vertu à développer en soi. Il saisit seulement que cette diversité est intrinsèque, et que c’est déjà bien comme ça.
En rapprochant des récits aussi différents que Le Seigneur des anneaux, Bilbo le Hobbit, Star Wars ou Harry Potter, on peut voir se dégager nettement un point commun entre ces histoires : le héros est défini par sa faiblesse (une faiblesse relative, certes, par comparaison avec les forces antagonistes qu’il affronte). Et même s’il leur est offert de devenir puissants, tous ces héros refusent le pouvoir au moment où ils pourraient le réclamer.
Frodon, on se souvient, doit détruire l’artefact qui représente le pouvoir ultime. Quant à Bilbo, il est très clairement désigné par Gandalf (et le film ajoute une scène spéciale à cette fin) comme l’élément clé de l’aventure. Lors d’une scène qui n’est pas tirée du livre, le sorcier gris annonce de toute sa sagesse que ce sont les petites causes qui produisent les grands effets. Est ainsi résumée la clé des intrigues de Tolkien portées à l’écran. Quant à Luke Skywalker, malgré tout ce qu’il peut faire de cool avec ses mains ou son sabre laser, il reste plus faible que Palpatine et Darth Vader. Au dernier moment, il abandonne sciemment le combat, et c’est alors son refus d’explorer le côté obscur en compagnie du charmant Darth Sidious, qui déclenche l’ultime mouvement d’amour de son père et provoque le lancer du mentor maléfique dans le puits de l’Étoile noire comme un vieux sac de linge sale.
L’important est là : la faiblesse de ces héros constitue leur force paradoxale, c’est-à-dire leur capacité à fédérer autour d’eux une communauté nouvelle. On oppose donc dans ces récits une force brute, technique ou magique, à une force politique supérieure. Si je me laissais aller à une petite analyse métafilmique gratuite, je serais même tenté de dire qu’on oppose au fond la puissance technique du cinéma à la capacité des spectateurs venus en masse adhérer au film projeté. Quoi qu’il advienne de mes tentatives de devenir moi aussi un philosophe mystérieux et visionnaire, ici le récit est clair : ma magie, la puissance, ou la Force (aussi cosmique soit-elle) ne suffisent pas. Il faut savoir s’organiser, même si ça finit par des chansons autour d’un feu de camp et des exclusions iniques comme dans une mauvaise saison de Koh-Lanta.
Il faut avouer que les motifs d’association sont très disparates, et parfois même contradictoires. L’Alliance rebelle qui se forme autour de Skywalker fait apparaître des motifs d’ordre aristocratique et génétique (Luke est le fils de son père, lui-même très puissant), simplement militaire ou stratégique (Luke ne faillit pas à la tâche, et il peut s’approcher de personnes indispensables pour détruire l’Empire), ou plus philosophique (il veut défendre la liberté et le droit à l’autodétermination de chaque planète dans le cosmos – y compris pour les Ewoks). Même chose pour la fameuse communauté de l’Anneau qui entoure Frodon, ou pour l’Ordre du Phénix qui protège Harry Potter. Le message semble au premier abord politique : on ne peut faire confiance qu’à celui qui ne désire pas le pouvoir pour lui-même. Mise à l’épreuve des faits, pourtant, une telle communauté se déchirerait très vite. À l’image de Boromir du Seigneur des anneaux, chacun se jetterait à la moindre occasion sur le faible héros pour lui dérober son pouvoir et le supplanter.
Plus que d’attirer sur lui la pitié des autres et éveiller les autres au pouvoir mystérieux de l’amour en entamant des strip-teases lubriques, le héros doit convaincre et persuader les membres de sa communauté d’être comme lui. Il doit être exemplaire.
Mais notre raisonnement est circulaire : le héros doit montrer son pouvoir pour convaincre les foules, mais son véritable pouvoir est justement de convaincre les foules. Comment faire, comment construire sa propre communauté héroïque ? Évidemment pas comme on choisirait ses amis en début d’une balle au prisonnier. Il ne s’agit plus non plus de se contenter d’attendre que ceux qui entendent cette prophétie finissent par voir un signe qui les convaincra. Il faut faire croire en soi, ou à cette prophétie. On a vu que les récits pop commençaient par un « croire à » (à une prophétie, ou une histoire légendaire), se consolidant par un « croire en » (donner sa confiance à ses camarades de lutte), il ne nous reste qu’à examiner les modalités du « faire croire ». Pour briser le cercle logique évoqué, la plupart des solutions narratives font en général intervenir une nouvelle qualité du héros – à l’exception d’une seule, particulièrement raffinée.
On pourrait faire cinq propositions différentes (souffrance, courage, esquisse d’un pouvoir, malentendu, ou boucle temporelle) regroupées en deux catégories. Soit (1) le héros (ou du moins celui qui le devient tel à la fin du récit) possède une qualité réelle pour fédérer les foules, soit (2) le héros agit comme un miroir pour les croyances des autres en lui et révèle ce faisant une puissance politique contenue ailleurs qu’en lui-même. Si vous choisissez le récit (1) alors le héros était originellement unique, et marqué comme tel. Mais si vous choisissez le récit (2) alors tout le monde pourrait devenir un héros. Il me semble que le récit de type (2) triomphe en ce moment, et aussi que ce récit (2) est infiniment plus long et puissant en bouche.
1. La tradition ouverte par Le Seigneur des anneaux insiste sur la faiblesse, la souffrance et l’abnégation christique dudit héros. Frodon n’a pas d’ego. Et même s’il formait le projet fou d’impressionner les membres übersexuels de sa communauté avec le pouvoir de l’anneau, il ne parviendrait qu’à devenir invisible, tour que la petite-nièce de Gandalf réaliserait aussi bien que lui avec n’importe quels résidus de potion magique. Le jeune Hobbit est malgré tout offert en modèle, tel un mini-Jésus à pieds poilus. Il se donne à fond, sue et ne rechigne pas à fouler pieds nus les terres volcaniques du Mordor. Il est même prêt à se ridiculiser en entretenant une relation hystérico-sadique avec son compagnon Sam, telle une diva de la pop maltraitant le personnel de l’hôtel qui l’accueille. Et, par-dessous tout, il se laisse corrompre par le Mal pour aller au bout de sa mission. L’image doloriste du héros est si marquante que d’autres auteurs de fantasy enfantine revendiqueront après Tolkien cette affiliation chrétiennenote.
2. Une deuxième solution est d’insister sur le véritable miracle que représente le courage du héros. La version cinématographique de Bilbo intègre tout spécialement un gobelin blanc, terrifiant comme un requin blanc qui pourrait se déplacer hors de l’eau et courir derrière vous avec une tronçonneuse. Azog, donc, est cruel et prend des poses inoubliables au clair de Lune, mais il sert avant tout à donner une occasion au Hobbit de s’illustrer, car le gobelin n’était pas présent dans le récit original. Au moment où tout est perdu, le petit Bilbo lui fait face et sauve Thorin, le roi des Nains, au péril de sa vie. Le courage des plus modestes est ainsi régulièrement invoqué pour remonter le moral des plus puissants. Le moins qu’on puisse dire est que cette acrobatie relève d’un certain type de récit, très classique. Elle est croquante comme une bonne baguette tradition, mais pas particulièrement décoiffante.
3. Une solution plus moderne mais déjà classique est de prêter au héros un vrai pouvoir, mais qui n’est qu’en germe ou en cours d’apprentissage. Il n’est pas encore bien maîtrisé ; le pouvoir du héros n’atteindra sa pleine puissance que lorsque d’autres croiront en lui et aussi, naturellement, lorsqu’il aura appris à se maîtriser lui-même. Un échantillon de pouvoir suffira à convaincre autrui. Exemple : un taux de midichloriens très élevé, parler en fourchelangue de la preuve ontologique de Dieu avec serpent au beau milieu d’un vivarium, etc. Un petit miracle, en somme. C’est le cas de Néo, qui se révèle doué, mais auquel il reste encore quelques logiciels à télécharger dans sa mémoire avant de se changer en messie. C’est également le cas de Jack Frost que j’ai évoqué plus haut, qui peut verglacer et refroidir le fond de l’air, mais pas suffisamment pour figer sur place le rictus démoniaque de Pitch, le croquemitaine. Dans cette version, le récit se clôt inévitablement par un réenchantement du monde. Le héros saute et vole partout, et finit par déployer son véritable pouvoir, au lieu de l’abandonner en haut d’un volcan.
4. Mais voici maintenant un autre schéma, plus rusé : l’héroïsme naît d’un malentendu initial. Dans cette version du monde fictif, il n’y a aucun héros en soi, ni par ascendance ni par vertu. Malgré lui, un personnage se trouve plongé dans une position où ceux qui l’entourent croient qu’il est un héros. La situation permettra alors de révéler sa vraie nature, nature dont on ne pourra jamais soupçonner si elle était préexistante ou nouvellement instituée par la prophétie.
C’est en partie le cas de Néo, puisque Morpheus l’attend avec une destinée clés en main et une pilule à avaler. En empruntant à la dialectique des jeux vidéo, et en en commercialisant trois différentes versions (Enter the Matrix, The Matrix Online, et The Matrix : Path of Neo), Matrix suggérait déjà que la position du héros pouvait être incarnée par n’importe qui. Mais l’idée a été encore plus consciemment exploitée par James Cameron, qui a fait de Jake Sully d’Avatar le héros accidentel le plus vendeur de tous les temps. Avatar est pour l’instant le plus gros blockbuster existant (on aurait pu y consacrer toute notre étude, mais, le filtre bleu-piscine du film suffirait à rendre aveugle plus d’un exégète chevronné). Il comporte sa petite prophétie, car Jake est très vite reconnu par Eywa, l’esprit de la planète Pandora. De petites méduses flottantes (en fait : l’Esprit du Monde, Eywa) se posent sur Jake alors qu’il vient de tuer à coups de bâton quelques animaux tout à fait légitimes à exercer leur droit de manger de la chair fraîche. À peine arrivé sur Pandora, Jake devient pour les Naa’vi le messie qu’il faudra sauver et aider le cas échéant, quitte à détruire toutes les valeurs de pacifisme et de neutralité qu’avait jusque-là révérées la culture Naa’vi.
L’intérêt du film réside et s’épuise dans son prologue, car il endosse explicitement le mode le plus rusé du « faire croire ». On l’oublie très vite, peut-être à cause du nombre de nuances de bleu qu’on est amené à admirer par la suite, mais la voix off de Sully explique qu’il n’est que le remplaçant de son frère brillantissime, pour qui l’avatar avait initialement été fabriqué. Jake Sully, frère jumeau du héros attitré, n’est donc lui-même qu’un avatar. Cette piste est si lourdement soulignée par le titre du film que l’on s’ennuie vite à la suivre, aussi vite qu’un Apache s’ennuierait à pister les traces d’un bulldozer au milieu d’une prairie. En arrivant sur le vaisseau, Jake essuie une première remarque de Grace Augustine, la scientifique qui encadre le projet. Au moment d’entrer dans son avatar, les mâchoires terribles de Sigourney Weaver articulent un « restez tranquille et ne pensez à rien, ça ne devrait pas être trop difficile pour vous ». Plus tard, Jake se fait de nouveau vanner, cette fois-ci par Eytiri, l’indigène Naa’vi qui lui sauve la vie. Elle ne manque pas de le qualifier plusieurs fois d’enfant stupide car il ne sait rien de Pandora et préfère tuer des chiens-reptiles pandoriens avec une torche plutôt que d’admirer les phosphorescences de la faune environnante. Son ignorance et son ingénuité sont encore évoquées pour convaincre le chef Naa’vi d’épargner Jake et de lui apprendre les coutumes Naa’vi. La chamane hésite car, dit-elle, on ne peut rien ajouter à une coupe qui est déjà pleine. On sent mille fois qu’elle a raison, n’importe quel petit dino volant jouerait mieux que Jake lui-même le rôle de Jake. Mais le marine avance fièrement et se vante : « Mon esprit est vide, croyez-moi. »
Voilà la force du héros selon James Cameron. Il est plus qu’ordinaire ou faible ou courageux, il est vide, capable d’habiter n’importe quelle situation que la moindre petite prophétie lui assigne.
Ce tour a une dimension comique. Et il est pour cette raison souvent employé dans les films d’animation des studios Pixar ou Dreamworks. Ces récits destinés au jeune public de salles obscures présentent de façon très explicite les ressorts habituels de l’écriture monomythique : monde ordinaire, apparition d’un mentor, appel de l’aventure, voyage intérieur, victoire et partage de l’élixir. Rappelons que les studios Disney ont très tôt été contaminés par ce mode d’écriture suite au mémo de Chris Vogler. Mais, en les présentant de façon aussi explicite, l’histoire peut également les parodier gentiment tout en les utilisant.
Shrek ne devient un héros que parce qu’il est supposé accomplir la tâche qu’un prince paresseux, Lord Farquaad, lui confie. Shrek est donc lui aussi un remplaçant à l’origine. Il doit aller chercher une princesse à la place d’un prince. Il a beau être mis dans la position du chevalier servant malgré lui, il finira tout de même par tomber amoureux de la princesse Fiona. Certes, les codes habituels du conte de fées sont détournés et renversés, mais certainement pas détruits. La malédiction n’est pas levée, et Shrek reste un ogre, mais, en échouant à remplir les conditions superficielles du conte de fées (être beau et infaillible), le couple Fiona-Shrek remplit les vraies conditions du conte de fées : s’aimer pour toute la vie et faire des enfants. Il s’agit encore de faire triompher la morale du conte de fées, qu’on pourrait résumer cyniquement à la course coûte que coûte à la reproduction hétérosexuelle en dépit même des barrières génétiques – car l’âne est invité, n’oublions pas, à s’accoupler et à se reproduire avec la dragonne.
5. Ultime solution : les faits d’armes du héros sont connus par prémonition grâce à toute la panoplie de machines à voyager dans le temps ou d’orages électriques mystérieux qu’a pu offrir la science-fiction. Le héros n’a plus qu’à pointer ces preuves du doigt pour convaincre ses camarades de lutte. Mais, à un niveau plus philosophique, cela revient à trancher la question de savoir s’il est dans un monde temporellement linéaire (un univers) ou s’il peut sauter d’une ligne temporelle à une autre (un plurivers). En termes d’effets spéciaux, cela revient à se demander de combien de vortex d’énergie lumineuse on va pouvoir être aveuglé. Et pour les protagonistes, ces problèmes philosophiques sont soudain génialement concrets. Chaque microdéviation par rapport aux événements prédits indique un profond bouleversement de la nature même du monde : les hommes seront doués d’une liberté métaphysique supérieure ou succomberont sous le poids d’une fatalité écrasante. La science-fiction a considérablement approfondi ces possibilités narratives et s’est par la suite fait piller par les tenants du monomythe. Le devenir du héros est donc immédiatement relié au devenir ontologique du monde. En regardant le crâne machinique du Terminator, vous voyez à la fois l’avenir de l’humanité et la possibilité d’y échapper. Même chose avec Kyle Reese mais en moins extraordinaire (Kyle Reese est le héros du premier épisode) : il pourrait être un héros, ou au contraire un de ces seconds rôles qui finissent mollement écrasés par une voiture et qu’on oublie aussitôt.
Pour faire simple, depuis qu’elle a déployé les implications narratives de la théorie quantique, la science-fiction propose souvent deux formes d’univers différents, avec une sorte de marécage incohérent mais distrayant au milieu. Soit l’univers est radicalement univoque (univers) : cet univers éliminera au fur et à mesure les aberrations temporelles, immédiatement, sans autre forme de procès – sans laisser par exemple le temps à Marty McFly de regarder disparaître sa main. Dans cet univers, tout ce qui n’a pas de cause suffisante et antécédente à son existence doit être supprimé. Sautez dans le temps, et tentez de séduire votre grand-mère (encore belle et attirante à cette époque), vous disparaîtrez à la seconde même où vous aurez détourné son attention du flirt originel avec votre grand-père qui a indirectement provoqué votre naissance. L’univers dans ce cas est une sorte de grand éradicateur de possibles, un Pacman impitoyable progressant par élimination constante des virtualités.
Ou bien l’univers est beaucoup plus conciliant avec vos désirs d’inceste temporel… Dans une autre version plus libérale de l’univers, tous les univers possibles peuvent coexister (c’est un plurivers), bien que leur nombre reste à déterminer. Car chaque saut dans le temps déclenche la création d’une nouvelle ligne temporelle et d’une nouvelle réalité. Quand on y pense bien, là non plus il ne devrait pas y avoir de main évanescente façon Retour vers le futur qui vous prévient du changement de la ligne temporelle originelle ; car vous n’êtes plus sur la même ligne temporelle. Pour cette même raison, vous pourrez faire ce que vous voulez avec votre grand-mère, car ce n’est plus votre grand-mère.
Mais les deux cas d’univers envisagés provoquent un problème nouveau. Ils rendent impossible un retour au temps et au monde originels, comme si, depuis Homère, le plus dur avait toujours été de revenir plutôt que de partir… Pour résumer, soit la ligne temporelle est détruite – ce scénario est souvent nommé « paradoxe du grand-père », et il porte l’empreinte du roman de René Barjavel de 1943, Le Voyageur imprudent –, soit chaque passage à une autre ligne temporelle nous éloigne davantage de l’originale.
Un motif nous intéresse tout particulièrement, celui de la boucle de causalité. Les nouvelles et romans qui ont utilisé ce motif sont nombreux. Le plus délirant de tous est à peu près sans conteste Vous les Zombies (1958) de Robert A. Heinlein, où le personnage principal, Jane, parvient à être à la fois son père, sa mère et sa propre fille, par la magie d’une triple boucle de causalité. Le plus célèbre est le roman d’Asimov La Fin de l’éternité (1955) duquel est inspiré le terme de « paradoxe de l’écrivain ». Cette solution de la boucle de causalité a imprégné les scénarios de Retour vers le futur, de Terminator, de L’Armée des douze singes ou de Lost (pour ne citer que les plus connus).
La boucle de causalité dont raffolent les scénaristes de science-fiction (mais qui s’est largement répandue au-delà et notamment dans les séries) est une tentative pour concilier plurivers et univers. Grâce à une boucle de causalité, vous pourrez apparemment voyager dans le temps sans risquer de multiplier les effets papillon, c’est-à-dire sans provoquer un chaos incroyable qui bouleverse tous vos liens de parenté, pourrit vos réunions de famille et détruit votre univers initial. Vous aurez enfin la possibilité de rentrer chez vous. C’est dans cette petite marge que beaucoup de récits définissent la liberté humaine.
Plutôt que de changer d’univers ou de le détruire, le héros sera celui qui maintient la cohésion du monde à venir. Cette liberté ressemble à celle du dieu de Descartes, qui maintient à chaque instant l’univers dans son existence, en n’en modifiant jamais les lois fondamentales bien qu’il puisse en changer les lois et la continuité comme il le souhaite. Imaginez. Un jour, un écrivain raté reçoit mystérieusement par la poste un ouvrage génial, accompagné d’une lettre qui lui intime l’ordre de le faire publier à son nom. L’ouvrage devient, comme espéré, un succès critique, change le cours de la littérature mondiale et explose les ventes. Bien plus tard, on annonce la création de la première machine à voyager dans le temps. Le sang de notre écrivain raté ne fait qu’un tour dans son cerveau superirrigué par le champagne et les cocktails : il sait qu’il doit s’envoyer à lui-même ce livre qu’il n’a jamais été capable d’écrire. Car il vient de le comprendre, ce livre ne pouvait en fait provenir que du futur !
On appelle cette boucle de causalité le « paradoxe de l’écrivain ». Pourquoi est-ce un paradoxe ? Parce que, dans ce monde ainsi mis en boucle, le livre n’a aucune cause réelle, aucun auteur. Il a été ajouté à ce monde-ci, mais sans jamais être écrit par qui que ce soit. Ontologiquement, ce livre est une aberration. Pour beaucoup d’ailleurs, la machine à voyager dans le temps ne pourrait exister que de cette façon. Partons du principe que, si elle est inventée un jour, on trouvera nécessairement à s’en servir. Un touriste aux goûts vestimentaires étranges débarquerait dans sa cabine temporelle et visiterait notre monde en trouvant tout délicieusement kitsch. On s’agacerait vite de sa condescendance et on le renverrait dans le futur. Mais, en revenant dans le passé, ce touriste aurait modifié les conditions mêmes de l’apparition de sa propre machine à voyager dans le temps et laissé des indices technologiques permettant la création de ladite machine. L’idée de machine à voyager dans le temps est donc une idée qui s’ensemence elle-même, une boucle de causalité ajoutée à notre monde. Si ces récits nous intéressent c’est aussi parce qu’ils défendent une idée finalement assez simple mais nouvelle pour nous, l’idée d’un progrès causal discontinu et d’une préexistence du futur.
Constater la profusion de prophéties autoréalisatrices n’est peut-être pas suffisant. Il me brûle d’essayer de l’expliquer – on ne se défait pas si facilement de l’envie de devenir un profond géologue des idées. Il est possible que ces prophéties ne soient pas seulement un héritage mythologique, ni l’incarnation d’un esprit américain versé dans le pragmatisme, ni l’influence des modes de narration issus de la science-fiction naissante. Mon hypothèse serait que ce syntagme narratif sert essentiellement à organiser un très grand nombre de récits. Passé un nombre incroyable d’histoires, d’arcs ou de saisons écrites par différents auteurs et sur plusieurs années, il faut tout de même offrir au spectateur ou au lecteur un sens simple, global, qu’on pourra savourer dans le train pendant les longs trajets. L’acrobatie d’une prophétie autoréalisatrice permet de réaliser cette impression d’unité. Le lecteur ou le spectateur pourra alors jeter un regard rétrospectif sur la quantité d’histoires qu’il a pu ingérer, et tirer un enseignement de son oisiveté contemplative.
Longtemps avant cette efflorescence de monomythes dans le cinéma, l’industrie pop de prédilection était celle des comics. Avant les Beatles, il y a eu Superman. On résume souvent la production graphique de ces bandes dessinées américaines à deux grandes maisons d’édition, deux géants : DC Comics (pour Detective Comics) et Marvel. Il en existe d’autres, souvent plus novatrices, mais moins connues dont Dark Horse, Image, Boom ou Wildstorm. Les plus gros éditeurs sont célèbres pour leurs personnages : Superman, Batman et Green Lantern sont des fils de DC, tandis que les X-Men, Thor, les Avengers, Spiderman ou Hulk sont nés chez Marvel. Je peux raisonnablement espérer que mon lectorat non geek ait croisé au moins une fois une de ces figures sur des affiches, à défaut de les avoir feuilletés au moins une fois dans une gare.
Alors que leurs franchises triomphent sur grand écran, on oublie parfois que l’industrie des comics a d’abord été florissante dans les années 1930 et 1940. Belle et riche époque que celle où chacun pouvait tenter sa chance en faisant travailler un sweatshop entier de dessinateurs et de scénaristesnote. Aucun artiste ne revendiquait encore de droits sur la création de ses personnages. Les héros pouvaient mourir et ressusciter de nombreuses fois au gré du succès qu’ils rencontraient, et parfois dans d’autres maisons d’édition. Les copies de Superman étaient nombreuses, et ceci pour une raison presque mécanique : l’homme de fer a élevé les pouvoirs des superhéros à un niveau quasi divin. Là où d’autres se contentaient de baguettes, de bombettes soporifiques ou d’anneaux magiques, en venant à l’existence, Superman a changé les règles de l’univers super-héroïque. Il devenait possible de raconter les aventures d’un héros invulnérable, ce qui n’est pas un mince paradoxe. Une nouvelle voie s’ouvre alors. Selon Grant Morrison, le personnage devient intéressant parce qu’à défaut de mourir, il pouvait se métamorphoser sans fin en empruntant de préférence des formes grotesques ou sexuellement ambiguës. Comme un élastique ou un chewing-gum, il ne peut pas être détruit mais change sans cesse d’apparence.
Malgré son ancienneté, Superman est vite concurrencé par Captain Marvel, de Fawcett Publications. Il est également confronté à son antithèse, un héros sombre et sans pouvoir, mortel, qui ne se contente pas de sauver les innocents mais venge aussi les victimes (avoir un être-pour-la-mort, ça rend méchant). Il crapahute sur les toits au lieu de léviter, il tombe plutôt qu’il ne s’envole et, surtout, il est facile à dessiner du moment qu’on consent à bien écraser la mine et à faire des petits yeux qui sortent de l’obscurité, j’ai nommé : Batman (aucun autre personnage n’a le charme simple de sa large silhouette sombre). Mais la production est si foisonnante qu’on constitue bientôt des généalogies pour suivre la progression des séries. Les costumes et les pouvoirs se transmettent de père en fils, et le lecteur a souvent besoin de se souvenir de quel Starman, de quel Sandman, ou de quel Flash il lit les aventures. Cette période de grande créativité (pas nécessairement de qualité) est nommée par les critiques l’« âge d’or ». En fait, il s’agit surtout de la période de trop-plein qui précède une sélection naturelle.
Les outrances d’un psychiatre versé dans l’analyse freudienne de la littérature jeunesse condamnent un temps les comics à ralentir leur production. En 1948, Fredric Wertham se lance dans une croisade contre les comics et force l’industrie à se restreindre elle-même par peur d’une véritable interdiction.
Pour capter de nouveau l’attention des lecteurs après l’adoption du « Comic Code », véritable comité de censure de la bande dessinée américaine, DC lance une dream team de héros. À défaut d’être subtile, l’idée est très profitable. Plus il y en a, mieux c’est. Les héros sont vendus par paquets comme des bonbons. La Justice League est née, composée entre autres de Superman, Batman, Wonder Woman (les « Big Three »), Martian Manhunter et Flash. Même si l’agencement collectif d’individus mythiques dénature leurs univers respectifs – le costume sombre de Batman paraît presque janséniste à côté de la petite culotte à paillettes de Wonder Woman –, en achetant la Justice League, vous avez de toute façon une aventure avec votre héros préféré dedans et une occasion de définir sa valeur plus objectivement par comparaison oblique avec les pouvoirs de ses camarades. Chaque héros possède par ailleurs sa propre série, son petit monde miroir, où tout est « bat » (la sombre Gotham City), « super » (la solaire Métropolis) ou « wonder » (l’île merveilleuse et mythique de Themyscira)note.
Marvel procède presque de la même façon. L’opposition classique entre DC et Marvel peut presque se résumer au tournant que connaissent les comics en 1960. Stan Lee et Kirby s’associent et proposent en 1961 la première aventure des Fantastic Four, avec la tâche explicite de concurrencer la Justice League. Ils font naître nos quatre héros dans le crash d’une navette spatiale à grand renfort d’exposition aux rayons cosmiques et de mutations horribles. Red Richards devient Mr Fantastic, Susan (ou Jane, dans sa version française) Richards devient Invisible Girl (bien que mariée, elle semble être irrémédiablement reléguée au statut de jeune fille nubile), Ben Grimm devient la Chose, et Johnny Storm la Torche humaine (deuxième du nom ; la première étant un robot). Mais les Quatre Fantastiques forment aussitôt un groupe. Ils vivent ensemble, travaillent ensemble, se marient entre eux et sortent avec leurs propres ex. Les individualités sont secondaires par rapport au groupe, contrairement aux héros DC de la Justice League. Marvel est holiste tandis que DC est individualiste. Plus encore, les Quatre Fantastiques sont des freaks, effrayés par leurs propres transformations, des erreurs de labo. La Chose s’accommode à peu près de son allure chtonienne et sa peau de briques orangées (quoique dans sa version Ultimate plus tardive, il soit presque suicidaire). Mais la Femme Invisible est une métaphore vivante de la difficile condition de la femme au foyer condamnée à s’effacer devant un Mr Fantastic passant le plus clair de son temps à s’étirer les membres. L’Elastic Man de DC était présenté comme un personnage comique car allonger ses membres devait paraître intrinsèquement comique aux scénaristes de l’époque. Au contraire, Mr Fantastic est l’image fascinante et écœurante d’un génie que la polymorphie et la monstruosité de son corps ne rebutent jamais (chaque dessinateur donnera sa version de Red Richards vaincu, le corps et les membres dilatés à l’extrême, encombrant le sol comme un tapis mal rangé). Il reste d’un sérieux inébranlable, et ne manque jamais d’expliquer ses actions, tandis que sa tête seule dépasse d’un enchevêtrement de bras et de jambes qui se nouent autour de la machine qu’il construit.
Les univers sont en pleine expansion, jusqu’à leur explosion dans les années 1980. DC et son univers fictif sont directement le produit d’une association de plusieurs petites maisons d’édition sous un même labelnote. Au fil du temps, DC pu donc faire l’acquisition de nombreux personnages préexistants – tandis que la plupart des personnages de Stan Lee et Jack Kirby sont nés au sein de la firme Marvel. Au fil des rachats, l’univers des comics s’enrichit. Charlton Comics apporte des personnages comme Blue Beetle, Captain Atom, ou The Question, Quality Comics vend à la firme des personnages prestigieux comme The Spirit (de Will Eisner), etc. Mais le lecteur se rend vite compte qu’autant de héros ne peuvent vivre tous ensemble sur la même Terre, et que la disparition d’une équipe n’est pas toujours justifiée. L’existence de ces personnages est comme en stase, maintenue dans un éternel présent idéal, où chaque héros reproduirait les mêmes gestes en attendant de découvrir un jour qu’il n’est plus que l’ombre de lui-mêmenote.
Chaque personnage rejoint donc un univers où d’autres étaient déjà présents, jusqu’à la saturation. L’industrie des comics représente un cas d’école de saturation narrative. Pour bien comprendre la solution qui va émerger, il faut commencer par mesurer l’ampleur du problème. Là où une série a de la chance si elle dépasse les six saisons d’existencenote, et atteint difficilement les cent quarante-quatre épisodes (à raison de vingt-quatre épisodes par saison), on peut compter facilement jusqu’à trois cents comics en moyenne par mois (de 1995 à 2010), avec un pic exceptionnel de quatre cents titres en 2012 (en raison de nombreuses modifications des univers Marvel et DC)note. Parmi tous ces titres, quatre-vingt-quatre histoires (en 2000) sont susceptibles de concerner le même univers rédactionnel. Dans un univers cohérent, Batman peut croiser Jonah Hex ou les Teen Titans si besoin est. En termes d’histoires, on a donc en moins de deux mois ce qu’une série met six ans à produire dans le meilleur des cas (en réalité Sex and the City ne comporte que 94 épisodes).
En 1963, le rédacteur en chef Julius Schwartz pousse son scénariste Gardner Fox à imaginer une solution pour intégrer sans encombre le passé au présent, le glorieux âge d’or aux héros de l’âge d’argent post-Comic Code. Julius Schwartz n’est pas n’importe qui, puisqu’il est un des premiers à créer son fanzine de science-fiction, et à organiser les premières fandom (fan pour fanatic et dom pour domain) – des réseaux de fans échangeant sur leur thème favori et organisant des conventions. C’est dire si Julius Schwartz connaît les différents tours de passe-passe de la science-fiction pour colmater les brèches narratives. Pour que plusieurs héros puissent coexister dans la même firme, Gardner Fox et Julius Schwartz inventent le plurivers (ou multivers, comme on voudra). DC arrive alors à justifier par un récit sa propre politique de publication. Le numéro culte de Flash #123, le Flash des deux mondesnote, flirte avec des sommets de complexité « méta » dont raffole habituellement la science-fiction ou les nouvelles de Borges. Après lecture, il semble soudain possible que notre vie ne soit qu’un long scénario ennuyeux de téléfilm français dont on essaierait de se soulager en pensant qu’il n’est qu’un long scénario ennuyeux de téléfilm allemand.
Barry Allen entame une journée ordinaire. Mais Barry Allen est le Flash (II), sa journée est forcément un peu moins ordinaire que la nôtre. Il est l’homme le plus rapide du monde, car s’il court ou s’il vibre trop vite, il se produit des tonnes de choses inhabituelles, inexplicables, mais très pratiques pour le scénario d’un comic book. Flash décide ce jour-ci d’organiser un petit numéro pour un spectacle inoffensif supposé détendre les habitants de Central City. Il n’a manifestement aucun problème avec l’idée de devenir un monstre de foire. Il joue au badminton avec lui-même en courant si vite qu’il peut, comme il le dit, perdre et gagner en même temps (alors qu’un simple mortel s’émerveille de simplement pouvoir rester sous le filet en jonglant d’un côté et de l’autre avec le volant). Galvanisé par ses aphorismes paradoxaux, Flash saisit une corde, qu’il agite si vite qu’elle se dresse au plafond comme un poteau de kermesse. Pour montrer à quel point ce qui était mou peut devenir dur, une fois secoué, il grimpe le long de cette corde et disparaît. Il ne s’est pas fait kidnapper par Fredric Wertham, mais il vient de glisser dans un autre monde – un monde où Jay Garrick, le premier Flash coule une retraite heureuse et arrête une fois de temps en temps les mêmes super-vilains ringards, comme le Violoneux, l’Ombre ou le Penseur.
Mais voilà soudain la première audace métanarrative : Flash II sait qu’il est dans le monde de Flash I. Il croit à une blague et pense peut-être qu’on veut le piéger en le renvoyant dans un monde aussi kitsch que son propre costume. Mais il reconnaît aussitôt ce monde. Barry Allen sait tout de Jay Garrick et des méchants qu’il affronte car il lisait ses aventures dans les pages de DC Comics quand il était petit : deuxième audace « méta ». En un éclair, donc, Barry Allen sonne chez Jay Garrick et bousille l’identité secrète de son idole. Jay Garrick a de quoi réfléchir pour les nuits d’insomnie à venir. Car Flash II lui révèle qu’il connaît ses aventures grâce au comic qui porte son nom et que scénarise un certain Gardner Fox (troisième audace « méta »). Jay Garrick n’a-t-il jamais fait qu’obéir aux scénarios de Gardner Fox ou Gardner Fox ne faisait-il que rêver des aventures de Jay Garrick ?… Flash II penche plutôt pour la deuxième solution. Flash I et II auraient pu discuter de l’univocité de l’être et d’autres questions métaphysiques toute la nuit en se faisant servir du Coca par la femme de Garrick dans le confortable climat machiste des années 1940. Mais, très vite, ils sont appelés pour botter les fesses de ces méchants d’avant la guerre de Corée, les Beatles, et le délitement des valeurs.
D’après les déductions du Flash, le lecteur est soudain conscient d’une réalité troublante : puisque Gardner existe ou a existé dans notre monde, alors il est possible que nous vivions sur la même Terre que Flash II. Barry Allen finit par revenir dans son propre monde. Comme s’il était un grand lecteur de Bergson, Allen improvise une petite théorie selon laquelle chaque univers possède sa propre fréquence vibratoire, et en déduit qu’en vibrant à la bonne fréquence, il reviendra dans le sien. Mais qui croira son aventure – en tout cas, pas notre philosophe Henri Bergson qui n’a pas eu l’éternité tranquille d’un personnage de comics ? Dans une ultime bulle, Flash s’interroge : « Les seuls qui y croiraient seraient les lecteurs de Flash Comics ! C’est pourquoi je vais aller voir le scénariste du Flash original, Gardner Fox et lui en parler ! Il pourrait écrire toute l’histoire… dans un comic book ! » À notre tour de faire de la science éclair : le comic book que l’on tient entre ses mains est prétendument la preuve que Flash vit dans notre monde et que, par ailleurs, les comics peuvent décrire les autres mondes possiblesnote.
Ce tour est bien connu (à peu près depuis les romans épistolaires). Mais il ouvre aussi la possibilité de faire des comics une sorte de générateur et de conservateur de mondes possibles. À partir de cet épisode, la Terre I est officiellement celle des héros de l’âge d’argent, c’est-à-dire ceux de la Ligue de la Justice. La Terre II est celle des héros de l’âge d’or, et de la Société de la Justice. La Terre III celle de la Ligue de l’Injustice, où chaque superhéros est un super-vilain. Il existe la Terre de la famille Marvel, la Terre où Superman est noir, ou encore – ma préférée – la Terre où il n’existe justement qu’un seul superhéros, un Superman (qui devient plus tard Superboy de Earth Prime) et qui incarne parfaitement ce qu’un superhéros deviendrait s’il ne baignait plus dans une atmosphère d’amour démocratique, patriote et mimétique.
Par cette brèche ouverte, s’est engouffré un chapelet de Terres – ou souvent représenté de la sorte en tout cas – qui régulièrement menacent de fusionner et produisent des incohérences scénaristiques de plus en plus graves. Les voyages dimensionnels de la Ligue de la Justice se multipliant, DC a été très vite confronté au mécontentement des fans, qui demandaient des éclaircissements. Parmi eux, Peter Sanderson.
Peter Sanderson lit des comics depuis toujours et a étudié la littérature à Columbia University. Pendant son temps libre, il attaque directement les auteurs de ses comics favoris, sans craindre l’arrogance. Il leur reproche d’être incohérents, incapables de proposer des relectures dignes de ce nom des origines des héros de l’âge d’or. Étant un fan des premières heures, il se sent légitime à reprocher aux rédacteurs en chef de ne pas comprendre les héros pour lesquels écrivent les auteurs. La kulturindustrie est ainsi faite que le personnage compte plus que les auteurs. Les fans gagnent ainsi la possibilité de reprendre le contrôle. Les théories de Sanderson sur les supervilains, élaborées au fil de ses lettres, militent par exemple pour que Batman n’affronte que des ennemis bien de chez nous, et qu’on laisse les menaces cosmiques et les dévoreurs de monde à Superman. Batman devrait rester mystérieux et humain, car c’est ce que commande son origine première de détective vengeur. Mais, surtout, Sanderson a amassé une telle quantité d’informations sur les univers Marvel et DC qu’il devient incontournable pour tenir à jour les fiches des personnages et la continuité de leurs univers respectifs.
Il est vite appelé par les deux éditeurs pour proposer un catalogue des différents personnages qui puisse servir de référence pour les auteurs et les lecteurs. Il devient plus tard critique et scénariste de comics. Le fan est passé de l’autre côté du miroir en se faisant adouber par Julius Schwartz en personne. En 1985, peu de temps après son premier catalogue de superhéros, il rencontre ce dernier et se voit proposer de collaborer à l’écriture de la première « crise » DC. Crisis on Infinite Earths marque un tournant dans l’univers des comics par son ampleur scénaristique et éditoriale. Toutes les séries sont bouleversées de concert, et on promet désormais une continuité sans incohérences. Très concrètement, il s’agit de faire le ménage par le vide dans le très touffu univers DC. Par la magie d’un artifice scénaristique assumé, toutes les Terres fusionnent en une seule Terre, la ligne temporelle est réécrite, et tous les superhéros qui n’ont pas eu le temps de se précipiter vers Earth One sont éradiqués. Depuis, les crises de DC ont toujours eu cette vertu de faire le ménage et de relancer la machine commerciale.
Crisis on Infinite Earths est un succès. L’histoire est presque irracontable, tant chaque combat ou coup de poing prend une dimension métaphysique et ébranle l’ordre du monde. En dix titres, l’antimatière naît de la matière, retourne au néant, porte une combinaison de cosmonaute géant avec des tuyaux, erre au milieu de ruines romantiques, et fait plein d’effets dramatiques avec ses mains… Les couvertures avaient longtemps hanté mon imaginaire d’enfant. Je ne me doutais pas qu’il pouvait exister autant d’autres héros, ni qu’ils pouvaient si facilement être broyés entre les mains d’une sorte de squelette galactique (en l’occurrence, le méchant, hein : l’Anti-Monitor). Je ne me risquerai pas à raconter en détail l’histoire de cette crise. On peut pourtant en percevoir la structure assez facilement, si l’on observe à quel point l’ordre narratif de chaque comic book est paradoxal, et d’abord soumis au principe de spectacularité.
Une couverture de comics capte le regard. Elle est une hyperbole de l’histoire racontée à l’intérieur des pages du titre. On y annonce par exemple à grand renfort de titraille un grand affrontement entre deux héros dont on s’aperçoit ensuite qu’ils ne font que se disputer deux secondes dans une cave au moment de discuter d’un plan d’attaque. Elle est par nature outrancière, et d’ailleurs rarement réalisée par le même dessinateur que celui qui signe les planches, mais elle remplit son rôle en attirant le chaland.
La première page intérieure est souvent une splash page, c’est-à-dire une page entièrement dédiée à une seule scène, sans case ni gouttière. Le héros y est représenté de la façon la plus spectaculaire possible, en train de plonger, d’attaquer, de contempler la plaine, ou traversé d’émotions si complexes et contradictoires qu’elle devient une énigme pour le lecteur. Quelques bulles, fragments de monologue intérieur ou indications contextuelles sont disposés çà et là pour arrêter et freiner le regard et permettre de contempler l’anatomie parfaitement académique du héros.
Cette splash page présente souvent une anticipation de l’intrigue principale. Elle est plus proche de la bande-annonce qui présente les enjeux que d’une véritable prolepse, ce qui ne l’empêche pourtant pas d’être intégrée à l’histoire. Chaque splash page impose en ce sens une légère déroute de la narration. La première page de Flash #123 s’ouvre par exemple sur la rencontre entre les deux Flash de Terre I et Terre II, en costume en train de se gratter la tête, se demandant si autrui est un autre soi-même et pourquoi le costume de l’autre paraît toujours plus classe que le sien, même quand il a vingt ans de décalage. Le lecteur de comics, qui doit naviguer entre les prolepses et les résumés des épisodes précédents, sait par avance que le temps est une condition négociable. Découpés et recousus, les récits donnent l’impression de rebondir parfois sur eux-mêmes : l’histoire peut être plate, mais sa présentation presque spiralaire, par ordre décroissant de spectacularité, finit par redonner une vitalité et un effet autoprophétique à n’importe quel récit.
Ce petit détour – le dernier – pour en venir au coup de théâtre de Marv Wolfman dans Crisis on Infinite Earths. L’Anti-Monitor n’est pas seulement un sadique cosmique de plus. Il est l’origine même de l’univers DC. Après tout, dans un univers, la question de l’origine n’est jamais neutre : y a-t-il un Dieu ? Un Big Bang ? Un monde porté par quatre éléphants sur le dos d’une tortue qui vogue sur la mer ? Sans doute Peter Sanderson s’est-il souvenu du Green Lantern #40, de 1965, dans lequel le lecteur peut découvrir l’origine mystérieuse de son univers.
La cosmogonie officielle de DC débute avec l’histoire de Krona, l’un des gardiens de l’Univers, de la planète Oa. Les Oans sont des gens si développés qu’au fil du temps ils sont devenus immortels, intelligents, puritains et très ennuyeux. Krona décide donc un jour de chercher l’origine du monde, car il est le seul à vouloir encore progresser quitte à transgresser l’unique interdit de tout le cosmos, qui est justement : ne jamais chercher l’origine du monde. Que du point de vue de l’univers DC, le récit de la genèse biblique ne soit finalement qu’une reprise de l’origine extraterrestre du péché n’est pas le plus drôle. Krona découvre encore, juste avant de faire exploser son labo et infecter l’univers entier par une substance maléfique, que l’univers a bien une origine, très concrète et somme toute assez belle : une main, ouverte en signe de don. La main de Dieu ? D’un dieu humanoïde ? D’un dieu humanoïde extraterrestre et dessinateur de BD ? Le lecteur de 1965 en reste là. Green Lantern #40 se concentre sur Green Lantern de Terre I et de Terre II bottant les fesses de Krona qui aimerait reproduire son expérience.
Crisis on Infinite Earths répond à la question des fans angoissés d’il y a vingt ans… cette main qui sort du néant pour faire don du cosmos est celle de l’Anti-Monitor. Vingt ans plus tard, réveillé par l’expérience du Pariah, l’Anti-Monitor tente de revenir dans le temps par la brèche ouverte par Krona et détruire à la racine du temps tous les héros qui se sont opposés à lui. Je laisse au lecteur le soin de découvrir les détails métaphysiques de toute cette aventure. Mais on peut tout de même en restituer les deux mouvements fondamentaux. L’origine de l’univers est conçue sur le modèle d’une boucle de causaliténote. Autrement dit, il n’a pas d’origine si ce n’est le désir de découvrir cette origine. Là encore, le simple fait de chercher un objet produit l’objet même que l’on cherchait. Autoprophétie et boucle de causalité se tiennent la main dans une version en quelque sorte simplifiée.
Ce que j’ai tenté d’esquisser par l’analyse de la première crise pourrait se retrouver dans beaucoup d’autres crises DC. La dernière en date, qui fait réapparaître Barry Allen, Flashpoint, est elle aussi construite sur l’idée d’une boucle de causalité, et les perturbations ou les espoirs qu’elle peut susciter. Le grand arc Batman Rip, scénarisé par Grant Morrison fait appel à ces voyages dans le temps ou dans d’autres dimensions qui rejoignent finalement la nôtre. Flex Mentallo, petit comic, qui met Morrison au scénario et Quitely au dessin, est la quintessence de ce mode d’écriture.
La pop culture naît bien avant la pop music. Superman est créé en 1932 (première publication d’Action Comics), bien avant l’album Rubber Soul des Beatles en 1965 (premier album des Beatles à proposer plus de titres originaux que de reprises). Mais si Superman est pop, ce n’est pas juste parce qu’il met son slip au-dessus du collant et qu’il fait « pop » chaque fois qu’il donne un coup de poing. L’industrie des comics s’est construite sur un modèle unique, où le public capté pouvait à chaque moment interagir avec les producteurs. La plupart des auteurs de comics ont fait partie des premières « fandoms » de science-fiction – le mot est composé de « fan » et du suffixe « -dom » et désigne les communautés de fans qui partagent un même objet (par collusion, on parle parfois de domain). À l’époque, le genre est embryonnaire et les lecteurs ne peuvent alimenter leurs revues qu’avec leurs propres nouvelles. Jerry Siegel, créateur de Superman et lui-même grand lecteur de pulps et de science-fiction, commence à publier ses premières histoires dans son propre fanzine, peut-être le premier fanzine de SF jamais connu, Cosmic Stories. Superman est le ferment de cette culture des fandoms. Un tel personnage n’aurait peut-être jamais été pris au sérieux si des lecteurs ne l’avaient pas créé pour eux-mêmes. D’autres auteurs, dont Isaac Asimov, commencent à publier leurs premières nouvelles dans la célèbre fandom The Futurians. Et c’est aujourd’hui le destin classique d’un dessinateur de comics que de commencer par en lire, adorer ça, et finir par en dessiner. Superman est pop parce qu’il se donne naissance à lui-même, il surgit (to pop up), il n’est pas la copie d’un mythe précédent, il n’est pas l’œuvre d’auteurs installés, il n’est pas annoncé par des campagnes de pub et des trailers sur Internet six mois avant. Ses fans se sont donné leur propre héros.
L’avantage de ce modèle est qu’il permet de s’assurer dès le début un public captif qui assure la survie du genre assez longtemps avant que la communauté initiale ne s’élargisse. Passé ce premier temps de constitution (de 1938 jusqu’au début des années 1950), soit ces histoires finissent par séduire plus de monde, soit une stratégie économique d’expansion est conduite pour rameuter de nouveaux lecteurs. Ces figures mystérieuses et parfois machiavéliques (le major Wheeler-Nicholson, Max Gaines, Harry Donnenfeld et Jack Liebowitz, et Stan Lee lui-même) ont permis aux comics de survivre par-delà leurs crises. Ces péripéties ont fait ou défait l’histoire des comics si bien qu’on prend l’habitude de la scander selon les quatre périodes qu’utilisait Hésiode pour décrire la lente décadence de l’humanité : âge d’or, d’argent, de bronze et de fer. Ce récit décadentiste, qui fait partie de la culture des fans comme un mythe, est pourtant extrêmement ambigu. Il recouvre aussi bien la multiplication des personnages que leur disparition, l’adhésion naïve aux valeurs portées par les héros que leur remise en cause, la création quasi artisanale de ces figures que leur commercialisation rampante.
L’histoire des comics semble être l’histoire d’une nécessaire désillusion : ces fandoms pourraient n’avoir jamais été que le prélude à un énième modèle économique rentable au pays du capitalisme. À moins qu’elles ne soient un phénomène authentiquement politique caché sous une couche de capitalisme, consistant à faire émerger de nouvelles communautés…
La stratégie consistant à s’entourer d’une fandom solide et puissante est désormais enseignée dans les écoles de commerce et dans les cours de sociologie. Quand les médias américains ont appris qu’un cours de Gaga Studies s’ouvrait dans une université de Caroline du Sud, ils ont aussitôt interviewé le prof, un sociologue nommé Mathieu Deflem. Avant Lady Gaga, les Madonna Studies avaient fait parler d’elles. Quand Buffy contre les vampires avait commencé à devenir une série à succès, les universitaires américains s’étaient aussi très vite emparés du sujet. S’ensuivirent des colloques et des articles, plus ou moins opportunistes et rapidement devenus pléthoriques sur Internet. Mathieu Deflem met un point d’honneur à rappeler qu’il est bien, lui, un authentique fan de Lady Gaga. Il a vu vingt-huit fois Lady Gaga en concert, possède une collection de trois cents CD, et a monté un site qui participe au grand réseau de ses fansnote. Son souci est sociologique, puisque le cours traite de la célébrité. Mais le fait d’être fan ne le rend pas aveugle, au contraire. Il en tire deux avantages.
D’abord, il en sait plus que d’autres sur le sujet : « Je suis fan de la musique de Lady Gaga, mais je suis un fan de musique populaire et de rock depuis très, très longtemps, depuis la fin des années 1960. J’ai acheté mon premier disque en 1973, et suis allé à mon premier concert en 1979. Donc mon intérêt pour Lady Gaga en tant que fan se lie avec mon intérêt pour l’art et la musique pop et rock. Et puisque je suis un fan de Lady Gaga, je sais aussi beaucoup sur sa carrièrenote. » De ce point de vue, purement empirique, Mathieu Deflem a l’avantage d’avoir recueilli beaucoup d’éléments sur l’artiste, mais aussi d’apprécier la valeur de ces données au sein du champ plus vaste de la pop music. L’exemple de Lady Gaga n’est donc pas seulement prétexte à parler de la célébrité, c’est aussi le cas qui lui semble le plus intéressant au regard de tous ceux qu’il peut connaître. Une anthropologue de la musique, Wendy Fonarow, accorde les mêmes avantages au fait d’être fan en plus d’être universitaire. Elle explique qu’elle obtient ainsi un double regard, à la fois extérieur à la culture qu’elle étudie (celle du rock indépendant britannique), et engagé en elle de sorte à pouvoir comprendre le sens interne des éléments qui la constituent.
Mais un des arguments les plus intéressants est qu’être fan confère une légitimité au cours que l’on professe. Lady Gaga n’est pas un simple objet pour les sociologues ou pour les philosophes de tout poil. Mathieu Deflem part du principe qu’il s’agit d’une culture à part entière et qu’à ce titre, se pose dès qu’il en parle la question de son appartenance et de sa reconnaissance par cette communauté de fans. Évoquant sa qualité de fan, il ajoute : « Je crois que c’est utile dans le rapport aux étudiants, je ne voudrais pas que mes étudiants pensent que je suis une espèce de professeur qui s’empare soudainement de ces thèmes populaires. Je suis aussi, disons, partie prenante de la communauté de fans de musique populaire et de rock en général. » Rien ne serait pire que de passer pour un énième contempteur de la culture de masse. Mais le mépris de celui qui dévalorise ce dont il ne peut connaître la valeur (n’en étant pas) est presque aussi grave que la condescendance de celui qui s’approprierait l’objet pour le faire parler comme il l’entend. L’intellectuel qui s’approprie Lady Gaga le temps d’un article utilise sa position institutionnelle pour prêter un sens univoque à un objet sans droit de réponse possible. Hannah Arendt plaisantait en disant que depuis Proust, les Français avaient remplacé la phrase célèbre de Shakespeare « être ou ne pas être » par « en être ou ne pas en être ». Mais, d’une certaine façon, cette plaisanterie a malgré elle l’avantage de cerner l’incompressible présupposé de toute discussion sur la culture populaire : elle forme des communautés, des mondes de préférences esthétiques, qui ne sont pas réductibles à une esthétique générale ou à une politique générale.
Il y a communauté dès que vous pensez qu’une rupture comme celle dont parle Wendy Fonarow est possible, c’est-à-dire dès qu’il existe à la fois un point de vue interne et un point de vue externe qui peuvent entrer en conflit (trouver la perruque de Lady Gaga horrible sans en cerner la dimension parodique, voire philosophique). Le sens de communauté est large ici, mais c’est seulement de cette façon qu’on accepte l’idée que le sens de ce mot peut lui-même varier selon les communautés. Les fans eux-mêmes admettent différentes formes d’attachement à leurs fandoms, suivant qu’ils sont FIAWOL (Fandom Is A Way Of Life) ou FIJAGH (Fan Is Just A Goddamned Hobby). Mais comprendre cette communauté n’est pas tout, puisque, une fois dedans, vous pouvez logiquement y participer, et produire un savoir qui sera utilisé par les fans eux-mêmes. Autrement dit, le fait de considérer une culture comme une communauté – prérequis éthique à toute analyse sérieuse – induit que vous écriviez aussi à destination de cette communauté, comme Mathieu Deflem s’adressant aux fans de Lady Gaga. Par conséquent, présupposant qu’il s’agit bien d’une communauté distincte, vous constituez sa différence en produisant pour elle un savoir spécifique.
La position de Mathieu Deflem est celle d’un type d’acteurs répertorié dans la sociologie des fandoms. Henry Jenkins, spécialiste des fandoms, les nomme les aca-fans (academic fans, c’est-à-dire intégrés à la recherche universitaire). Henry Jenkins (lui-même premier aca-fan) estime que les aca-fans contribuent eux-mêmes délibérément à établir cette forme particulière de constitution communautaire par prophétie autoréalisatrice. En sociologie, on parlerait de biais d’observation, puisque le chercheur produit un comportement nouveau chez ceux qu’il observe. Mais l’observation est éthiquement conditionnée par le genre de groupe social qu’il observe. Et la différence entre ces aca-fans et Jenkins est peut-être qu’ils trouvent eux-mêmes dans cette contribution circulaire une forme de satisfaction esthétique, voire professionnelle, en devenant la star universitaire de tel ou tel champ – bien que certains fans y voient sans doute toujours une forme de trahison.
À ce titre, la culture pop, qui n’est initialement qu’une stratégie inclusive de production visant le plus large public possible, a donné à son public l’occasion répétée d’éprouver son propre pouvoir politique d’association. De là vient sans doute l’agacement qu’on peut ressentir face à un fan qui se sent aussi durement attaqué quand on critique son groupe favori que si on le menaçait de torture ou d’emprisonnement. Le sens de la proportion a peut-être été suspendu pour un temps, mais cela rend par extension plus sensible aux problèmes identitaires. Le multiculturalisme du fan qui se déplace au Comic-Con, baladé entre les cosplays de multiples mangas et les diverses races extraterrestres des différentes séries de SF, comporte moins d’enjeux historiques que le multiculturalisme des sociétés démocratiques. Mais il est analogiquement le même.
Enfonçant quelques touches de mon Korg philosophique, je peux activer le refrain kantien et chanter avec lui combien la recherche du beau est instructive politiquement. Si vous cherchez authentiquement le beau, votre goût particulier est mis entre parenthèses – Kant exige un désintéressement de la part du spectateur – pour essayer de communiquer à tous ce qui rend cette œuvre belle (si ce n’est en fait, au moins en droit). Cherchant les caractéristiques conceptuelles d’un objet dont on ne peut cerner a priori le concept, vous voici lancé dans l’aventure de tenter de communiquer avec les autres, sans aucun concept prédéterminé, les règles et principes de cette beauté particulière que vous avez entr’aperçue. La notion kantienne de jugement réfléchissant a servi de passerelle entre l’esthétique et la politique car, dans les deux cas, on ne peut pas exiger de l’autre de suivre une logique conceptuelle prédéterminée. Il va falloir négocier à plusieurs le sens d’un concept, le sens de la justice ou de la beauté. Mais si Kant est un hit incontournable, l’énorme différence entre lui et les fandoms tient à ce que, dans la communauté de fans, on ne joue pas le désintéressement, au contraire. Pour parler avec les autres, il faut être soi-même un grand amateur, et cultiver son goût propre. Le désintéressement et la raison communicationnelle étaient la garantie qu’on puisse écouter l’autre et considérer son avis. Mais si le fan est bien un amateur, peut-il discuter avec un fan d’une autre fandom en faisant autre chose que répéter qu’on aime ce qu’on aime, et finalement renforcer ses propres goûts ?
N’importe quel fan peut mettre cette question philosophique de côté car il est capable en fait de glisser d’une série à une autre, d’un animé à un autre. Le défaut est de présupposer qu’un fan s’interdirait d’aimer autre chose, juste parce qu’il serait intéressé. Kant espère d’une certaine façon que le désintéressement permette d’opérer un saut qualitatif et de considérer désormais n’importe quel objet comme beau (ses exemples vont des oiseaux du paradis jusqu’aux rinceaux et concernent en définitive assez peu l’art). Du point de vue kantien, l’attachement à un genre (les animés, les comics, ou à un sous-genre comme le shojo manga ou les histoires) est une limite injustifiée que l’on impose à son propre jugement esthétique.
Mais les genres et les sous-genres ont une légitimité du point de vue des goûts parce qu’ils permettent d’établir plus facilement les chemins qui vont d’un monde de préférences à un autre. Si vous aimez par exemple Naruto, il y a de grandes chances que vous aimiez Hunter X Hunter, un autre shônen (mangas pour adolescents masculins). Les goûts ont beau s’ancrer dans une identité ou une communauté, ils évoluent au fil des âges, comme le faisait déjà remarquer Hume, qui avouait lui-même ne pas avoir aimé les mêmes œuvres au temps de sa jeunesse et au moment de la rédaction de La Norme du goût. En revanche, ce qu’aiguise constamment le fan est sa propre faculté à être attaché, à creuser un univers. Mathieu Deflem dit par exemple aimer beaucoup d’autres pop stars, autres que Lady Gaga. Le propre du fan est peut-être moins de s’attacher à un objet unique que de privilégier une esthétique amoureuse.
Quand on aime, on sait que chaque fois qu’on se met à aimer beaucoup une chose, on commence à la voir en détail. Aimer donne du relief aux choses. La conséquence directe est qu’un fan ne peut pas se passer d’une certaine minutie dans le goût qu’il porte à l’objet. Sa lecture, selon Henry Jenkins, est en fait nécessairement critique de l’œuvre. Lui-même explique par exemple qu’après sa lecture du cycle du Seigneur des anneaux, il avait été extrêmement déçu par le fait qu’Arwen perde son immortalité pour vivre aux côtés d’Aragornnote. Il écrit sa première fanfiction en réaction, pour combler ce qu’il juge être une erreur dans le livre. Au fond, le fan exerce ce que Thomas Mann appelait l’ironie érotique, c’est-à-dire l’art de faire remarquer les défauts d’une personne qu’on aime bien, et, dans le cas présent, d’une œuvre. Cette relation à la fois passionnée et intransigeante à l’œuvre pourrait passer pour une familiarité inopportune, ou un énième cas d’érotomanie sublimée. Mais c’est ce regard critique qui engage une activité créatrice à son tour.
Beaucoup d’entre nous sommes prompts à passer sous silence les éventuelles aberrations d’un récit au nom d’une dimension symbolique plus forte, qu’il convient de trouver par des interprétations disons plus intellectuelles. Ce que nous ne comprenons pas, nous l’interprétons. Quand Harry Potter tue Voldemort, on pense que c’est le Bien qui triomphe du Mal même si c’est avec une baguette magique. Le grand public est prêt à faire cette concession. Et on croit faire une fleur à la culture populaire en lui reconnaissant une dimension psychanalytique ou symbolique. L’interprète se penche sur le berceau comme une bonne fée et, d’un coup de baguette magique symboliste, les Martiens représenteront les communistes, les vampires représenteront le désir, les masses de zombies représenteront les masses démocratiques et consuméristes, etc., etc. Le tour est joué.
Le fan est le critique naturel de cette interprétation symbolique. Le sens naît pour lui de la participation d’un personnage à un ensemble de règles définies, pas uniquement du libre arbitre d’un auteur. Il sait, à force d’examen scrupuleux du roman Harry Potter, que la mort de Voldemort par exemple est due à sa propre baguette qui se retourne contre lui. Il prend les lois de l’univers au sérieux. S’il examine chaque piste, il découvre alors le sens du roman (Harry Potter n’est pas un superhéros, il est au contraire celui qui abandonne la magie pour croire à l’amour). Les premiers fans de Batman et de Superman (comme Peter Sanderson) se sont émus pour la même raison : à force de vouloir faire triompher le Bien contre le Mal, les ennemis que les scénaristes donnaient en pâture à Batman ou à Superman ne correspondaient plus du tout à la force des deux héros. Autrement dit, l’excuse symbolique ne tenait plus. La première exigence du fan est celle-ci : il faut être capable de proposer une vraie cohérence. Et toute préférence donnée à un sens symbolique ne saurait être qu’une sorte de paresse inexcusable.
Le fan hardcore a donc une passion du classement, des listes et des anthologies. Ce travail est non seulement utile, mais ouvre aussi à une esthétique différente. L’enjeu est de rendre absolument transparentes les règles de l’univers afin d’en comprendre absolument les personnages et d’expurger tout arbitraire de l’œuvre. Je me suis pris d’affection il y a peu pour un shônen qui permet de plonger dans cette esthétique. Comme tout bon shônen, il y a des combats interminables, mais cette fois-ci, ces combats sont moins fondés sur la force que sur le respect de règles posées et suivies par les protagonistes. Seule compte la stratégie pure, la ruse, voire la fuite. Inspiré par toute la vague de shônen tirés de jeux vidéo (Pokémon) ou ayant inspiré des jeux (Yu-Gi-Oh), Hunter X Hunter tente de rationaliser le plus possible chaque action ou décision de ses personnages. Plusieurs modèles de jeux sont convoqués dans chacun des arcs de la série, jusqu’à un jeu fictif inspiré du Gunjin Shôgi (un jeu qui se rapproche des échecs), qui représente le jeu ultime, au nombre infini de possibilités. Plutôt que de goûter la multiplication des intrigues à la façon de la narration arthurienne, le spectateur est soudain appelé à comprendre les héros, et non à les admirer sans recul. Il existe comme dans tous les shônen, un héros typique de ce genre de manga – un jeune garçon à la volonté de fer et à l’estomac insatiable. Il s’appelle Gon (mais ça pourrait être Naruto, Son Goku, et j’en passe). Foncer dans un type plus fort, se relever en sang, un bras en moins ou les yeux crevés, et recommencer jusqu’à ce que l’on gagne, ne peut pas être une stratégie viable dans Hunter X Hunter. Le rôle du personnage se trouve donc complètement réévalué. Gon est dangereux et stupide, en raison même de son goût du combat. Sa vraie puissance est au fond d’ouvrir à une autre rationalité. Se précipitant à la mer pour sauver un marin, il semble condamné, mais son choix impulsif convainc ses camarades, qui individuellement ne pouvaient pas faire mieux que lui, à finalement se jeter à leur tour et s’attraper les uns les autres.
Les fans mettent le doigt sur toutes les incohérences des univers de leurs héros. Ils exigent de comprendre, de pouvoir tester toutes les hypothèses possibles. Et pourquoi Harry Potter ne pourrait-il pas tomber amoureux de Voldemort (une des histoires qui avaient choqué J. K. Rowling et justifié selon elle l’interdiction d’un certain nombre de fanfics, dites slash) ? On attend de Luke Skywalker qu’il soit un héros, mais ne prive-t-il pas au fond les peuples de leur propre émancipation ? Quelle économie pourrait survivre à la dévastation que répandent les superhéros dans n’importe quelle métropole – question de Marvels, par Kurt Busiek et Alex Ross ? À qui appartient le corps d’un clone – question posée par Evangelion ? Batman ne devrait-il pas être tout simplement mort de stress et en burn out depuis vingt ans à cause de son boulot ? Aucun critique littéraire ou de cinéma n’ouvre ces questions. Elles paraissent trop terre à terre. Mais, sans ce travail, que vaut l’effort de métacognition, c’est-à-dire l’effort de se mettre dans la tête de quelqu’un d’autre ? Si on ne peut pas évaluer nous-mêmes les choix des personnages, le récit est vide. Le fan dit simplement qu’on aime ce qu’on peut comprendre et communiquer.
L’affrontement peut être direct entre le fan et le créateur qui se place souvent dans une position ultra-dominante. J. K. Rowling remercie par exemple ses fans d’écrire, et autorise de braconner (selon l’expression de Jenkins empruntée à Genette) sur ses terres, à condition que ces fictions lui plaisent – pas d’homo-érotisme dans la famille Potter ! Robin Hobb, une auteure de fantasy, a provoqué un scandale dans la communauté de la fanfic en expliquant dans un court billet, The Fanfiction Rant, son aversion de la fanfic qualifiant le procédé d’« insultantnote ». L’auteure exige que son univers reste intact et ne soit pas associé aux fanfics. Comme le résume Justine Isisnote, un jeune bloggeur qui écrit des fanfic lui-même, la diatribe de Robin Hobb se résume à appliquer un modèle de propriété très strict qui n’est tout simplement plus valide : parce que les fans sont utiles à l’auteur lui-même, parce qu’ils écrivent seulement dans une optique de plaisir gratuit, parce qu’ils ne peuvent même pas déformer l’image de l’univers de l’auteur (on estime que seuls 10 % des lecteurs d’Harry Potter ont lu des fanfics).
Justin Isis ajoute une pointe de théorie littéraire et rappelle que lire n’est pas un acte passif et que l’écriture de ces fanfics n’est finalement qu’une poursuite de cet acte d’interprétation. Mais le plus drôle, pour calmer la possessivité gollumienne de Robin Hobb, c’est qu’il en vient à remettre en cause l’idée même des droits de propriété sur l’œuvre originale canonique – alors qu’il aurait dû s’en tenir à justifier un usage légitime (fair use) de l’œuvre de l’auteur : « Votre œuvre n’est pas votre identité. » La constitution d’un univers fictionnel, s’il est réussi, est aimé et donc aussitôt communiqué avec une force telle que cet univers n’appartient plus à personne – puisqu’il a justement réussi à devenir un univers. Les fans ne sont pas des braconniers, mais ils croient à la réalité de cet univers, et agissent en conséquence, en cueillant dans cet univers.
Si Harry Potter devient un mythe moderne, comme le suggère Henry Jenkins, les fans revendiquent que ce mythe revienne au peuple : « Les fans rejettent l’idée qu’un conglomérat médiatique puisse réaliser, autoriser et contrôler une version qui serait définitive. Ils rêvent d’un monde où chacun pourrait participer à la création et la diffusion des grands mythes culturels. Ce droit de participation à la culture est une liberté que les fans se donnent à eux-mêmes. Il ne s’agit pas d’un privilège octroyé par charité par une entreprise, ni d’un droit qu’ils seraient prêts à troquer contre de meilleurs fichiers audio ou un accès gratuit en lignenote. » Loin d’en être prisonniers, ils sont peut-être les seuls vrais cannibales de la culture de masse, en considérant que, comme les mythes autrefois, les histoires sont nécessairement à tous.
Jeff : « Vous avez cessé d’être un simple groupe d’études.
Vous êtes devenu quelque chose d’inarrêtable.
Je vous déclare à présent… une communauté !
Shirley : Oh c’est sympa ! J’aime bien ça…
Abed : Ce n’est plus comme Breakfast Club, maintenant.
C’est plus comme Stripes, ou Meatballs.
N’importe quel film avec Bill Murray. »
Community, saison 1, épisode 1.
Deux séries très différentes permettent d’entrevoir ce qu’est une écriture plus démocratique. En ne se tournant pas vers un héros unique supposé sauver le monde, elles laissent la place à un nouveau mode d’association pour les protagonistes de la pop culture.
Buffy contre les vampires, la série de Joss Whedon, commence par la vengeance d’une blonde. Toute la pop culture s’est ingéniée à faire d’elle la proie des pires violeurs, tueurs en série, vampires ou monstres à tentacules phalliques – tout ce que les scénaristes mâles en fait pouvaient inventer. La blonde était de la pâtée pour monstre, jusqu’à ce qu’un jour, au fond de la rue mal éclairée, elle se retourne et mette à terre le vampire en un seul high kick (bon, en fait, dans l’épisode 1 de la saison 1, le méchant en question est Angel, son futur mec, mais c’est le pitch que Joss Whedon présente habituellement). Ainsi Buffy déconstruit la figure même du héros masculin.
Dès la première version de 1992, le script de Buffy avait l’ambition de retourner le cliché de la jeune fille blonde poursuivie par un monstrenote. Pourtant, l’apparent retournement cache une résistance plus profonde, que seules les sept saisons de Buffy contre les vampires (1997-2003) parviennent, dans leur ensemble, à surmonter. Plusieurs stéréotypes attachés aux figures héroïques ont été habilement disséqués par les scripts de Joss Whedon. Son créateur souhaitait que Buffy soit consciente de sa mortalité, qu’elle accepte la part de violence et de Mal qu’implique son statut exceptionnel de « Tueuse », qu’elle doive sacrifier sa vie amoureuse et personnelle ainsi que ses études pour continuer à tuer du vampire, et même qu’elle en vienne à souhaiter une véritable mort pour ne plus avoir à connaître ce sort. Buffy a fait tout cela, mais un problème subsiste qui est le cœur de la série : Buffy est une héroïne, qui est détentrice à elle seule de tout le pouvoir.
Lors de la dernière saison, Buffy doit affronter la Force, c’est-à-dire aussi bien une énième force maléfique que l’idée même de force. Jusqu’ici, Buffy avait toujours eu recours à la violence pour régler les problèmes, qu’ils soient conjugaux ou magiques. C’est son lot. Elle n’avait qu’à apparaître, dire « Je suis Buffy, et toi tu es de l’histoire ancienne » (S01E05), et planter un pieu dans le cœur du vampire en blouson de motard pour que celui-ci parte en fumée – et le stéréotype avec. Chaque fin de saison lui rappelait la limite de ce procédé. Parfois, il faut en plus : affronter sa peur de la mort (S01E12), d’autres fois tuer son petit copain (S02E22), émouvoir la supersorcière qu’est devenue sa meilleure amie lesbienne (S06E22), se sacrifier soi-même (S05E22) ou plonger en soi (S04E22)… Mais Buffy restait dans tous les cas ce genre d’héroïne que David Brin critique, sur laquelle repose le sort du monde et qui dépossède la masse des autres personnages d’un pouvoir sur leurs vies.
Joss Whedon connaît les recettes monomythiques qu’on utilise à Hollywood. Il scénarise un épisode exemplaire, une épure de monomythe (Restless ou Cauchemar S04E22) qui marque un temps d’arrêt alors que la saison a atteint son apogée dans l’avant-dernier épisode. On y retrouve toutes les vapeurs capiteuses du schéma campbellien… à l’exception de la fin. C’est un épisode ambitieux. Notamment parce qu’il rompt complètement le rythme traditionnel d’une saison. Les amis de Buffy, le « Scooby Gang », viennent de débrancher la batterie d’un Frankenstein cousu de bouts de monstres. Ils ont vécu une expérience unique de symbiose mystique en se tenant la main et en récitant des formules magiques. Tout a fini dans l’explosion d’un laboratoire et la pluie sanguinolente de bouts de monstres qui s’est ensuivie. Un épisode plus tard, le climat de violence est retombé. La petite bande espère tout naturellement se reposer autour du canapé et prolonger ainsi sa symbiose mystique par une petite movie party. Le spectateur et les personnages vivent dans l’illusion que tout est fini. Eux comme nous ignorons encore les conséquences du sort d’union qu’ils ont lancé aux pouvoirs de la Tueuse. Nous sommes donc comme cueillis en pleine descente.
Les personnages regardent Apocalypse Now en DVD, s’endorment et glissent chacun dans un cauchemar où ils rencontrent chacun à leur tour la Tueuse originelle. C’est l’occasion, selon Joss Whedon, d’un « voyage intérieur ». Le rêve révèle une vérité sur eux-mêmes mais détruit en même temps leur persona sociale (concrètement, ils sont tués par la Tueuse dans leur rêve). Cette vérité est incarnée par la Première Tueuse, c’est-à-dire le mythe originel de l’héroïne vengeresse. Elle prévient Buffy : « Ce n’est pas assez. » Elle aurait pu développer en leur disant qu’il va falloir se sacrifier encore plus mais elle est plus belle quand elle reste mystérieuse. Buffy affronte alors la Tueuse, c’est-à-dire son propre archétype dont elle n’est pourtant qu’un avatar – et pense gagner en se contentant de ne plus y croire. Mais c’est une fausse victoire. Car c’est le mythe même du héros qu’il va désormais falloir attaquer. Son véritable ennemi est la source de son propre pouvoir.
L’épisode 15 de la saison 7, Get it done ou Retour aux sources, est donc un pivot de la série. Buffy y rencontre à nouveau la première Tueuse et décide de changer l’ordre même du rituel qui lui a donné naissance. Une lanterne magique est utilisée pour raconter cette histoire (peut-être que c’est vrai, finalement : toute œuvre parle de son médium…). Au début, il y a le monde, puis les démons, puis les humains qui se font bouffer par les monstres et, pour survivre, ils sont obligés de faire quelque chose d’injuste. Les hommes choisissent une femme pour lui faire porter la charge de les défendre contre les monstres. Mais ce n’est pas tout, puisque pour la rendre égale en force, ils lui insufflent une partie du Mal qu’elle doit combattre. Face à cette double peine insupportable et contre la lâcheté des premiers hommes, le sang féministe de Buffy ne fait qu’un tour. Elle saute dans un portail temporel activé par la lanterne magique et découvre alors les premiers Observateurs – des Africains qui parlent swahili – qui ont créé la Tueuse. Buffy se fait assommer et attacher, puis – parce que le budget d’effets spéciaux de la série est mine de rien assez limité –, elle essaie de ne pas inhaler une sorte de fumée liquide noire supermoche (c’est le Mal qui veut entrer en elle) tout en lui lançant quelques vannes. Elle se libère, refuse de réitérer le pacte avec les premiers hommes et assure qu’elle va trouver un autre moyen. Lequel ? En réalité, la série a déjà répondu. La Tueuse mythique était justement apparue parce que le groupe de Buffy avait fait appel à son propre pouvoir plutôt qu’à celui de la seule héroïne (c’est l’explication de Giles à la fin de la saison 4). La solution est donc dans le partage du pouvoir de la Tueuse.
Il suffit parfois d’une amulette et d’une hache magiques. Buffy se souvient à la fin de la saison 7 que l’union fait la force et amorce le partage du pouvoir initial de la Tueuse entre toutes les tueuses potentielles (c’est-à-dire toutes celles qui étaient destinées à l’être) grâce à un ancien rituel. « Je dis : changeons les règles. Je dis : mon pouvoir devrait être notre pouvoir » (S07E22). Le « partage de l’élixir » est la dernière étape du monomythe campbellien, mais il s’effectue généralement après la victoire du héros, comme un bonus. Le déplacement de Whedon dans le schéma campbellien consiste à rendre ce partage obligatoire pour gagner. Le partage démocratique du pouvoir n’est pas simplement une bonne idée quand on est en paix, c’est le seul processus politique qui permet d’obtenir véritablement la paix. La série (en tout cas sa version télévisée) se finit sur ce dilemme : soit protéger les autres comme un tyran, soit les laisser se défendre eux-mêmes et accepter qu’ils meurent. Chacun va donc prendre sa dose de coups, d’œil crevé et d’amulette magique, parce que désormais la Tueuse n’est pas plus héroïque qu’une autre.
Mais un nouveau problème apparaît. Autour de quoi organiser le groupe s’il n’y a plus de héros ? Que reste-t-il si ce n’est la pop culture elle-même ?
Joss Whedon se méfie de cette solution. Il aime parler de pop culture, et il aime aussi que ses propres personnages décrivent le monde à travers des références populaires explicites. Lorsqu’il était scénariste pour Roseanne, les personnages se mettaient soudain à parler de Star Wars, de L’Arme Fatale 2 ou des Dents de la Mer 3. Et lorsque, dans le pilote de la série, un personnage explique à Buffy qu’elle va voir défiler beaucoup de créatures étranges, zombies, loups-garous, etc., elle lui demande aussitôt s’il s’est abonné à un numéro spécial de Time-Life magazine et s’il a reçu le téléphone offert (surtraduit en français par « vous êtes scénariste pour la télé ? » ou « vous êtes abonné à Sorcière Magazine ? »). Ce sont des clins d’œil, mais pas des adresses explicites au spectateur.
Toutes ces références culturelles populaires servent d’abord à conserver une distance avec le réel supposé terrifiant de la série, non à le comprendre. Buffy étudie les monstres dans une bibliothèque poussiéreuse et pas dans les comics ou les épisodes d’X-files. Pourtant, elle parle comme si elle connaissait les règles de tout bon récit pop tout en y résistant – dans un épisode (S03E17) elle s’étonne par exemple des mots qui sortent de sa bouche comme s’ils venaient d’être écrits par un dialoguiste qui n’est pas elle. Buffy sait donc ce qu’elle est supposée faire. Elle sait qu’on attend d’elle qu’elle soit une parfaite petite lycéenne et une parfaite tueuse sanguinaire. À ce titre, elle sait qu’elle a des rôles à tenir. Mais elle refuse d’être réduite à ces stéréotypes. C’est ce refus qui garantit pour Whedon que ses personnages soient bien des personnes.
Joss Whedon a malgré lui parfaitement préparé avec Buffy un style de récit qui joue de façon récurrente avec le « quatrième mur » (celui qui sépare les personnages des spectateurs). L’ironie est qu’il se voit par ailleurs en artisan honnête, qui n’abuse pas de clins d’œil « méta », qui n’aime pas la version camp qui avait été proposée de sa première Buffynote, et qui rechigne en général à briser le quatrième mur. La complicité d’une mise en abyme avec un public de happy few est probablement contraire à l’intérêt populaire qu’il veut susciter avec sa série. Il compte sur la force de ses personnages, pas sur les jeux de connivence référentielle. Mais tout se passe comme s’il n’avait pas pu s’empêcher de proposer un parallèle entre le fait d’être une adolescente contrainte par certaines règles et être un auteur contraint par d’autres règlesnote.
Le succès de Buffy réside d’ailleurs dans le croisement de ces lectures, l’une assez naïve, et l’autre au contraire nourrie d’analogies métadiscursives. L’adolescente en vous peut se laisser entraîner avec délice par cette grande métaphore de la féminité menaçant le pouvoir masculin. Mais si vous êtes un-e spectateur-trice averti-e, vous pouvez également apprécier l’analogie entre Buffy suprenant les vampires et la série déjouant les clichés de films de vampires. On peut affûter un peu la pointe de notre propos en l’aiguisant au contact de quelques définitions et autres comparaisons.
Un premier niveau de clin d’œil consiste à faire de la série un habile jeu (postmoderne) sur les codes de films de monstres et de vampires (Buffy vengeant par exemple le sort qui est fait aux femmes dans les fictions). Cette interprétation générale va tellement de soi qu’elle est à peine signalée explicitement dans la série. Contrairement à la série des Scream, de Wes Craven, personne n’a besoin d’expliquer par exemple ce qu’est un film d’horreur. Il est peu probable que lorsque nos petits-enfants irradiés par les fuites de Fukushima regarderont de nouveau le show, ils saisissent à quel point Buffy déconstruisait alors les codes d’un genre en plein essor – sauf s’ils sont dotés de nanomachines cyborg qui perçoivent l’ironie d’une situation grâce aux vibrations de l’air.
On peut accentuer la mise en abyme en montrant que Joss Whedon ne traite au fond que de son propre processus de création de fictions. C’est l’interprétation d’Alan Sepinwal. Buffy, c’est Whedon s’attaquant à la réalisation d’une fiction pour la première fois et commençant progressivement à faire confiance à ses acteurs, ses techniciens et ses fans, quitte à clore finalement la série et la laisser aux fans. Cette fois-ci, pour goûter à cet étage « méta » du récit, il suffit de savoir que Joss Whedon est un scénariste et un dialoguiste reconnu. Il est au fond plus facile de valoriser ce genre d’écriture autoréférentielle dans la mesure où cela ne présuppose pas de connaître précisément le genre auquel il est fait référence.
Mais nous n’atteignons pas avec Buffy un dernier étage « méta » où la séparation entre personnage et spectateur, fiction et réalité, serait complètement annulée. Le quatrième mur est d’abord une métaphore venue du théâtre – ce mur invisible et absent qui s’interpose entre la scène et la salle – où l’on peut aisément imaginer une interaction possible entre le public et les acteurs. Mais débouler sur le tournage d’une série sans être coupé au montage n’est pas si aisé pour un téléspectateur. Pour les fictions cinématographiques ou télévisées, le quatrième mur consiste à s’adresser au spectateur, ce qui revient à utiliser des informations que les personnages ne peuvent normalement pas connaître. Les personnages de Buffy ne franchissent certes pas le mur, mais ils ont conscience d’être au pied du mur : même s’ils ne rencontrent pas le public, ils savent qu’ils peuvent être pris pour des personnages.
Toute la question est dès lors de savoir ce qu’ils font à partir de ce trouble méta-narratif. Les héros de Buffy contre les vampires s’appellent eux-mêmes le « Scooby Gang » par analogie aux personnages de Scooby-Doo, le dessin animé, mais c’est là encore pour maintenir un écart comique avec le réel. Dans la première saison de Buffy, la jeune fille, en arrivant à Sunnydale sait plus ou moins qu’elle est l’objet d’une prophétie et d’un destin. Le dernier épisode de la saison 1 (Prophecy Girl) sert à montrer que la prophétie est aussi aléatoire et triviale qu’une élection de Miss France : Buffy meurt asphyxiée dans une flaque d’eau, comme prévu, mais revient à la vie après un massage cardiaque. Après cet épisode, Buffy n’est plus définie par une prophétie, elle s’écarte progressivement du mythe de la Tueuse, et les prophéties n’ont plus cours.
On peut y lire un avertissement : ce genre de mise en abyme (avec ou sans destruction du quatrième mur) écrase de toute façon le personnage en en faisant une marionnette ou une pure force résistant à son marionnettiste. Un personnage qui saurait à chaque moment qu’il est dans une série en train de faire ce qu’un auteur attend de lui serait simplement fou, et aussi plat que le Coyote écrasé par son propre rocher. À trop vouloir s’éloigner de tout déterminisme psychologique classique, un tel personnage risquerait de ne plus être intéressant du tout. Sa mémoire et ses émotions seraient désintégrées par le franchissement du mur.
Pourtant ce personnage existe, et il est très intéressant. Dès le premier épisode de Community, Abed Nadir nous est présenté d’une seule traite (grâce au prodigieux débit de paroles du comédien Danny Pudi) : il est un jeune geek, mi-polonais et mi-palestinien, ses parents ont divorcé après le 11 septembre 2001 à cause d’une mésentente culturelle, et il est atteint du syndrome d’Asperger. Abed est autiste léger, et ne peut comprendre la culture américaine que par l’intermédiaire de la pop culture. C’est ce tour scénaristique qui autorise Abed à rapprocher, suturer et scotcher obsessionnellement des éléments de culture populaire avec le réel. Pour lui, c’est une question de survie. Abed pratique la pop culture comme les personnages de Buffy et Joss Whedon. C’est la culture pop qui forme l’aire de rendez-vous, la plate-forme de communication entre le personnage et le spectateur, même si le premier ne s’adresse jamais directement au second.
Abed n’est pas le héros initialement prévu pour le show. De l’aveu de son créateur, Dan Harmon, Abed est devenu important presque malgré lui. Le pilote de la série devait suivre Jeff, un ancien avocat vaniteux et arrogant. Jeff doit repasser ses diplômes de droit parce qu’il a fait passer un diplôme de Colombie pour un diplôme de l’université de Columbia. Il est beau, il est blanc, c’est un homme. Qui plus est, on lui prête dès le début le pouvoir mystérieux de convaincre tout le monde (une énième métaphore du pouvoir de la fiction ?). Au milieu d’un terrain de foot sur le campus, il regarde le ciel bleu et explique : « J’ai découvert très tôt que si je parle assez longtemps, je peux faire que tout soit bon ou mauvais. Donc, soit je suis Dieu, soit la vérité est relative. Dans les deux cas, Boo-yah ! » À la fin du premier épisode, il se présente comme le leader du groupe et entame un long discours à la fin duquel il transforme perfomativement les étudiants de son groupe en une « communauté ». Mais – plus encore qu’une performance française à l’Eurovision, et contrairement à cette performance – tout rate et tout commence à devenir intéressant à partir de là. Son discours échoue à assurer sa domination, car c’est au contraire le groupe qui fait de Jeff son porte-parole forcé. Buffy et son pouvoir démocratiquement partagé sont passés par là… Le pouvoir de Jeff, ancienne figure du héros, n’était qu’un jeu de dupes. Au fond, le texte de Pascal qui ouvre les Trois Discours sur la condition des grands ferait une très bonne sitcom moderne. Un homme échoué sur une plage se trouve forcé par une tribu de devenir son roi, non en raison de qualité royale spécifique, mais simplement parce que la tribu vient de perdre le sien et de trouver une petite ressemblance avec le naufragé. Cet homme accepte de jouer le roi tout en sachant par « une pensée de derrière » qu’il ne l’est pas – Jack Shephard aurait dû emmener un livre de plus dans ses bagages avant d’échouer sur l’île de Lost.
La faculté de persuasion de Jeff étant neutralisée, il ne reste que le soft power d’Abed pour faire naître, expliquer et dénouer les situations. Abed ne peut pas s’empêcher de distribuer des analogies entre les situations et une référence pop existante. Il est une bouteille pop jetée dans l’océan des coïncidences absurdes de la vie. Et ça marche. Dès le pilote, la situation de la série est comparée à celle de Breakfast Club. Jeff passe tantôt pour Michael Douglas dans n’importe lequel de ses films (quand il est arrogant), tantôt pour Bill Murray dans n’importe lequel de ses films (quand il est altruiste). Les autres étant fatalement à court de leadership, les analogies d’Abed sont suivies et appliquées comme des recettes possibles de résolution d’intrigue. Lorsque Jeff reçoit un drunk call de Britta (c’est-à-dire un appel d’un ami bourré qui se met à faire soit des confidences intimes, soit des avances sexuelles), Abed redécrit la situation pour Jeff : « C’est comme dans Madame est servie, quand Tony voit son patron à poil. – Et il a arrangé ça ? – Je ne sais pas, je n’ai pas pu aller plus loin que les open credits. Mais Chandler voit Rachel nue et elle voit son pénis pour rééquilibrer. – Ok, Britta verra mon pénis. » Jeff doit donc la rappeler en étant bourré et convaincant. « C’est absurdement simpliste » (S01E16). La série se moque de proposer un véritable guide de bien-être à partir de références pop. On s’amuse bien plus à chercher et épuiser les analogies qu’à vérifier leur pouvoir. La résolution est incertaine, mais le groupe en sort toujours ressoudé.
Community offre également une gamme étendue de situations que l’on peut réellement qualifier de « méta » – c’est-à-dire qui utilisent des informations que seul le spectateur peut connaître. L’écriture de Community peut inclure des éléments réels concernant les acteurs (comme la religion de Donald Glover que son personnage de Troy Barnes a conservée, ou des remarques ad hoc sur le physique des acteurs) ; faire des références à des rôles tenus par les acteurs dans d’autres shows (quand Michael K. Williams interprète un personnage sorti de prison dans la saison 3 qui fait implicitement référence à son rôle dans The Wire) ; des allusions à des œuvres fictives (KickPuncher) ou à des œuvres réelles (Danny Pudi apparaît dans un épisode de Cougartown et Abed revient du plateau de Cougartown dans l’épisode suivant) ; des changements de médium ou de format explicites (S02E11 : tout l’épisode est en stop motion ; S04E01 : l’épisode mêle du vrai sitcom avec rires enregistrés et du dessin animé) ou changer des éléments à la demande des fans et y faire référence explicitement (S04E01).
Ces jeux « méta » ne servent pas qu’à étoffer les exemples d’un futur dictionnaire en ligne de la pop culture. La force de ces références est d’être souvent plus développées qu’un simple clin d’œil. Abed peut dévoiler la structure même de certains scripts. Des épisodes sont ainsi qualifiés de bottle episode quand ils sont en huis clos. Il y a bien sûr l’incontournable épisode policier (deux fois – façon Magnum et façon Law and Order), l’épisode en flash-back (mais qui n’est composé que de flash-backs inédits que le spectateur n’a pas vus !) et l’épisode qui risque de faire basculer dans un « jumping the sharknote ». Abed perçoit les fils narratifs invisibles qui tissent le réel, et sa compréhension des épisodes avoisine celle d’un narrateur omniscient, voire d’un Dieu bienveillant (Abed est supposé être moralement le plus sain et le plus innocent du groupe, voir S03E05). Lorsque le scénariste Chris McKenna explore l’idée d’un multivers de mondes possibles, seul Abed perçoit en même temps que le spectateur ce qui risque d’arriver si l’un des membres de la communauté s’absente. Comprenant que Jeff bride la sympathie de chacun, il évite l’émergence de la réalité qualifiée de darkest timeline, où chaque personnage porterait le bouc comme le double maléfique de Spock dans l’épisode de Star Trek, Mirror Mirror. Il est au fond l’envoyé angélique du créateur de la série parmi ses propres créatures.
La série est consciente du pouvoir d’analogie que contient la pop culture. Contrairement à Buffy, lorsque les personnages de Community parlent de ces références, ils en ont conscience, le disent et veulent aussi savoir si ça marche. De toute façon, n’ayant pas de vampires à combattre, ils n’ont que ça à faire. Ils sont alors confrontés à leurs propres excès de références pop, et développent nécessairement toute une critique du « méta ». D’après Jeff, le « méta » peut être hissé au rang de perversité narrative consistant à « prendre tout ce qui nous arrive et le lui coller dans son propre cul » (S02E21). L’expression est utilisée par les protagonistes eux-mêmes pour qualifier autre chose qu’une figure stylistique, un mode de vie. Abed est souvent rappelé à l’ordre. Le « méta » diégétique consiste à considérer sa vie comme un épisode de sitcom. Cela revient au fond à refaire l’histoire d’une Mme Bovary entourée de personnages qui lui reprocheraient de bovariser. Se suiciderait-elle encore si Abed avait pu lui apparaître et détailler les codes littéraires du réalisme et les projets flaubertiens à l’endroit de son personnage de bourgeoise frustrée ?
Abed devient rapidement le pivot de la communauté des personnages. Non seulement il croise un nombre élevé de références (comme Buffy), mais il vit selon ses références de pop culture (pas comme Buffy). Il réalise une sitcom à partir de la vie de ses propres camarades, et prévoit involontairement ce qui leur arrive (S01E09). Plus tard, il réalisera deux documentaires, hallucinera un épisode de Noël en stop motion, une sitcom et un dessin animé, plusieurs épisodes d’un faux docteur Who (inspecteur Spacetime), et démêlera plusieurs paradoxes dimensionnels que même Stephen Hawking n’ose imaginer dans ses rêves les plus humides.
Avant cela, Abed connaît une ascension et une chute fulgurantes. Dès le milieu de la première saison, il domine le campus et prend en main le trafic de nuggets de poulet en rejouant parfaitement Les Affranchis (S01E21). Puis c’est le faux pas, la chute. Il réalise un film « méta » inspiré de la Bible, habillé en Jean-Michel Jarre des années 1980 (S02E05). L’épisode dresse de multiples parallèles entre la révélation biblique et la disparition de la frontière entre fiction et réalité. Fiction « méta » et livre sacré opèrent une réconciliation : « Je vois autant que je suis vu… je suis l’audience, et la création… » N’importe qui a sa place au paradis autant que dans le film-sur-le-film-sur-le-film-sur-le-etc. Quand Shirley déboule sur le plateau, Abed explique : « C’est OK, continuez à tourner, il n’y a pas de prises, il n’y a pas de spectateur, le film est l’histoire, et l’histoire c’est nous, nous sommes le film. » Enfin, tout est toujours une histoire de résurrection : « Toutes les histoires sont religieuses pour moi. – Mais c’est un film sur Jésus. – Comme Matrix, comme Robocop, comme Superman returns… toutes les histoires parlent de mort et de résurrection. » Mais la réalité esthétique du film rattrape Abed : ce film est « la pire merde qu’il ait jamais vue ». Avoir la « chair de poule créatrice » ne garantit pas de devenir Charlie Kaufman. Le méta et ses structures compliquées ne peuvent pas remplacer la chair d’un bon récit, ses personnages et ses rebondissements. Par la suite, les références pop d’Abed ne serviront plus qu’à ça : non pas à remplacer le réel, mais au contraire l’explorer.
Comme remède à sa propre hubris, il finit par défendre, comme Joss Whedon, une interprétation extrêmement littérale de la pop culture. Dans l’épisode 20 de la saison 2, il est confronté à un spécialiste de Who’s the Boss ? (Madame est servie en français). Ce professeur a en effet écrit un essai intitulé pompeusement Who indeed ? A critical analysis of Who’s the boss ?. Dès que le cours commence, Abed lève le doigt et répond que le patron de Tony Micelli est, selon toute vraisemblance, Angela Bauer. Il se borne à répéter l’intrigue initiale de la série, dans laquelle un homme d’origine italienne et modeste devient l’homme de ménage d’une riche femme wasp. Il refuse donc toute sorte de métaphore ou analyse symbolique du film. Le professeur est d’abord condescendant, puis s’agace : « Je ne suis pas un fan, je ne suis pas une groupie, je suis un universitaire. Quand je demande “qui est le boss ?” c’est une question rhétorique. » Abed lui répond en marquant une nouvelle différence : « Mon esprit est ouvert, professeur, aussi ouvert que la porte de Mona, c’est dommage que le vôtre ne le soit pas. » La scission n’est pas entre le méta et le non-méta, entre l’analyse et la non-analyse, la véritable distinction est entre la culture du partage du savoir, qu’impliquent les références méta et que possède Abed, et les analyses exclusives de l’universitaire. La conclusion de l’épisode tourne en ridicule le professeur, qui préfère se consoler en relisant ses livres plutôt que de poursuivre l’échange.
Le personnage d’Abed, considéré par Dan Harmon comme son double accidentel, sert à montrer que le « méta » est un effet de sa culture du savoir partagé. La gnose pop qui s’immisce dans chaque récit ne dérive pas d’un goût pour la seule complication littéraire, pour le petit trésor de complexité que l’on façonne en secret. Elle est le résultat d’une passion des auteurs de Community pour la pop culture, et notamment pour les conversations qui poussent la pop culture au-delà d’elle-même. Et tant pis si ces conversations ont lieu dans une fiction plutôt que sur une revue en ligne. L’épisode de Noël, mash-up de Charlie et la Chocolaterie et de L’Étrange Noël de Monsieur Jack, fonctionne un peu comme une acrobatie en monster truck : l’imaginer dispense presque de le voir. On a seulement besoin de savoir qu’Abed, au comble de sa déconnexion avec la culture américaine (il est musulman et ne fête pas Noël), se demande soudain quel est le sens de Noël. La première réponse est donnée par le choix du format. Noël est l’occasion d’un épisode spécial de Noël. C’est le moment où chaque série fait un effort de réinterprétation et synchronise sa propre temporalité avec celle du mythe. Mais les personnages ignorent logiquement qu’ils sont dans un épisode spécial Noël. Sauf Abed, qui est le seul, là encore, à les voir comme ils apparaissent vraiment pour nous. De nouveau, toute la petite communauté préfère suivre la piste de cette référence « méta » et pop, et faire semblant de croire que ce que voit Abed (et le spectateur) est vrai. « Collons au format et chantons une petite chanson triste de Noël. »
Comme dans Charlie et la chocolaterie, les personnages sont envoyés dans un monde fantastique et dangereux, où ils disparaissent un à un s’ils font preuve de scepticisme ou de cynisme. Le groupe s’enfonce doucement vers la grotte des souvenirs tout en échappant aux efforts désespérés du psy bourré qui espère se faire passer pour un magicien de Noël. La dénégation d’Abed le conduit au centre de son rêve – ou de son inconscient : là, au milieu de la grotte, un DVD de la première saison de Lost. « Est-ce que c’est ça, le sens de Noël ? – Non, c’est une métaphore. Cela représente le manque de récompense. » Face au coffret, Abed choisit d’abord la solution la plus pessimiste. Le psy réapparaît et l’accule à son traumatisme : Abed invente cet épisode de Noël pour éviter d’avoir à penser à sa propre solitude et à la défection de sa mère pour les fêtes. Mais c’est un court triomphe pour la psychothérapie sauvage. Si le dévoilement de sa signification est brutal et univoque, le coffret de Lost déplie au contraire un sens second. Lost n’a pas pour but de frustrer le spectateur par des effets de récits imbriqués et ésotériques. Les amis d’Abed réapparaissent et lancent des boules de neige sur le psy et Abed comprend. Lost fait parler les gens entre eux et échanger ce qu’ils croient être le sens d’une œuvre et de la vie (car regarder Lost signifie qu’on croit qu’une partie de sa vie mérite d’être passée à regarder Lost). Ces récits servent à changer la nature même du rapport entre réalité et illusion par l’effet d’une solidarité des croyances. « J’ai compris le sens de Noël : c’est de croire qu’il en a un, quel qu’il soit. Avant, pour moi, c’était d’être avec ma mère. Maintenant c’est avec vous, les mecs. Merci, Lost. »
Group using a loop
Of another pop group
Completing the cycle
Until the teenage maniacs
Will bring it back
Blur, B.L.U.R.E.M.I
Don’t wanna hear about it
Every single one’s got a story to tell.
Everyone knows about it
From the Queen of England to the hounds of Hell.
White Stripes, Seven Nation Army
« – Llyod Richard : Quand est-ce qu’une actrice décide que les mots qu’elle prononce sont les siens ?
– Margo Channing : En général, quand elle doit les réécrire pour que le public ne quitte pas la salle.
– Llyod Richards : Il est temps que le piano comprenne qu’il n’a pas composé le concerto ! »
Joseph MANKIEWICZ, All About Eve
J’aurais adoré être le premier à cracker le code de la pop culture. Évidemment une telle formule, si elle existait, vaudrait des milliards de dollars. J’aurais été obligé de réchapper à de mystérieux hommes en noir (et à un nain en costume rouge qui fait des claquettes, sorti tout droit de Twin Peaks), de me cacher au fond d’une grotte, d’écouter Love et les Beach Boys jusqu’à la fin de ma vie sur un Ipod rechargé à l’énergie solaire et devenir aussi parano que Brian Wilson et Arthur Lee en personne. Et les jours d’ennui, j’aurais retrouvé le sourire en dansant tout seul la chorégraphie de Together Again, de Janet Jackson, accompagné de mes danseurs imaginaires que j’aurais maltraités à force d’intransigeance et de perfectionnisme…
En un sens, ce qui est rassurant – pour moi en tout cas –, c’est que cette formule n’existe pas.
En période d’hyper-individualisation des goûts et de la culture, il peut d’ailleurs sembler fou de parler de pop culture au singulier. Le pluriel aurait eu un avantage stratégique certain, celui de dire : « Hé, vous me parlez d’un truc que je ne connais pas. Eh bien, je vous l’avais bien dit. Il y a des pop cultures, au pluriel. Tout ça est multiple – et ça tombe bien parce que je n’ai pas eu le temps de tout lire, de tout entendre ou de tout regarder !… » Mais même si la pop culture prétend s’ajuster aux goûts de chacun, et même si je serai toujours le premier à reconnaître qu’elle est vaste et que je n’ai pas tout vu, il me semble qu’elle rejoue en permanence le rituel de la réappropriation. Ce qui se répète dans ce cas, c’est le rituel lui-même, non pas son résultat. Rien d’aussi simple qu’une formule.
Mais comment expliquer l’unité inhérente à ce processus de réappropriation pop ? J’ai beaucoup de mal à croire à l’origine folklorique ou carnavalesque de la pop culture, ou à une force pure de créativité qui traverserait le plus simple des hommes et le changerait d’un coup en Power Rangers du Volksgeist.
Ma première hypothèse est historique et sociale. L’attitude fondamentale de la pop culture est héritée de cette intégration nécessaire des musiciens noirs, des dessinateurs et scénaristes de comics juifs et de l’invention par les homosexuels d’une certaine posture camp. Ce genre de posture permettait se frayer un chemin parmi les normes d’une société hostile tout en ne perdant pas sa propre voie.
La deuxième hypothèse est historique et pragmatique. Elle consiste à suivre les recettes qui se sont transmises dans l’industrie d’Hollywood, toujours encline à plus de rationalisation, compte tenu des investissements colossaux qu’elle engage – quitte à parier sur les travaux érudits d’un mythologue nietzschéen et jungien.
J’ai essayé de montrer comment la première hypothèse pouvait recouper la seconde, notamment si l’on considère ces blockbusters comme des grandes machines à rêver les identités. Chaque héros qui part vers l’inconnu pour découvrir qui il est, revient finalement en s’intégrant à une nouvelle communauté. Récit très utile pour une société dont les fondations sont racistes, coloniales et esclavagistes, et qui doit désormais penser l’intégration de ceux qu’elle a marginalisés.
Pour parler encore un peu des comics, il est frappant de voir comment les X-Men n’ont jamais eu à affronter qu’un seul et même problème depuis des dizaines d’années. Ils sont différents, parfois monstrueux et ils le savent. Dans le premier épisode des Uncanny X-Men, en 1975, le professeur Xavier réunit une nouvelle équipe d’apprentis-héros. Il part en Allemagne où il trouve un mutant à la fourrure bleue et au visage démoniaque – en un mot, un mutant qui est abonné à vie au même look cool de bad boy sans avoir aucun effort à faire pour l’entretenir. Seul problème : ce jeune mutant, Kurt Wagner, est sur le point de se faire lyncher par toute la population d’un charmant village allemand. Nightcrawler (Diablo) pleure comme un bébé dès que Xavier l’approche. Le professeur lui propose, comme à son habitude, de devenir bien plus puissant qu’il ne l’est : « Je peux t’aider à découvrir tes pouvoirs », explique-t-il. Et tout ce que trouve à répondre Nightcrawler, c’est : « Et m’aider à être normal ?… » Xavier est télépathe et assez malin pour trancher la poire en deux. Il lui propose de lui enseigner à être lui-même. C’est le rêve même de la pop culture qui est résumé par cet échange entre deux mutants sur fond de piques, de torches et de fourches pointues. Il s’agit de trouver, pour ces figures minoritaires (plus ou moins monstrueuses), comment s’intégrer bon gré mal gré à une société hostile (il n’y aura jamais de société sans différences, juste des sociétés qui les intègrent mieux). Xavier défend explicitement ces valeurs : les mutants peuvent vivre avec les humains tout en restant des mutants, et pas seulement des superhumains névrosés dont la moindre saute d’humeur dévasterait New York…
Le paradoxe génial est que leurs ennemis ne sont pas seulement des superracistes qui les haïssent (dont certains comme les U-Men se greffent directement des organes mutants pour leur mettre la pâtée – car, apparemment, même les supervilains ont compris le concept de réappropriation). Le supervilain par excellence est Magnéto, séparatiste et suprématiste mutant qui clame sa différence – sa « place dans la chaîne alimentaire », comme il le répète – pour refuser de s’intégrer. Les récits pop ont pour fonction sociale évidente de prôner la réintégration, tout en mettant en scène la difficulté, voire le piège que peut constituer cette intégration (l’ultime exemple étant le cas de Wolverine, archétype d’une incorporation des normes militaro-masculines par la violence).
Le recoupement de ces philosophies (et par philosophie j’entends vraiment philosophie comme ce grand ensemble d’idées vagues qu’on se donne parfois pour avoir l’impression de penser) est d’autant moins un hasard si l’on considère que tous ces artistes et ces publics conçoivent la pop culture comme un phénomène global, où chaque médium en nourrit et en hybride un autre. Autrement dit – et c’est la base de ma dernière hypothèse, plus matérialiste –, notre univers culturel est saturé de récits.
Par là, je ne veux pas seulement dire que l’on garde une trace durable de récits qui, autrefois, se seraient perdus, ou que la production d’histoires a atteint un niveau inédit pour l’humanité. Je veux aussi dire que le récit est une modalité générale de notre subjectivité – un moyen par lequel on se présente à tous ces gens qui nous contactent sur les réseaux sociaux ou les applications de rencontres géolocalisées, et qui nous donnent l’occasion de répéter sans cesse cette présentation. Plus que jamais, nous avons dû apprendre à dire qui nous sommes, en remplissant des profils, en trouvant des stratégies pour protéger notre intimité et percer celle de l’autre… Ou en racontant à nos enfants comment on a rencontré leur mère (comme dans How I Met Your Mother). Dans un tel univers, le problème n’est pas la fin des grands récits et le pullulement des petites histoires. Le véritable souci est celui de la cohérence, c’est-à-dire, comme dans le cas de l’univers des comics, de faire coexister des histoires et de leur donner un sens. Les enfants de Ted, le narrateur non fiable de How I Met Your Mother, multiplient les intrigues et les sous-intrigues, jusqu’à ce que les enfants (et le spectateur) percent à jour la raison même de ces récits qui ont duré neuf saisons. Ted parlait de sa jeunesse à New York pour se rendre compte qu’il a toujours été amoureux de Robin. La concurrence des récits appelle assez vite un grand récit.
L’univers des jouets Lego est un univers saturé, puisque par définition tout le monde y projette ses propres récits. Le film écrit et réalisé en 2013 par Phil Lord et Chris Miller, part de cette prémisse qu’il existe une multitude de mondes et d’époques de Lego, et qu’aucun ne peut prévaloir sur un autre. Le grand récit pop prend naissance au sein de cette confusion. Tout le monde est capable d’y accéder en deux répliques de The Lego Movie. Une petite tête en plastique nous la livre à la fin du film. Elle s’adresse à un autre personnage, et par rebond, à nous, à la Terre entière : « Vous êtes la plus talentueuse, la plus intéressante, et la plus extraordinaire personne de l’univers, et vous êtes capable de choses incroyables. Parce que vous êtes le “Spécial”. Tout comme moi. Comme tout le monde. »
La fausse simplicité de cet idéal d’authenticiténote ne doit pas nous tromper. On fait des films parce que ces formules abstraites ne suffisent pas. Être pop ne se limite pas à postuler que nous sommes tous uniques comme des flocons de neige. La culture pop est une culture de la transformation de soi. Et, à ce titre, le héros jaune et banal de The Lego Movie suit parfaitement les quatre grandes étapes de cette transformation. L’avantage de ce film étant d’une part qu’il est populaire et d’autre part qu’il ne repose sur aucun univers ou héros préexistant. Il est comme le module en polymère thermoplastique des jouets dont il raconte l’histoire : standard et paradigmatique.
Le personnage central est d’abord normal. Si normal qu’il en devient marginal, si intégré que ses amis ne se rappellent plus de son nom et si médiocre qu’il est le seul de tout l’univers Lego à ne pas savoir construire un truc à l’endroit. Sa seule idée brillante est celle d’un double canapé mezzanine parfaitement inutile pour recevoir ses amis chez soi. Comparé au personnage de Batman-Lego, qui garantit une reconfiguration de n’importe quel bat-truc en un autre bat-truc, Emmet passe pour le seul personnage auquel on n’aimerait pas s’identifier. Le film est assez malin pour recycler un cliché et en faire son point de départ. Emmet croit lui aussi qu’il est un magnifique flocon de neige unique. Mais son unicité est tout à fait inutile, improductive et non spectaculaire. Comme autrefois dans le premier épisode d’American Pie, la médiocrité du héros peut devenir géniale à la condition essentielle d’y croire.
Deuxième étape : La transformation d’Emmet tient à une prophétie, à un rêve, dans lequel soudain on devine sa véritable force. John Oliver commence un de ses stand-up par ces mots : « Pour l’Amérique il faut l’admettre, les chiffres ne sont pas bons. Plus de 9 % de chômage, 14,3 milliards de dollars de dettes… Mais, vous savez quoi, ce ne sont que des faits. Et l’Amérique au mieux n’a jamais été une histoire de faits, elle est une histoire de croyance. Elle consiste à regarder les faits et de dire non. Non, non. Je ne crois pas. Essayons quelque chose d’autre. » Essayons donc la prophétie.
Le monde Lego est un monde de frontières, de normes. Or Emmet va pouvoir faire tomber ces barrières et reconfigurer ce monde, non parce qu’il aurait beaucoup d’imagination, mais au contraire parce qu’il est extrêmement indéterminé, vide. Son mentor hippie, Vitruvius, donne la clé du véritable héroïsme. Il faut abandonner son ego et, heureusement pour Emmet, il n’en a aucun : « Ton esprit est si prodigieusement désert qu’il n’y a rien à vider, mais avec de l’entraînement tu pourrais devenir un maître constructeur… tout ce que tu as à faire, c’est croire. Ensuite, tout sera clair. »
Troisième étape. Une fois qu’il y croit, Emmet devient de plus en plus conscient, dès le milieu du film, qu’il ne tire pas son pouvoir de qualités personnelles (contrairement à Batman-Lego). Il n’est sauf que parce que les autres se sont joints à lui pour le protéger. Sa nullité est paradoxalement sa meilleure arme. Son pouvoir tient à sa faculté d’être parfaitement anonyme, sacrifiable et représentatif. Or, dans l’univers Lego, tout le monde est attaché à sa place, à son ego, à son identité. Emmet, par contraste, est le seul à pouvoir se déplacer d’un univers à un autre tellement il est banal et neutre. Il devient soudain unique.
Son unicité semblait être la cause première de cette première prophétie (la prophétie prédisait l’arrivée d’un personnage capable de tout régler). Au contraire, on se rend compte avec Emmet que c’est parce qu’on croit en lui qu’il est unique. La prophétie est donc une prophétie autoréalisatrice. La croyance des autres dans le héros fait de lui le héros de l’histoire. L’unicité du personnage est une qualité transitive : celui en qui on croit devient le héros, mais le héros en retour peut croire en vous, et vous devenez le héros. Superpratique pour se faire des amis.
Ultime étape. Fort de cette leçon, Emmet n’a plus à combattre le maléfique Président Business. Il lui suffit d’énoncer cette recette pop pour le convaincre au lieu de le combattre (de toute façon, il n’a pas le talent nécessaire pour lancer les batarangs). Pour se réapproprier son ennemi, Emmet peut même aller jusqu’à dire que tout est faux. Parce que tout est inventé, l’antagonisme lui-même entre le héros et sa Némésis n’a plus cours. Ce qui compte, c’est seulement d’être ensemble. « Vous n’êtes pas obligé d’être le méchant, vous êtes la plus talentueuse, la plus intéressante et la plus extraordinaire personne de l’univers, et vous êtes capable de choses incroyables. La prophétie est peut-être inventée. Mais c’est la vérité. Ça nous concerne tous. Ça vous concerne. Et vous… pouvez encore tout changer. »
The Lego Movie est une épure de recette pop. Aucun héros connu, aucune morale claire. La pop culture est une opération en quatre étapes : 1) être différent, 2) se déprendre de soi-même par une projection dans une dimension onirique (de préférence grâce à une prophétie mystérieuse), 3) comprendre que cette nouvelle identité tient à une croyance communicable à d’autres (réaliser cette prophétie en y croyant), et 4) ultimement se réapproprier la force à laquelle on s’opposait.
Cette philosophie réappropriationniste peut faire échec à l’idée d’une hégémonie déterminant la vie de chacun. Les films que j’ai ici pris comme exemples traitent le plus souvent la question du pouvoir sur le mode d’une résistance. La tendance des nouvelles dystopies pour adolescents depuis Star Wars est d’accentuer cette représentation du monde en postulant un monde fasciste contre lequel le héros adolescent va devoir résister. Au commencement, il y a une force surplombante, un empire, une matrice ou un ordre des sorciers. Puis les héros apparaissent. Ce sont ceux qui sont le plus déterminés par cette hégémonie, jusqu’à en être comme infectés – Luke y gagne une main mécanique, Anakin passe du côté obscur, Néo est piraté par l’agent Smith, et Harry Potter est marqué par la cicatrice que Voldemort lui colle sur le front… Mais les plus opprimés, dans cet univers réappropriationniste, sont aussi ceux qui arrivent à produire en retour la résistance la plus forte et la plus créative.
Je prononce ces mots à dessein, puisque ma propre jeunesse politique a été bercée par ces mots d’ordre de résistance et de créativité. « Résister, c’est créer », était le slogan deleuzien du t-shirt mental que moi et d’autres portions tous les jours pour réinterpréter les discours médiatiques et vivre dans un monde pensé comme hégémonique. Savoir que le pouvoir était partout, cela signifiait qu’il fallait retourner le pouvoir partout. Mais si détourner les normes, subvertir les règles ou retourner l’insulte sont depuis longtemps devenus des mots d’ordre, ils ne protègent pas contre un certain malaise. Voici le moment un peu Jackass du livre, où on se met des baffes à soi-même, et on se tire des élastiques dans les parties pour voir à quel point ça fait mal.
En glissant dans ce monde réappropriationniste, on dévoile aussi une précarité inhérente à la notion de propriété dans cet univers. En conclusion de Critically Queer, Judith Butler – qui nous parle pourtant, elle aussi, d’appropriation, de retournement, de réappropriation – explique qu’en réalité rien n’appartient jamais à personne. Grande est l’envie de se préparer des petits cupackes anarchistes et les distribuer dans la rue en célébrant la fin prochaine de toute propriété. Mais ce que veut dire Judith Butler n’est pas une bonne nouvelle. « C’est l’une des conséquences ambivalentes du décentrement du sujet, explique-t-elle, que de voir sa propre écriture devenir le site d’une expropriation nécessaire et inévitable. Mais cet abandon de notre droit de propriété sur ce que nous écrivons a une série de corollaires politiques importants, car l’adoption, la reformulation, la déformation de nos propres mots ouvrent à un difficile domaine de communauté future, dans lequel l’espoir de jamais se reconnaître entièrement dans les termes par lesquels nous signifions est sûr d’être déçunote. » Autrement dit, tous ceux qui voudraient un jour écrire une lettre d’anniversaire en remerciant la reine de la queer theory pour leur avoir appris à quel point leur identité était importante (une idée que Lady Gaga pourrait avoir) devraient au contraire s’acheter un pull à col roulé noir, et commencer à travailler leur resting bitch face, autrement dit apprendre à signifier clairement le mépris et l’indifférence par un simple regard fatigué. Car notre identité elle-même ne nous appartient pas.
On a beau vivre initialement dans un monde social borné de normes et de frontières, nous apprenons à notre première réappropriation, que nous ne pourrons en réalité jamais rien posséder en propre. Parler de réappropriation à ce titre est donc peut-être abusif, puisque le simple fait d’en parler nous fait glisser dans un monde où il n’y a plus de propriété. Nous sommes tous des Bette Davis en puissance. Dans All about Eve, elle incarne une actrice talentueuse et installée qui se fait voler la vedette par une jeune opportuniste. Ève, qui est devenue son assistante, a eu tout le temps de l’étudier pour se lancer à son tour dans une carrière brillante. Margo, le personnage de Bette Davis, se met à hurler quand elle découvre la supercherie : « Il se trouve qu’il y a certains éléments dans ma vie dont j’aimerais avoir le droit et le privilège exclusifs. » Pourtant, elle sait que ce n’est déjà plus le cas. Elle va devoir l’accepter, et même y trouver un certain apaisement. Et elle pourra toujours se rassurer en découvrant que la prochaine assistante d’Ève va elle aussi probablement lui voler ses propres tours.
Une publicité de Samsung pour un énième téléphone cellulaire présente une scène édifiante. Un jeune chorégraphe (blanc), qui possède sa propre compagnie et sa propre salle de répétition est plongé dans les affres de la création à l’occasion d’un nouveau ballet. Il connaît, comme nous tous, le doute et l’angoisse. Mais lui, son rôle est joué par un superbe acteur avec un grand regard expressif et un effet de lumière dans les cheveux. Il cherche de nouvelles idées. Dans les couloirs du métro, il voit un jeune danseur (noir) de jookin qui bouge au ralenti et comme en apesanteur en faisant des pointes sur ses sneakers. Le chorégraphe sort son portable et fait une vidéo. Il capte les mouvements du jeune homme et les propose aussitôt aux danseuses. Le résultat, évidemment est grandiose, à la mesure de l’efficacité du portable lui-même, qui est désormais présenté comme outil de réappropriation de nos propres expériences esthétiques – et incidemment du travail des autres.
On pourra dire que le jookin est lui-même une réappropriation des mouvements de la danse classique, ou de l’effet slow motion des films d’action – et qu’il est presque logique qu’il soit réintégré à un ballet. Mais comment ne pas voir que cette absence théorique de propriété bénéficie surtout à ceux qui ont déjà les moyens d’exploiter ces gestes de création et de résistance, à ceux qui possèdent les moyens de production ? La publicité est elle-même inspirée de ce qui est arrivé à un jeune danseur de jookin, Lil Buck, dont la renommée est devenue mondiale après qu’il a dansé sur une partita de Bach jouée par le violoncelliste Yo-Yo Ma. Et il faut avouer que pour l’instant tout se passe bien pour Lil Buck. L’alliance théorique du high et du low, du savant et du populaire, peut laisser planer un certain relativisme esthétique dont tout le monde bénéficie. Mais, économiquement, les retombées ne sont pas aussi bien partagées. La conclusion de Judith Butler sur la nécessaire expropriation de chaque écriture n’est donc pas uniquement triste, elle est désespérante. Adoptée comme telle, la fin du sujet, la fin de toute écriture personnelle – même réappropriée et créative – pourrait se révéler être le plus grand moteur du capitalisme, si empressé d’utiliser les contenus que nous laissons gratuitement à la disposition de tous ou ces données personnelles qui se monnayent à prix d’or.
Une autre limite apparaît lorsqu’on confronte cette production d’identités aux moyens traditionnels de la politique identitaire.
Accepter sa différence, assumer le stigmate pour le retourner en fierté n’est pas la chose la plus facile à faire. Jean Genet a pu avouer fièrement être le possesseur d’un tube de vaseline au beau milieu d’une prison pleine de malfrats et de matons prêts à le moquer, le tabasser ou le violer. Mais il ne s’en sort vraiment que parce qu’il a la possibilité de raconter cet épisode de la façon la plus flamboyante qui soit, pour le transfigurer : « Il s’agissait d’un tube de vaseline dont l’une des extrémités était plusieurs fois retournée. C’est dire qu’il avait servi. Au milieu des objets élégants retirés de la poche des hommes pris dans cette rafle, il était le signe de l’abjection même, de celle qui se dissimule avec le plus grand soin, mais le signe encore d’une grâce secrète qui allait bientôt me sauver du mépris. […] Il avait servi à tant de joies secrètes, dans des lieux dignes de sa discrète banalité, qu’il était devenu la condition de mon bonheur, comme mon mouchoir taché en était la preuve. Sur cette table c’était le pavillon qui disait aux légions invisibles mon triomphe sur les policiers. J’étais en cellule. Je savais que toute la nuit mon tube de vaseline serait exposé au mépris – l’inverse d’une Adoration Perpétuelle – d’un groupe de policiers beaux, forts et solides. Si forts que le plus faible en serrant à peine l’un contre l’autre les doigts pourrait en faire surgir, avec d’abord un léger pet, bref et sale, un lacet de gomme qui continuerait à sortir dans un silence ridicule. Cependant j’étais sûr que ce chétif objet si humble leur tiendrait tête, par sa seule présence il saurait mettre dans tous ses états toute la police du monde, il attirerait sur soi les mépris, les haines, les rages blanches et muettes, un peu narquois peut-être – comme un héros de tragédie amusé d’attiser la colère des dieux – comme lui indestructible, fidèle à mon bonheur et fier. Je voudrais retrouver les mots les plus neufs de la langue française afin de le chanter. Mais j’eusse voulu aussi me battre pour lui, organiser des massacres et pavoiser de rouge une campagne au crépusculenote. »
La même histoire racontée au bar PMU du coin dans un style un peu moins châtié n’aurait pas la même saveur. Que fait alors Jean Genet ? Il produit un nouveau style, un nouveau genre d’identité possible. Telle est la conclusion de Dick Hebdigenote qui s’appuie sur l’exemple de Genet pour l’élargir à la culture punk. La pop culture met donc en circulation de nouveau genre d’identités, mais révèle en même temps la difficulté à étendre ces identités au-delà de leurs créateurs.
RuPaul a affûté ses aphorismes drag depuis longtemps et avec succès. Il explique de façon récurrente que tout est drag, que tout n’est que travestissement. Puisque selon lui tout peut être joué, maquillé, déguisé, et surmonté d’une perruque blonde extravagante, alors un certain nombre de consignes politiquement correctes lui semblent logiquement inutiles. De son point de vue, la lutte contre un certain nombre d’insultes est considérée comme nulle et non avenue.
Récemment, par exemple, des militantes trans ont reproché à RuPaul d’utiliser un certain nombre d’insultes : « she-male » (intraduisible) ou « tranny » (travelo). Soit pour faire des jeux de mots (« you’ve got a she-mail »), soit pour les moquer gentiment. L’exigence de tenue morale du langage est poussée au point où non seulement il faut que ceux qui sont extérieurs à la communauté soient privés de ces mots, mais que ces mots eux-mêmes disparaissent du langage. RuPaul s’est défendu en disant que l’usage de ces mots – comme par ailleurs, les mots « bitch », « slut », « cunt » etc. – se fait majoritairement sur le mode de la réappropriation affectueuse, et il a ajouté que, de toute façon, il ne faut jamais prendre ces insultes au pied de la lettre – affectueuses ou non. Il reste cohérent avec sa philosophie initiale : tout n’est que travestissement. Rien ne compte vraiment. Il faut avoir la peau dure, et encaisser en apprenant simplement à s’en moquer. Une artiste transexuelle, Our Lady J, l’a également soutenu en reprenant les bases de sa philosophie dragnote. Nous n’avons qu’une illusion de contrôle sur les mots que les autres utilisent pour nous définir. Si ces mots doivent être acceptés tels quels, la responsabilité de définir qui est victime ou non revient à celui qui les reçoit. Nous devrions donc tous réaliser que « nous ne sommes des victimes que si nous les autorisons à nous traiter comme tels ». Or il semble assez nettement illégitime de considérer que le responsable du racisme est celui qui dit en être victime. Le processus de victimisation est toujours problématique, à la fois nécessaire et limitatif. Il permet de gagner l’opportunité de lutter contre cette position d’infériorité, tout en reconnaissant une position d’infériorité. RuPaul ou Our Lady J essaient de se positionner comme des personnalités fortes, inspirantes qui veulent se situer au-delà des insultes reçues, au-delà de cette position d’infériorité. Néanmoins, le rappel au politiquement correct qui leur est adressé sert aussi à se souvenir de la situation commune et des insultes qui sont partagées par d’autres drags ou transsexuelles. Il est aussi crucial de reconnaître cette vulnérabilité que de promettre une possibilité de s’en extraire. Le politiquement correct et RuPaul sont les deux moments d’un même combat.
L’exigence placée dans ces modes de réappropriation en fait une stratégie de résistance très difficile à réaliser, quasi aristocratique. Lorsque Madonna est admirée pour se réapproprier à la fois la sémantique de la prostitution et celle de la maternité, les fans savent que cela exige une certaine force – et d’être capable comme elle le fait de réinterpréter la perte de sa virginité comme un formidable « accélérateur de carrière ». Les drags ou les trans des concours de la ball culture placent exactement le mythe ici : dans cette force initiale qu’il y a à accepter d’être le centre de l’attention de tous et de soutenir le regard social, dans la fierceness. Le business du stigmate en quoi se transforme parfois la pop culture trouve sans doute ici sa justification anthropologique : des êtres extraordinaires se sacrifient en ce sens pour les autres. Si ces personnes sont extraordinaires, c’est essentiellement parce qu’elles arrivent à tolérer des insultes ou des traumatismes que peu supporteraient. Une société de plus en plus normée finit donc fatalement par devenir une véritable machine à créer des stars.
Mais, pour se hisser en haut de la pyramide et accéder à la meilleure place sous les spotlights, il doit aussi exister dans l’ombre cette « légion d’invisibles » dont parle Genet, une assemblée de losers, de réprouvés, de freaks qui ne demandent qu’à être vengés, qu’à avoir leur héros. Si là réside le véritable pouvoir, dans cette commune conscience d’une cruauté partagée, il est aussi ce qui se voit le moins.
Merci à Ugo Batini, mon frère d’armes éristique, le premier avec qui j’ai fourbi mes exemples et mes arguments, qui ne démérite jamais lors des moments les plus cruciaux d’une partie en multijoueurs, et qui a accepté de s’embarquer il y a déjà plusieurs années dans Freakosophy avec moi.
Merci à Didier Lestrade, pour la constance de ses compliments et de ses encouragements et pour m’avoir montré comment l’écriture subjective est aussi bien un plaisir qu’une nécessité. Ce livre est aussi le prolongement des articles publiés sur la revue en ligne minorités.org, que Didier a créée et nourrie, et à qui, comme d’autres, je dois beaucoup.
Merci à Grégoire Chamayou pour la précision et la pertinence de ses remarques, les cafés offerts et pour m’avoir donné l’occasion d’écrire dans cette collection auprès d’auteurs que j’admire.
Et aussi à Gaétan, mon minutieux relecteur québécois qui a su corriger mon anglais et mon français et m’aider à perfectionner mon franglais,
à Antoine, mon doppelgänger camp qui a partagé sa connaissance du monde des drags et des blagues graveleuses,
à Themba qui n’a jamais désespéré de m’apprendre à être moins provincial et m’a parlé le premier de Paris is Burning,
à Pierre pour m’avoir conduit à mon premier vrai ball, présenté Kele Okereke, et fourni tant de précisions sur le voguing et la culture du ballroom,
à Carole pour avoir accepté de s’intoxiquer de blockbusters avec moi,
à Tanguy, qui a toujours tout écouté ou vu avant moi, y compris les premières saisons de RuPaul Drag Race,
à Brian, dont la boussole esthétique indique si constamment la direction de toutes les contrées où ne souffle pas le vent du bon goût, et qui a joué le rôle d’initiateur aux théories gnostiques de Pacôme Thiellement,
à Lionel, qui m’a donné l’occasion de découvrir les limites de mes talents de songwriter en les comparant aux siens, et m’a abreuvé de livres et fascicules sur la pop music (dont certains que je ne lui ai pas rendus),
à Arnaud, au nom de notre intérêt commun pour Community, et pour ses résumés passionnés d’épisodes de Naruto qui m’ont permis d’éviter de nombreux arcs inutiles et d’économiser tant de temps,
à Brontez Purnell, dont la musique a tourné en boucle sans me lasser jusqu’aux derniers moments du bouclage,
à Kele Okereke, qui a accepté d’arrêter son mix trente secondes pour prendre une photo avec moi (mais trop floue pour être mise sur Facebook),
à mes amis profs de philo qui doutent de tout mais n’oublient jamais de prendre des cafés.
Merci enfin à ma mère et à mon père, qui ont tant fait pour moi en me frustrant de télévision quand j’étais jeune et m’ont transmis, la première, son goût de la recherche et, le second, son énorme collection de comics.